ATTI DELLA SOCIETÀ LIGURE DI STORIA PATRIA Nuova Serie - Vol. XVIII (XCII) - Fase. I MICHEL BALARD Maître de conférences à l’Université de Reims LA ROMAN GENOISE (XIIe - DÉBUT DU XVe SIÈCLE) I GENOVA - MCMLXXVIII NELLA SEDE DELLA SOCIETÀ LIGURE DI STORIA PATRIA VIA ALBARO, 11 LA ROMANIE GÉNOISE (XII' - début du XV' siècle) I BIBLIOTHÈQUE DES ÉCOLES FRANÇAISES D’ATHÈNES ET DE ROME Fascicule deux cent trente - cinquième MICHEL BALARD Maître de conférences à l’Université de Reims LA ROMAN GÉNOISE (XIIe - DÉBUT DU XVe SIECLE) I ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME PALAIS FARNESE, ROME 1978 IE ATTI DELLA SOCIETÀ LIGURE DI STORIA PATRIA Nuova Serie - Vol. XVIII (XCII) - Fase. I MICHEL BALARD Maître de conférences à l’Université de Reims LA ROMANIE GÉNOISE (XIIe - DÉBUT DU XVe SIÈCLE) I GENOVA — MCMLXXVIII NELLA SEDE DELLA SOCIETÀ LIGURE DI STORIA PATRIA VIA ALBARO, 11 TIPOLITOGRAFIA FERRARIS - VIA OBERDAN - ALESSANDRIA INTRODUCTION Comme Venise, née sur la boue des lagunes, doit son essor au commerce maritime, Gênes, enserrée dans un écrin de collines entre les pentes de l’Apennin et le rivage tyrrhénien, a contracté avec la mer un mariage de raison. Les pêcheurs et les notables qui administraient les biens de 1’évêché sont devenus, dès le XIe siècle, une communauté d’aventuriers et de marchands, quittant un sol ingrat pour créer une chaîne de comptoirs le long des grands axes commerciaux méditerranéens. Les hauts faits de ces marins, négociants, banquiers et explorateurs du monde, ont fasciné bien des historiens. Au moment où dans l’Italie nouvellement unifiée se créaient des sociétés savantes, dont les membres s’employaient à reconstruire un passé prestigieux pour affermir une nation encore jeune, les travaux d’histoire locale ne manquèrent pas à Gênes: Belgrano, De-simoni, Manfroni, Bertolotto et Vigna, pour ne citer que les plus illustres, réalisèrent alors une oeuvre remarquable d’édition de sources et de synthèse. Mais ces synthèses portent la marque du temps. Vivant dans le contexte de l’expansion coloniale européenne, leurs auteurs ont surtout prêté attention aux succès diplomatiques et militaires, aux causes politiques de l’essor puis du déclin des colonies médiévales de Gênes, dans lesquelles ils voyaient volontiers, par analogie, les premières victoires des bourgeois conquérants. A l’avènement du fascisme, cette tendance s’exacerbe: l’expansion coloniale au Moyen Age devient un fait national, digne d’être célébré comme une manifestation du « génie italien à l’étranger », pour reprendre le titre d’une collection célèbre, publiee sous les auspices du Duce. A la même époque, cependant, d’autres historiens de Gênes prenaient leurs distances avec ce patriotisme local et, délaissant 1 événement qui n’est qu’une ride comme le disait Valéry — s’intéressaient aux techniques commerciales, aux échanges entre l’Orient et l’Occident, à quelques grands hommes d’affaires qui, par leur énergie, leur esprit d’entreprise et d’innovation, furent à l’origine de la première phase bancaire et commerciale du capitalisme. Bratianu, l’école américaine, Sayous, R. S. Lopez ont fait oeuvre de pionniers, en commençant à dépouiller la masse étonnante des archives notariales génoises, qui leur ont fourni les principaux éléments de leurs synthèses. 6 INTRODUCTION L’étude des siècles d’or — XIIe et XIIIe siècles — a bénéficié surtout de leurs recherches, tandis qua une date plus récente J. Heers a réhabilité le XVe siècle génois, ses techniques financières complexes et son réseau d’affaires étendu à toute l’Europe. Notre propos rejoint, pour une grande part, celui de ces défricheurs de l’histoire économique génoise. Car il faut bien constater que la « marchandise » est la préoccupation primordiale d’une ville « jetée à la mer » qui est avant tout une porte, un passage, à l’image du dieu Janus, auquel la rattache une étymologie contestée. Etablis sur un terroir étriqué, mais contrôlant les accès de la plaine padane et ayant devant eux les vastes horizons de la mer, les Génois sont devenus marchands par nécessité, et colonisateurs par accident. Marchands, ils le sont avec une habileté, une persévérance, un sens des affaires tels qu’en l’espace de quelques décennies, ils participent à tous les échanges méditerranéens, d’importance internationale, régionale, ou même locale. Ils créent escales et comptoirs, havres pour leurs bateaux, entrepôts pour leurs marchandises, bases de départ pour leurs entreprises lointaines. Lorsque les circonstances leur imposent de se rendre maîtres d’un territoire de quelque ampleur — l’île de Chio, les abords montagneux du littoral criméen — l’embarras l’emporte chez eux sur l’orgueil de la conquête. Ils tiennent en effet pour stérile et coûteux l’entretien d’une garnison asseyant une domination territoriale; ils ne s’intéressent guère à la mise en valeur agricole et ne font pas de grands efforts pour faire partager leur foi aux Orientaux. Ils croient résoudre les problèmes de coexistence entre les diverses ethnies, en faisant participer les indigènes, de manière plus ou moins directe, à l’activité économique. Dans le vaste réseau de leurs trafics, la Romanie occupe une place singulière. Entendons par là ce que les Génois, et avant eux les Vénitiens, désignaient: moins une réalité politique que le vaste ensemble des régions qui, à un moment ou à un autre de leur histoire, firent partie de l’empire byzantin, lorsque les Italiens établirent des relations d’affaires avec l’Orient grec; la péninsule balkanique, presque entièrement dominée par Basile II et ses successeurs, le monde égéen, l’Asie mineure avant la conquête des Seldjoukides, l’espace pontique enfin. La rétraction de l’empire ne provoque pas immédiatement un changement de vocabulaire: les Génois continuent à parler de Romanie pour désigner des régions qui échappent au pouvoir du basi leus. Progressivement toutefois, dans les sources, des noms nouveaux apparaissent, qui distinguent des réalités régionales: Mare Maius (la mer Noire), Gazaria (la Crimée génoise), Zagora (la Bulgarie), sont employés à la fin du XIIIe siècle tandis que vers 1340-1350, la Turchia devient plus familière aux Génois. Signe de la désagrégation de l’empire: le mot Romanie s’efface alors au INTRODUCTION 7 profit des noms portés par chacun des territoires grecs dans lesquels les Génois se sont implantés: Péra, Chio et Mytilène par exemple. On s’étonnera peut-être que Chypre apparaisse rarement dans le cours de cet ouvrage, alors que cette île est restée byzantine jusqu’à la fin du XIIe siècle et que, sous les Lusignan, les Génois y détenaient plusieurs comptoirs. Les suivre jusqu’à Famagouste et Nicosie nous aurait entraîné sur des voies qui n’ont que peu de rapports avec les réalités économiques de la Romanie proprement dite. Chypre est un relais sur la route du Proche-Orient, voit passer les flottes génoises qui se rendent à Acre, à Beyrouth ou bien encore à l’Aïas. Chypre est liée à des circuits commerciaux qui intéressent l’Egypte, la Syrie, la Palestine, la Petite Arménie, très rarement les pays byzantins eux-mêmes. Au contraire, les mondes égéen et balkanique, Constantinople, l’espace pontique, constituent un ensemble économique dont les différents éléments sont liés par un réseau serré de relations, au premier rang desquelles se place la grande route maritime joignant la Ligurie à la lointaine Tana, par Chio, Mytilène, les Détroits et Constantinople, le littoral pontique de l’Asie mineure d’une part, Caffa et l’étroite frange criméenne de l’autre. Il y a là, à n’en pas douter, un espace économique de première importance, que les Génois cherchent à dominer, non sans rencontrer de sérieuses concurrences. L’historien de Gênes est plus embarrassé par la masse des sources qu’il doit interroger que par les lacunes qu’il décèle dans son information. Il doit savoir choisir. Ce choix, nous l’avons fait en nous imposant des limites chronologiques qui, au début de notre enquête, étaient beaucoup plus larges. Gênes a tenu ses comptoirs de Crimée jusqu’en 1475, la Mahone a dominé Chio jusqu’en 1566. Il était tentant de suivre jusqu’à son terme l’histoire des possessions orientales de Gênes. C’était malheureusement se condamner soit à un travail superficiel, résumant l’apport de nombreuses études particulières, soit à des dépouillements interminables, obligeant à différer pendant longtemps l’élaboration d’une synthèse. Le choix du point de départ était aisé: c'est au moment de la première Croisade que les Génois ont établi avec les Grecs des contacts qui n’aboutissent qu’en 1155, lorsque la Commune conclut un premier traité avec Manuel Comnène. Mais à quel moment arrêter l’enquête? Il nous a semblé qu’à bien des points de vue, les premières années du XVe siècle pouvaient constituer une coupure commode. Les troubles en Asie centrale et les conquêtes de Timour éloignent les marchands de la « route mongole » qui, pendant plus d’un siècle, avait acheminé vers la mer Noire les riches denrées orientales. L’avance des Turcs est provisoirement bloquée, au moment même où 8 INTRODUCTION l’on pensait que les comptoirs latins d’Orient ne pourraient survivre: après la défaite de Bajazet à Angora (1402), ils retrouvent paix et sécurité. A Gênes même, la rude poigne de Boucicault restaure l’Etat et l’effort de réorganisation du maréchal français porte ses effets dans les comptoirs orientaux, repris en main, et qui doivent subir une politique souvent contraire à leurs tendances autonomistes et à leur attitude opportuniste en face des diverses puissances orientales. Ajoutons enfin, que d’un point de vue archivistique, les années 1408-1410, qui voient s’interrompre l’expérience de Boucicault, correspondent aussi à un changement de nature de nos sources. La coupure n’en est que plus aisée. Les questions qu’une telle enquête permet de poser sont plus nombreuses que les réponses qu’elle apporte. A la suite des historiens de Gênes, mais avec l’aide d’une information plus large, il faut comprendre comment les Génois ont réussi à s’implanter dans l’Orient grec, à y développer le réseau de leurs comptoirs, et à s’y maintenir contre Grecs et Vénitiens, Turcs et Tatars, en usant d’un opportunisme mal apprécié des autres Latins. Quelle part l’action de l’Etat et les initiatives des particuliers ont-elles prise dans une implantation outre-mer, dont les différentes étapes ont un lien évident avec le déplacement des grands axes commerciaux dans le monde méditerranéen? Quels ont été les artisans de la politique orientale génoise? i aristocratie marchande, bien sûr, mais aussi des petites gens, le « Commun » de la ville, de pauvres hères venus de toute la Ligurie, des Riviere et de 1 Apennin, de telle sorte que l’expansion outre-mer est un fait national, auquel participent tous ceux qui vivent sous l’hégémonie de la Superbe. En Orient, dans les comptoirs qu’ils édifient, les Génois côtoient une foule bigarrée de Grecs, d’Arméniens, de Juifs, de Géorgiens, de Turco-Tatars, sans parler d autres minorités. Y a-t-il juxtaposition des ethnies? mélanges et influences réciproques? élaboration d’une culture latino-orientale, aux plans linguistique, juridique et coutumier, religieux même? ou au contraire, domination de Génois imposant leur genre de vie et s’efforçant de recréer d’autres Gênes, dans lesquelles les Orientaux ne seraient que tolérés? Les problèmes des relations entre ethnies ne sont pas les moins passionnants qu’ait à affronter notre enquête. Enfin, rejoignant les préoccupations des historiens de 1 économie, nous montrerons les Génois dans leurs entreprises commerciales. D’où viennent les capitaux qu’ils utilisent? où se portent leurs investissements? Quels produits chargent-ils sur leurs flottes et comment les redistribuent-ils? Ont-ils réussi à s’adapter à la conjoncture, ou au contraire ont-ils été les victimes des fluctuations économiques? Peut-on reconstituer la balance des paiements entre Gênes et l’Orient grec? Il ne faudrait pas INTRODUCTION 9 aussi négliger les conséquences sociales qu’apportent en Ligurie même ces trafics lointains: le renouvellement de la classe marchande, la lente diffusion des profits dans les bourgades ligures. On pourrait enfin se demander si les Génois ont eu une image de l’Orient qui ait modifié leur propre culture et ait influencé l’art ligure, au même titre que l’art de Venise porte la marque de l’Orient. Certaines questions resteront sans réponse. Mais le propre de l’historien n’est pas d’obtenir de ses souces des certitudes définitives. Plus modestement, il s’efforce de reconstruire avec patience le passé des hommes, en sachant qu’il n’éclaire jamais que quelques zones d’ombre. Des zones marquées par le patient effort de tous ces marins, ces capitaines, ces soldats et ces marchands qui, en exploitant les ressources de l’Orient grec, on fait de leur ville, la Superbe. Pour réaliser ce travail, j’ai bénéficié d’un séjour de trois ans à l’Ecole Française de Rome. M. Boyancé, directeur, et André Guillou, secrétaire général, ont bien voulu m’accorder toutes les facilités nécessaires, chaque fois qu’il m’a été utile de faire appel à l’aide de l’Ecole, depuis mon lointain exil génois. De retour en France, j’ai pu profiter de plusieurs missions que m’ont accordées le Centre National de la Recherche Scientifique, dans le cadre du Laboratoire associé n° 186, dirigé par M. Paul Lemerle, ainsi que l’Univer-sité Paris I. J’ai pu me rendre à Constantinople, Chio, Phocée et Mytilène pour y retrouver les témoignages concrets de la présence génoise Outre-Mer. En dépit de demandes répétées, je n’ai pu obtenir l’autorisation de visiter Feodosia (Caffa) sur la côte de Crimée. Ces missions m’ont aussi permis de compléter ma documentation dans les dépôts d’archives de Gênes, de Venise et de Prato. La courtoisie des archivistes italiens a toujours facilité mes recherches. J’ai plaisir à remercier Giorgio Costamagna, ancien directeur des Archives de Gênes, son successeur Aldo Agosto, Domenico Gioffrè, ancien surintendant des Archives de Ligurie, et tout le personnel des Archives de Gênes, grâce auquel j’ai pu exercer ma curiosité dans des fonds dont certains sont encore inorganisés. A Prato, le regretté Federigo Melis ainsi qu’Elena Cecchi m’ont apporté une aide constante et patiente. Au cours de la préparation de cet ouvrage, les entretiens que m’ont accordés Mme Ahrweiler, MM. Duby, Heers et Mollat ont été précieux, de même que la possibilité qui m’a été offerte de présenter certains aspects de ce travail aux séminaires que dirigent Mme Ahrweiler et M. Mollat. La masse considérable des minutes notariales que j’ai recueillies a pu être exploitée grâce au dévouement constant du personnel de l’institut de Recherche 10 INTRODUCTION et d’Histoire des Textes, de M. El Farrad et surtout de Mme Fossier qui a su trouver, dans des délais très brefs, les moyens nécessaires pour effectuer un traitement automatique des données. Que toute l’équipe de Mme Fossier trouve ici l’expression de ma reconnaissance. Je ne saurais oublier dans ces remerciements tous ceux qui ont facilité la publication de ma thèse: M. Georges Vallet, directeur de l’Ecole Française de Rome, son collaborateur, André Vauchez, directeur des Etudes médiévales, et Dino Puncuh, président de la Società ligure di Storia patria, qui a bien voulu associer cette vaillante société génoise à l’Ecole Française de Rome. Qu’il me soit enfin permis de rappeler combien je dois à M. Paul Lemerle, dont l’appui ne m’a jamais manqué, et de citer ma femme qui a participé aux tâches lourdes et ingrates que nécessite la présentation de cet ouvrage. Paris, décembre 1977. PREMIÈRE PARTIE LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE « Le premier Paléologue qui saisit le sceptre de l’empire. .. introduisit chez nous un peuple venant d’Italie, peuple hardi et dur, ingrat et cruel envers ses propres bienfaiteurs; sa patrie était Gênes ou, pour s’exprimer plus naturellement, la géhenne du feu... ». (Alexis Makrembolitès) Pour Alexis Makrembolitès, aucun doute n’est possible; Michel VIII a accueilli dans l’empire, avec une rare bienveillance, des étrangers cruels et incendiaires qui se sont retournés contre leurs bienfaiteurs. Passons sur l’erreur chronologique qui fait remonter à 1261 seulement la venue des Génois en Romanie; ce qui importe surtout est ce ton de haine, de satire méchante et de raillerie amère dont use notre rhéteur. Il nous invite à nous demander comment une communauté bien modeste de pêcheurs a, en l’espace de deux siècles, pu devenir si puissante qu’elle menace le sort de Byzance, empire universel qui se place au-dessus de tous les Etats du monde? comment elle a pu s’y introduire et s’y rendre indispensable, au point d’accumuler un gigantesque capital et d’épuiser les ressources mêmes de l’empire, impuissant à arracher ce chancre qu’il s’est donné? Les succès génois impliquent des efforts constants, une politique mobile et polyvalente, apte à saisir toutes les occasions, où qu’elles soient. Car les relations politiques de Gênes avec l’empire byzantin ne se limitent pas à ces deux seules puissances; il faut tenir compte à la fois des intérêts d’une société marchande reliée par ses affaires à l’ensemble du monde méditerranéen, et de la politique étrangère de Byzance, pour laquelle Gênes n’est qu’un pion parmi d’autres, dans la vaste communauté internationale que l’empire entend dominer. Gênes rencontre sur la route de son essor les autres républiques maritimes italiennes; non plus Amalfi, qui s’est déjà retirée de la scène lorsque les Génois se risquent au-delà du canal d’Otrante, mais Pise et surtout Venise. Avec celle-là, elle lutte intensément pour dominer la Sardaigne; les haines accumulées par des décennies de piraterie, d’escarmouches et de combats se déchaînent aussi à Byzance où le comptoir génois, nouvellement créé, est dévasté par les Pisans plus anciennement et plus solidement installés dans la capitale de l’empire. Les affrontements s’achèvent avec la victoire génoise de la Meloria (1284). 14 LA FORMATION DE LA ROMAINE GÉNOISE Venise, en revanche, demeure jusqu’au XVe siècle le rival, toujours présent et constamment dangereux. Aussi la politique génoise dans l’empire byzantin se détermine-t-elle souvent par rapport aux positions vénitiennes. Au XIIe siècle elle cherche à obtenir une égalité de traitement avec des concurrents, toujours considérés comme « sujets» du basileus (SouXoi) et auxquels Alexis Ier Comnène vient d’accorder une franchise douanière totale. Pourquoi les Génois ne jouiraient-ils pas des mêmes privilèges? Ils paraissent près d’y réussir, lorsque la IVôme Croisade livre Byzance et son marché au pouvoir des Vénitiens. Désormais l’objectif est d’obtenir une revanche éclatante. Le renversement doit se faire par une alliance avec l’empire de Nicée, gardien d’une légitimité byzantine qui ne peut s’épanouir que par la libération de Constantinople. Après 1261, la question de la mer Noire est au coeur de tous les affrontements vénéto-génois; la Commune entend défendre le monopole commercial que Michel VIII vient de lui accorder; Venise cherche à profiter des déboires de l’alliance byzantino-génoise pour prendre sa part du commerce pontique et, par la mer Noire, des échanges avec TAsie lointaine. Quatre guerres successives opposent les deux républiques maritimes italiennes. Elles ne profitent qu’aux Turcs dont l’avance progressive vers Constantinople et les Balkans ne peut être endiguée, à aucun moment, par un front commun des puissances chrétiennes. De 1 antagonisme vénéto-génois, le grand vaincu est finalement l’empire byzantin lui-même, puisqu’il est le théâtre et la victime de ces farouches rivalités. Mais cet empire n’a pas toujours été «l’homme malade » de 1 Orient médiéval, dont les dernières forces seraient épuisées par le dynamisme de nos marchands. C’est un organisme valide et puissant qui les accueille au XII siècle et qui entend les utiliser au mieux de ses intérêts. De là découle 1 ambiguïté des relations byzantino-génoises. Hanté par le rêve impossible de l’empire universel, bouleversé déjà par l’agression économique des Vénitiens installés dans ses Etats, Manuel Ier Comnène cherche auprès de Gênes des appuis pour réaliser le rêve et limiter l’emprise de ses anciens alliés sur son sol. Alors que le basileus envisage une alliance politique et navale, les Génois ne pensent qu’aux avantages économiques qui en sont la contrepartie et qui, pour eux, passent au premier plan. Diviser pour régner, opposer une puissance à une autre, affaiblir l’adversaire du moment sans s’engager trop soi-même, voilà la recette de la diplomatie byzantine, inspirée du plus vieux principe qui ait jamais guidé les relations internationales. Mais, pour contrôler le jeu, il faut en avoir les moyens. Manuel Ier est bien près de les perdre. Ses successeurs sont incapables de s’opposer aux agissements des Occidentaux qui mènent au dépècement de l’empire en 1204. Après 1261, LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE 15 seul Michel Vili Paléologue continue à pratiquer avec plus ou moins de bonheur une politique d’équilibre; il favorise tour à tour Génois et Vénitiens et s’immisce dans les affaires siciliennes, pour éloigner de l’empire la menace angevine. Après sa mort, les basileis négligent l’entretien coûteux de la flotte et, renonçant à une thalassocratie qui avait assuré pendant des siècles la supériorité de Byzance, ne peuvent résister à la pression continue des Occidentaux. Guerres civiles, menaces étrangères sont autant d’occasions qui s'offrent aux Génois pour faire de leur comptoir de Péra un Etat dans PEtat et arracher à l’empire des territoires qu’il ne peut plus contrôler, Chio et Mytilène. L’initiative est passée aux Occidentaux et aux Turcs; Jean V puis Manuel II prennent vainement la mer pour venir réclamer à l’Occident des secours qui ne viennent pas. Restent Gênes et ses intérêts commerciaux qui ne touchent point seulement Byzance. La politique génoise est déterminée par des impulsions qui viennent de tous les points de la Méditerranée; la Commune n’est en effet que le lieu de convergence d’intérêts privés multiples et le cadre souple qui essaie de coordonner les actions d’une société marchande avant tout. Aussi l’empire byzantin n’est-il pour elle qu’un marché comme un autre, attrayant et essentiel lorsque les grands axes du commerce international y débouchent, mais secondaire lorsqu’ils s’en écartent. Les autorités génoises doivent toutefois tenir compte de toutes ces communautés de ressortissants, établies de la mer Egée à la mer de Tana, et sur lesquelles elle exerce une protection jugée parfois pesante. Car les intérêts des Génois et de leurs concitoyens d’Outre-Mer divergent bien souvent. Il en résulte une politique ondoyante, hésitante, dictée par des soucis mercantiles, mais soucieuse aussi de tous les accommodements possibles pour préserver des intérêts commerciaux. Aucune ligne ferme, aucun parti pris, mais un pragmatisme qui ne concorde pas toujours avec les intérêts supérieurs de la chrétienté et qui saisit avec clairvoyance toutes les occasions de faire des affaires avec l’ami d’hier ou l’ennemi de demain. CHAPITRE I L’ÉVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE DANS L’ORIENT BYZANTIN Bien que Gênes ait été pendant plus d’un siècle sous la domination byzantine (537 - vers 640), ses habitants sont à la fin du XIe siècle aussi inconnus aux Grecs que ceux-ci le sont aux Génois. Jean Kinnamos, dans sa chronique, parle des Ligures mais les confond avec les Lombards, nom qu’il utilise pour désigner les Génois, lorsque les Vénitiens pillent en 1170 le quartier constantinopolitain de nos marchands Anne Comnène, elle, use de termes plus explicites: elle sait différencier les Génois des autres nations italiennes, mais les tient dans le même opprobre dont elle accable tous les « Celtes » venus d’Occident, non pour gagner Jérusalem, mais pour s’emparer de l’empire2. I - De LA PREMIÈRE CROISADE À 1261. a/ Avant 1155. C’est en effet au moment de la première Croisade que les Génois rencontrent pour la première fois les Byzantins sur les routes de l’Orient, dans des circonstances rien moins que pacifiques. Au témoignage de Caffaro, une flotte génoise rentrant en Occident, après avoir participé à la conquête d’Acre et de Césarée, croise près d’Ithaque en 1101 un navire impérial, escorté 1 J. Kinnamos, Chronique, éd. de Bonn, p. 10: « Aiyoùpwv i-irswv oûç Aoix-apSouç Y)|j.ïv ôvofidcÇouffiv ôcv&pwTOi »; ibidem, p. 199: « èE, ÉcTrépaç Sè Atyoûpouç ts îjfsv iîniéaç ibidem, p. 282: « ó (kaiXeùç xàç oiyiaç elaaü&iç Ao|i.~âpSoiç èystpai sStxaiov ». Dans les deux premiers extraits, l’onomastique de Kinnamos est entachée d’archaïsme: les Ligures désignent ce vaste ensemble de peuples répandus dans l’An-tiquité de la Provence à la plaine du Pô, et n’ont rien à voir avec les Génois proprement dits. Les basileis recrutent des mercenaires dans toute l’Italie du Nord. 2 Anne Comnène, L’Alexiade, éd. B. Leib, 3 vol., Paris, 1937-1945, t. III, pp. 46-47, 53-54, 154. 2 18 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE de soixante salandrii3; les Génois en prennent sept, auxquels ils mettent le feu et s’apprêtent à poursuivre les autres, lorsque le commandant de 1 escadre, un certain dux Cotromil4, envoie un émissaire aux assaillants et leur propose de traiter. Deux envoyés génois, Rainaldo de Rodulfo et Lambeito Ghetto, se rendent alors à Corfou, puis, accompagnés du grand-duc, auprès du basileus5. Le récit de Caffaro s’interrompt alors. Cette démarche diplomatique eut-elle un résultat? un traité fut-il signé? on peut en douter, d au tant plus qu’Anne Comnène nous rapporte le récit d’un autre incident entre Génois et Byzantins, survenu, dit-elle, en 1104. Cette année-là, apprenant qu’une flotte génoise s’apprêtait à partir pour la Syrie, le basileus envoie Landulf dans les parages du cap Malée, au sud du Péloponnèse. Une tempête disperse les bateaux byzantins, de sorte que seuls dix-huit d’entre eux sont en état de prendre la mer; lorsque vient à passer la flotte génoise, trop puissante, les Byzantins ne l’attaquent pas mais, après avoir réparé leurs navires, s’élancent à sa poursuite, sans pouvoir la rejoindre6. Les deux récits peuvent être rapprochés: ne s’agirait-il pas du même incident, transformé en victoire par Caffaro et en retraite, provoquée par la tempête et non par l’adversaire, selon 1 auteur de 1 Alexiade? Le lécit de Caflaro est suspect à plus d’un titre. D’une part si Césarée a été conquise 3 Ce terme ne laisse pas de surprendre: serait-ce une déformation de chelandion, désignant à Byzance, le bâtiment de guerre par excellence? Cest vraisemblable, puisq la flotte byzantine avait pour mission de surveiller les mouvements des flottes ita îen nés; sur les types de bateaux à Byzance, cf. H. Ahrweiler, Byzance et la mer, ans, 1966, pp. 408418. 4 Le personnage est généralement identifié comme étant le grand-duc Landulf, au quel Alexis Ier Comnène avait confié le commandement opérationnel de la flotte byzan tine chargée de surveiller les mouvements des flottes italiennes: cf. Annali Genovesi ài Caffaro e de’ suoi continuatori, éd. L. T. Belgrano - C. Imperiale di Sant Angelo, 5 vol., Rome, 1890-1929, t. I, p. 118, note 3; F. Chalandon, Essai sur le règne d’Alexis Ier Comnène, réimpr. anastatique, New-York, 1971, p. 235; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 193-195. 5 Annali Genovesi, op. cit., t. I, p. 118. L’incident est rapporté par W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au Moyen Age, 2 vol., réimpr. anastatique, Amsterdam, 1967, t. I, pp. 191-192; C. Manfroni, Le relazioni fra Genova, l’impero bizantino e i Turchi, dans ASLI, t. XXVIII, 1898, pp. 587-588; A. Schaube, Handelsgeschichte der Ko-manischen Volker des Mittelmeergebietes bis zum Ende der Kreuzüge, Munich-Berlin, 1906, pp. 228-229; F. Chalandon, Essai, op. cit., p. 237, note 2; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 195. 6 Anne Comnène, L’Alexiade, éd. B. Leib, t. Ili, pp. 46-47. l’évolution de la politique génoise 19 en 1101, Acre ne s’est rendue qu’en 1104 7; or l’annaliste dit bien que ces deux villes ont été prises, lorsque rentre en Occident la flotte génoise. D autre part, il n’est guère concevable que le combat ait lieu sur la route du retour, alors que le but assigné par le basileus à l’escadre byzantine est de contrôler le mouvement des flottes occidentales se dirigeant vers l’Orient, afin qu elles n’attaquent aucun point du territoire impérial. En effet, celui-ci se trouve menacé par les ambitions de Bohémond et de Tancrède qui s’efforcent d accroître la principauté d’Antioche, en dépit de leurs engagements auprès d’Alexis Ier Comnène. Or, depuis 1098, les Génois n’ont pas cessé de soutenir l’action des chefs normands en Syrie du Nord8; il importe donc au basileus d’empêcher l’arrivée des renforts et les liaisons maritimes entre 1 Italie du Sud et la jeune principauté d’Antioche, afin de réduire à sa merci les chefs normands. Ceux-ci font appel aux Génois, puisque la flotte pisane vient d’être battue près de Rhodes. Il y a donc tout lieu d accepter le récit d’Anne Comnène qui fait allusion aux mêmes incidents que Caffaro, mais qu’elle place dans un contexte historique plus vraisemblable: le départ pour FOrient d’une expédition génoise allant au secours de Bohémond qui venait d’accorder à nos marchands d’importants privilèges9. L’aide est insuffisante, puisque Bohémond est contraint de gagner l’Occident, en usant de ruse pour échapper à la flotte byzantine10. La politique impériale a ainsi pour objectif de dissocier Bohémond des républiques maritimes italiennes, dont elle veut obtenir la neutralité: c’est en ce sens d’ailleurs que le basileus envoie des messages à Pise, à Gênes et à Venise en 1105, lorsque Bohémond commence en Occident sa campagne anti-byzantine et essaie de promouvoir une nouvelle croisade, dirigée cette fois contre les Grecs H. Après la défaite de Bohémond et le traité de Déabolis, l’empire se croit à nouveau menacé par les 7 T. Prawer, Histoire du royaume latin de Jérusalem, 2 vol., Paris, 1969-1970, t. I, pp. 266 et 270. 8 Cl Cahen, La Syrie du Nord à l'époque des croisades et la principauté d’Antioche, Paris, 1940, pp- 219, 233, 243. 9 C Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico della Repubblica di Genova, 3 vol., Rome, 1936-1942, t. I, doc. 7 et 12. 10 H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 194-195. Cette interprétation s’oppose à celle de C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 590, plus enclin à accepter la version fournie par Caffaro. H Anne Comnène, L’Alexiade, éd. B. Leib, t. III, pp. 53-54. Cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 192; F. Chalandon, Essai, op. cit., p. 237; Cl. Cahen, La Syrie du Nord, op. cit., pp. 251-252. 20 LA FORMATION DE LA BOMANTE GÉNOISE otte^ planes et génoises Alexis Ier se concilie les Pisans en leur accor-e chrvsobulle de 1111 u. Les Génois, eux, n’obriennent rien avant 1155. Comment expliquer un tel délai? Il est probable que dans la première moitié du XII siècle, les Génois qui bénéficient d’importants privilèges dans es villes franques de Syrie-Palestine et commercent activement avec Alexan-e, trou\ ent sur ces marchés de quoi les satisfaire; ils ne peuvent, de toute açon, rivaliser a\ec \ enise dans les échanges avec Constantinople, alors que es Vénitiens ont contraint Jean II Comnène à reconduire les privilèges ac-co ^ en 1082 et font payer à Manuel Ier la collaboration qu’ils lui ont oumie, afin qu il puisse résister à l’agression normande14. Pour les Génois, les comptoirs de Syrie franque ont au début du XIIe siècle une importance v-api ta e. Constantinople n offre qu’un intérêt secondaire 15. Or, à partir de 1137, les campagnes de Jean II Comnène paraissent menacer le sort des tats latins. Raymond d Antioche est obligé de reconnaître la suzeraineté u basileus sur sa principauté et, en 1142, les troupes byzantines reparaissant de\ant Antioche dont Jean II voulait faire le centre d’un duché qu’il remettrait à son fils cadet, Manuellà. C’est précisément en 1142 qu’aux dires » t^1111 . ^omil^ne’ L Alexiade, éd. B. Leib, t. III, pp. 154-156: « du côté de la mer. a ise, à Gènes et en Longobardie, les chefs d’expédition se préparaient à piller routes les côtes avec leur floue... ». F. Miklosich - J. Mulier, Acta et diplomata graeca medii aevi sacra et profana, 'o ienne, 1860-1890, t. III, pp. 9-13; G. Mûller, Doaimenti sulle relazioni delle citta toscane cóWOriente, Florence, 1879, pp. 43-45, 52-54; cf. W. Heyd, Histoire du 1 °P' c^t"’ t- PP- 193-194; A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., p. 226; r. Uialandon, Essai, op. dt., pp. 258-259. F. Thinet, La Romanie vénitienne au Moyen Age. Le développement et l’exploita-- U doma*ne c°lonial vénitien (XIIe-XVe siècles), Paris, 1959 (réimpr. anastatique n>’ pp- 4lA2J H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 232 et 244. On trouera un court résumé sur 1 évolution des relations vénéto-byzantines dans H. Antoniadis-lCOp \j- °te SUT ^es Te^atlons de Byzance avec Venise. De la dépendance à l’autonomie 166*167 mnCe’ t*aDS ^^èsaurismata, t. I, 1962, pp. 162-178, plus particulièrement pp. r,. ^ Sur l’unpùrtance des positions génoises en Syrie-Palestine, voir surtout E. H. T!/ 'ri enoe^e c°l°nies in Syria, dans The Crusades and other historical essays presenti lo Dana C. Munro, New-York, 1928, pp. 139-180; Cl. Cahen, La Syrie du Nord, VÌR7 ^ 9 ^ Richard, Le comté de Tripoli sous la dynastie toulousaine (1102- 910.710 a?S’n194^’ PP’ 84'85; Idem’ U r°yaume latin de Jérusalem, Paris, 1953, pp. AB-219; J. Prawer, Histoire, op. cit., t. I, pp. 501-502. ,J6 7F‘ ^landon, Us C°mnène - Etudes sur l’empire byzantin au XI‘ et au XIIe nn "m1« Comnène (1118-1143) et Manuel I* Comnène (1143-1180), Paris, 1912, Hhtoir et- ; C1- Cahen’ U Syrie du Nord> op. cit., pp. 366-367; J. Prawer, Histoire, op. cit., pp. 326-327 et 335-336. l’évolution de la politique génoise 21 de Caffaro, deux envoyés génois, Oberto della Torre et Guglielmo Barca, se rendent auprès de Jean II, alors qu’il se trouve près d’Antioche 17. Quoique l’on ignore si ces deux personnages purent rencontrer le basileus, il est certain que Gênes cherche surtout à faire garantir ses droits anciens en Syrie-Palestine, plutôt qu’en obtenir de nouveaux à Constantinople. Il serait pourtant faux de croire que les Génois ne fréquentent la capitale de l’empire qu’après 1155. Plusieurs témoignages attestent que les premières relations commerciales sont antérieures à cette date. Le Registrum Curiae de l’archevêché de Gênes, rédigé en 1143, mentionne de manière explicite les nefs qui viennent de Romanie et sur lesquelles l’archevêque revendique le droit de prélever une dîme18. D’autre part, en 1174, l’ambassadeur Grimaldi, envoyé auprès de la cour byzantine, est chargé de réclamer, entre autres dédommagements, réparation pour les pertes « que fuerunt ante conventionem demetrii », c’est-à-dire avant le chrysobulle de 1155 19. L’on sait aussi qu’en 1145, l’archevêque de Gênes fit réclamer le paiement d’une dîme à Bonifacio de Ramfredo, qui était parti en course en Romanie 20. Enfin, lorsque Caffaro rapporte la conclusion du traité de 1155 dont il a été le témoin direct, il prend soin d indiquer que le commerchium payé par les Génois serait désormais « diminutum de deceno in viceno quinto », ce qui suppose qu’antérieurement nos marchands l’acquittaient au taux élevé de 10 % 21. En d’autres termes, ils étaient assujettis, en matière de taxe doua- 17 Annali genovesi, op. cit., t. I, p. 31; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 5%; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce génois dans la mer Noir au XIIIe siècle, Paris, 1929, p. 50; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., p. 161; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 198. 18 L. T. Belgrano, Il registro della curia arcivescovile di Genova, dans ASLI, t. II, 2, 1862, p. 9: « omnes naves que venerunt de ultramare et de alexandria et de romania et de illis partibus et de barbaria et de affrica et de tunese sitie de bugea et de altnarii et omnes que de pelago venerint unaqueque de bel dare pro decimis solidos XII et dimidium ... »; cf. E. Bach, La cité de Gênes au XIIe siècle, Copenhague* 1955, p. 45 et A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., p. 229. 19 G. Berto lotto, Nuova serie di documenti sulle relazioni di Genova con l’impero bizantino, dans ASLI, t. XXVIII, 1898, p. 371. 20 L. T. Belgrano, Il registro della curia, op. cit., t. II, 2, p. 118; cf. A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., p. 229. 21 Annali Genovesi, op. cit., 1.1, p. 42; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 596-597. Il faut ajouter qu’en avril 1149, Pise et Gènes concluent un uaité de paix valable « a Venetia usque Constantinopolim et a Constantinopoli usque Suriam et per totam Su- 22 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE niere, au regime commun, frappant les étrangers venant commercer à Byzance, et dont, avant 1155, seuls les Russes, les Vénitiens et les Pisans étaient exemptés, partiellement ou totalement 22. \ ers 1150, les Génois cherchent à leur tour à obtenir un allègement des taxes douanières et la concession d’un quartier à Constantinople. Dans quel contexte se place le traité de 1155? bj Le chrysobulle de 1155 et son application. Manuel I' cherche alors à rétablir les droits de l’empire sur l’Italie du Sud. Roger II est mort en février 1154; son successeur Guillaume Ier, inquiet des préparatifs de I rédéric Ier Barberousse, fait des avances au basileus qui les repousse. Manuel Ier envoie en Italie Michel Paléologue et Jean Doucas qui, profitant de la révolte des barons normands, sans doute attisée par les subsides impériaux, occupent la côte dans la région de Pescara et d’Ancône avec une flotte légère et un contingent de mercenaires. L’armée byzantine progresse durant 1 été 1155, mais, pour asseoir ses conquêtes, elle a besoin du secours de la diplomatie. Venise s’est rendue suspecte au basileus au moment de la campagne de Corfou, marquée par de graves incidents entre les Hottes xénitiennes et byzantines; le doge Domenico Morosini vient d’autre par t de conclure un accord avec Guillaume Ier, sorte de traité de contre-assu-rance qui n implique pas une rupture avec les Grecs, mais inquiète néanmoins la diplomatie byzantine23. Seule Gênes est disponible pour une alliance: elle a résisté vaillamment aux prétentions de Frédéric Ier Barberousse, auprès duquel elle a envoyé deux ambassadeurs, tout en construisant une enceinte pour défendre éventuellement sa liberté face aux troupes impériales 24. pü Cf ' ^ Imperiale di Sant Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. I, doc. n° 195 et ■ anima, Comneni e Staufer. Ricerche sui rapporti fra Bisanzio e l'Occidente nel secolo XII, 2 vol., Rome, 1955-1957, t. I, p. 107. qn " j1- Antoniadis-Bibicou, Recherches sur les douanes à Byzance, Paris, 1963, pp. 94, . ' ’ C*U1 c aPr^s un texte de Jean Kinnamos (éd. de Bonn, p. 281), identifie le kommerkion a la dékat'e instituée par Justinien. 23 Sur ces evenements, cf. F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., pp. 341-358; Idem, !* do™'nf°" normande en Italie et en Sicile, 2 vol., Paris, 1907 (réimpr. anastatique New-^ork, 1969), t. II, PP. 188-210; F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 41-42; P. Lamma, Comneni e Staufer, op. cit., t. I, pp. 149-215. nnali Genovesi, op. cit., t. I, pp. 18-19; V. Vitale, Breviario della storia di G e- TZ’ ,0ho™'S' ' '■ '• PP- 3M1; T- 0 D' N'Srf' suri. ii Genova, Milano, IVbo, pp. 269-276. L’EVOLUTION'DE LA POLITIQUÈ GÉNOISE 23 Elle n’est donc pas comme Pise, sa rivale, susceptible d’aider les ambitions de l’empereur germanique. Au contraire, elle constitue pour Byzance le seul contrepoids opposable à la puissance des Staufen et possède une force navale suffisante pour décourager les Normands. D’autre part, Gênes vient de connaître quelques déboires en Syrie-Palestine en 1154; elle a dû concéder ses droits sur Gibelet, Laodicée, Antioche et Acre à la famille des Embriaci et, l’année suivante, elle intervient auprès du pape Adrien IV pour qu’il invite le roi de Jérusalem à réparer les dommages subis par les Génois 25. La Commune, sentant ses positions ébranlées en Terre Sainte, est prête à accueillir les propositions du basileus. Elles lui sont apportées d’abord par Michel Paléologue, chef de l’expédition byzantine en Italie, puis par Démétrius Makrembolitès avec lequel les négociations aboutissent à la rédaction d’un traité. Comme la plupart des chrysobulles accordés par la chancellerie impériale à un Etat étranger, le texte comprend deux parties: les concessions de la Commune et celles du basileus26. Gênes s’engage à ne soutenir aucun ennemi de l’empire, à mettre ses ressortissants se trouvant sur le territoire byzantin à la disposition des autorités impériales, en cas de guerre; Manuel Ier accorde à la Commune une gratification annuelle de 500 hyperpères, deux pallia de soie, à l’archevêque 60 hyperpères et deux pallia de soie, promet un embolos et des échelles à Constantinople; les Génois jouiront dans tout l’empire des mêmes droits que les Pisans, en particulier de la réduction du kommerkion au taux de 4 %. Ce traité fut-il appliqué? on peut en douter. On possède en effet le texte des modifications que les deux parties ont souhaité apporter à la con- 25 Liber lurium Reipublicae Genuensis, éd. H. Ricottius, dans Monumenta Historiae Patriae, 2 vol., Turin, 1854-1857, t. I, col. 172-173; C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., doc. n° 246-248, 272-273. 26 Liber lurium, op. cit., t. I, col. 183-186; G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 343-347; F. Dolger, Regesten der Kaiserurkunden des Ostromischen Reiches, 5 vol., Munich-Berlin, 1924-1965, t. II, n° 1396 et 1401-1402; C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. I, pp. 327-330; Annali genovesi, op. cit., pp. 41-42; L. Sauli, Della colonia dei Genovesi in Galata, t. II, Turin, 1831, p. 181; cf. C. Desimoni, Sui quartieri dei Genovesi a Costantinopoli nel secolo XII, dans Giornale ligustico, 1874, pp. 137-180; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 598-601; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 202-204; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 50 et 62; P. Lamma, Comneni e Staufer, op. cit., t. I, pp. 231-232. Voir en der- nier lieu G. W. Day, Manuel and the Genoese: a reappraisal of Byzantine commercial Policy in thè late twelfth century, dans The Journal of Economie History, t. XXVII/2, 1977, pp. 289-301. 24 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE vention d’octobre 1155: du côté génois, on accepte de ne point venir en aide aux ennemis de l’empire « coronatis vel non coronatis », amendement assez vague qui peut faire allusion à l’empereur germanique, au roi de Sicile ou à tout autre prince; on insiste surtout pour obtenir une complète égalité de traitement avec les Pisans et un quartier situé à l'intérieur même de Constantinople, si possible à proximité de celui des Vénitiens27. D’autre part, en janvier 1157, la Commune conclut un pacte avec le roi de Sicile, qui accorde une réduction des droits de douane aux Génois, à condition que ceux-ci s’interdisent de servir le basileus contre Guillaume Ier ou son fils Roger:s. Comment tenir à la fois les engagements de 1155 et ceux de 1157, parfaitement contradictoires? Ce n’est pas duplicité de la part des Génois; il est plus vraisemblable d’admettre que l’échec de Manuel Ier Comnène dans les Pouilles l’amena à différer l’application du traité de 1155; pour faire pression sur le basileus, Gênes, comme l’avait fait Venise deux ans plus tôt, négocie avec le roi de Sicile, tout en continuant à maintenir des relations avec la cour byzantine: à la date de 1157, Caffaro place l’envoi de deux ambassades, l’une vers Guillaume Ier, l’autre à Constantinople, où Amico di Murta devait insister pour obtenir la concession de 1 'embolos et des échelles, ce qui indique clairement que le chrysobulle de 1155 n’avait pas été appliqué13. Les amendements proposés au texte du traité, rédigés sous la forme d’instructions à l’ambassadeur, seraient alors les ultimes concessions que la Commune pouvait se permettre de faire. Au même moment, Manuel Ier Comnène envoie une ambassade à Würzbourg auprès de Frédéric Ier Barberousse, tandis que son émissaire en Italie, Alexis Axuch, intrigue contre les Normands dans l’entourage du pape En 1160, enfin, les circonstances paraissent plus favorables à un rapprochement byzantino-génois. Manuel Ier Comnène vient d’entrer en triomphateur à Antioche; il reçoit un message de Frédéric Ier Barberousse l’invitant à une attaque commune contre le souverain normand et lui laissant espérer un accroissement de la domination byzantine en Pentapole et dans les 27 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 345-347. 28 C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., doc. n° 282, t. I„ p. 344; cf. F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., p. 376 et Idem, Histoire de la domination normande, op. cit., pp. 246-247. -9 Annali genovesi, op. cit., t. I, p. 48; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 603-604; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 62; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., pp. 576-577. 30 P. Lamma, Comneni e Staufer, op. cit., t. I, pp. 242 et 254. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 25 Pouilles; menant double jeu, il accepte au même moment les avances du pape Alexandre III, qui a rompu avec l’empereur germanique, et caresse à nouveau l’idée du rétablissement de l’unité de l’empire. Pour réaliser ce projet, l’alliance, ou au moins la neutralité de Gênes, lui paraît importante, d’autant plus que la Commune dispose désormais d’une force navale non négligeable et soutient le parti d’Alexandre III31. Aussi est-ce vraisemblablement en 1160 qu’à la suite d’une nouvelle ambassade conduite par Enrico Guercio3", le basileus se décide à remplir ses engagements de 1155 et à accorder aux Génois un embolos à Constantinople, celui-là même que deux ans plus tard les Pisans soumettront au pillage33. En effet, le premier établissement génois à Constantinople ne dura pas. Pise en 1160 avait envoyé deux légats à Constantinople pour obtenir un nouveau traité de commerce; Manuel Ier exigea qu’elle n’aidât en rien Frédéric I1' Barberousse contre les Byzantins, ce que la ville, fidèle à une longue tradition gibeline, ne put accepter. Est-ce par rancoeur contre leurs adversaires plus fortunés que les Pisans décidèrent de se venger en saccageant le quartier génois de Constantinople? Les haines accumulées par de longues rivalités en mer Tyrrhénienne s’exprimèrent avec violence dans la capitale de l’empire: avec l’aide de Grecs et de Vénitiens, les Pisans, au printemps 1162 34, envahirent le quartier génois, s’emparèrent de biens évalués à 30.000 hyperpères et mirent à mort le fils d’Ottone Ruffo. Les Génois, ne pouvant résister, regagnèrent la métropole35. 31 F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., pp. 558 et 577; P. Lamma, Comneni e Staufer, op. cit., t. II, pp. 56-57, 65-66. 32 Annali Genovesi, op. cit., t. I, p. 60; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 604; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 204; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., p. 577; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 62. 33 Sur la localisation de ce quartier, cf. infra p. 107. Toutefois le basileus n’envoya jamais à Gênes les pallia qu’il s’était engagé à donner chaque année; en 1174, en effet, l’ambassadeur Grimaldi réclame au basileus les pallia dus depuis dix-neuf années, c’est-à-dire depuis la convention de 1155: cf. G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 369; le pallium accordé à l’archevêque y est estimé 92 hyperpères 19 Keratia et le drap de soie dû à la Commune 33 hyperpères 14 Keratia. 34 La date peut-être précisée grâce aux annales pisanes de B. Marangone (RIS nouv. éd. M. Lupo Gentile, t. VI, partie 2, Bologne, 1936, p. 27) qui place au 20 juin 1162 une attaque de rétorsion des Génois contre Pise. 35 Annali Genovesi, op. cit., t. I, pp. 67-68; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 604-605; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., p. 577; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 62-64. 26 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Le pillage de 1 ’embolos rallume la guerre entre la Commune et Pise, alors que Frédéric Ier Barberousse, vainqueur de Milan et des villes lombardes, mais ayant besoin d’une force navale importante pour conquérir le royaume de Sicile, venait de contraindre Gênes à entrer dans une alliance qui supposait de bons rapports entre les deux républiques maritimes tyrrhénien-nes36. La Commune pouvait difficilement maintenir, sans accroc, une politique d’équilibre et de neutralité entre la papauté, les Normands, 1 empire byzantin et Frédéric Ier Barberousse; maintenir sa liberté tout en acceptant de participer à l’expédition germanique contre la Sicile lui valut sans doute d’être écartée pendant plusieurs années du marché constantinopolitain: comment obtenir du basileus réparation des dommages subis en 1162, alors qu’en apparence, du moins, Gênes a opté pour le parti de l’empereur germanique et que Manuel Comnène, inquiet des projets de Barberousse37, songe à se rapprocher de Venise et à conclure une alliance méditerranéenne où entrerait la Sicile et le royaume de France38? Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu'Oberto Cancelliere, successeur de Caffaro, relève que ne servit à rien l’ambassade que conduisirent en 1164 auprès du basileus, Corso Sigis-mondi, Ansaldo Mallone et Niccolò di Rodolfo39. Tant que Gènes semble favoriser les ambitions siciliennes de Frédéric Ier Barberousse, il est exclu qu’elle puisse retrouver sa place à Constantinople. c/ La reprise des relations byzantino-génoises (1168-1170). Quatre ans plus tard, la situation a beaucoup évolué. En politique extérieure, Manuel Ier Comnène s’est rapproché des Etats francs, et en particulier du roi de Jérusalem, Amaury, avec lequel il prépare un projet d’expé- 36 Le traité entre Gênes et l’empereur est du 5 juin 1162 (Liber lurium, op. cit., t. I, col. 207-213; C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. I, pp-395-404). On ne peut donc, comme le fait Chalandon, Les Comnène, op. cit., p. 511, établir un lien entre cette nouvelle orientation de la politique génoise et le pillage de Yembolos, antérieur de plusieurs semaines à la conclusion de l’accord entre la Commune et Frédéric Ier Barberousse. Sur le sens de cet accord, cf. T. 0. De Negri, Storia di Genova, op. cit., pp. 280-289. 37 Jean Kinnamos, Chronique, éd. de Bonn, p. 229; Nicétas Choniatès, Historia, éd. I. A. Van Dieten, Berlin, 1975, pp. 261-262. 38 P. Lamma, Comneni e Staufer, op. cit., t. II, pp. 146-147. 39 Annali genovesi, op. cit., t. I, pp. 167-168; cf. C. Manfroni, Le relazioni, Op. cit., pp. 608-609; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 65. ' l’évolution, de la politique génoise 27 dition contre l’Egypte. Le basileus envoie une ambassade auprès d’Alexandre III à Bénévent, peut-être pour proposer au pape l’union des Eglises, en échange d’une couronne permettant à Manuel Ier de réaliser enfin le rêve impossible de l’unité impériale. D’autre part, après l’expulsion des Pisans hors de Constantinople, le basileus voit croître la richesse des Vénitiens dont l’insolence ne connaît plus de borne40. Il est tentant, dans ces conditions, d’opposer une autre république maritime à Venise et d’instituer dans la vie commerciale de la capitale une concurrence susceptible de réduire l’essor de la puissance vénitienne. Des considérations de politique intérieure poussent aussi le basileus dans cette voie: il aurait cherché à favoriser l’accueil des Latins pour établir un contrepoids à la trop grande puissance de l’aristocratie, sans se rendre compte que sa politique pro-latine suscitait l’hostilité des grands, la méfiance de l’Eglise, et, dans le peuple, une haine violente contre les Occidentaux aux mains desquels passent les ressources du commerce de l’empire, sans que les Grecs y trouvent un quelconque bénéfice41. La reprise des relations avec Gênes repose donc sur une équivoque: Manuel Ier veut utiliser la Commune dans le cadre de sa politique anti-fré-déricienne et pour contrebalancer la puissance des Vénitiens dans l’empire; Gênes ne peut ouvertement prendre parti contre l’empereur germanique, mais souhaite obtenir de sérieuses garanties pour le développement de son 40 Voir en particulier les remarques acerbes de Jean Kinnamos, éd. de Bonn, pp. 280-281: «C’est un peuple aux moeurs dissolues, vulgaire et perfide s’il en fut; seuls de tous, ils ne versèrent jamais les dîmes sur le commerce à aucun Romain. La richesse de-mesurée née de ce privilège les amena bientôt à l’insolence: ils traitaient les citoyens comme des esclaves, non seulement les vulgaires gens du peuple mais encore ceux qui s’enorgueillissaient du titre de sébastes ou qui avaient un rang encore plus élevé chez les Romains » (trad. J. Rosenblum, Paris, 1972, p. 181). 41 Les aspects et les conséquences de cette politique pro-occidentale de Manuel Ier Comnène sont analysés par J. Danstrup, Manuel I's coup against Genoa and Venice in thè light of the Byzantine commercial policy, dans Classica et Medievalia, t. X, 1949, pp. 195-219; A. Dondaine, Hugues Ethérien et Leon Toscan, dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, t. 27, 1952, p. 126 (arrestation d’Alexis Axuch qui aurait pris la tête d’un parti anti-latin); F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 50-51; P. Lamma, Comneni c Staufer, op. cit., t. II, pp. 176-183. On rappellera le passage célèbre de Nicétas Choniatès, (Historia, op. cit., p. 199): Manuel Comnène se lie d’amitié avec Venise, Gênes, Pise, Ancóne et les autres peuples de la mer, les comble de bienfaits et les accueille en hôtes à Constantinople. G. W. Day, Manuel and the Genoese, op. cit., pp. 295-296, considère que la politique de Manuel Ier cherche avant tout à maintenir la paix à Constantinople; elle favorise les Génois qui servent loyalement le basileus, alors que les Vénitiens coupables d’avoir pillé le quartier génois méritent de subir les rigueurs impériales. 28 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE commerce en Romanie où elle veut être traitée comme le sont les Pisans et les Vénitiens. Cette équivoque est à l’origine des atermoiements qui marquent les années 1168-1170: en 1168, la Commune envoie à Constantinople Amico di Murta, fort au courant des affaires byzantines, puisqu il avait conduit une première ambassade en 1 15742. Les négociations aboutissent à un premier traité en 1169: les Génois promettent de n’apporter d aide à aucun ennemi de l’empire, de favoriser le passage des troupes byzantines en Italie et de défendre le territoire impérial, s’il est attaqué par une escadre de cent navires. En contrepartie, ils obtiennent un quartier hors de Constantinople à Orcu , la réduction du kommerkion à 4 %, la possibilité de trafiquer dans toutes les régions de l’empire « exception faite pour Rossia et Matracha » et la 4- Annali genovesi, op. cit., p. 213 (ambassade de 1168) et p. 48 (ambassade d^ 1157). 43 Sur ce quartier, cf. infra, pp. 108. 44 Ce dernier point a suscité des interprétations divergentes. Le texte grec (copie insérée dans le chrysobulle d’Isaac II Ange de 1192, dans Miklosich-Müller, Acta et diplomata, op. cit., t. III, p. 35, 1. 30-34 et F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1488), mentionne que « lyojaiv è~’ àSsîaç Tà yevouïTtxà îrXoïa TïpayfxaTsûeir&a!. ev "affate vate ôttouStjtïots y/ôpatç T7)ç paatXsîa; jiou, #vsu rîjç 'Pwaîaç xal twv Marpa^tov • • • >> le texte latin (G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 351): « possint vero Genuensia navigia secura negotiari in omnibus ubicumque regionibus dominationis meae praeter Rus-siam et Matracham ... ». L’interprétation traditionnelle (C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 593; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 50; Idem, La mtr Noire - Des origines à la conquête ottomane, Munich, 1969, pp. 165, 175) désigne par « Rosia » l’ensemble de la mer de Russie, et en particulier, toute la région qui s étend le long du Pont et de la mer d’Azov jusqu’à l’embouchure du Don et par Matracha la principale ville de la péninsule de Taman, à l’est du Bosphore Cimmérien. Pour N. Ba-nescu, La domination byzantine à Matracha (Tmutorakan), en Zichie, en Khazarie et en Russie à l’époque des Comnènes, dans Académie roumaine, Bullettin de la section historique, t. 22, 1941/1, pp. 18-19, Rosia désignerait un territoire proche des bouches du Don. De même, M. Nystazopoulou-Pelekidis, Venise et la mer Noire du XIe au XVe siècle, dans Thèsaurismata, t. VII, 1970, p. 19 et n. 16 soutient que Rosia désigne une ville située sur la côte occidentale du Bosphore Cimmérien, sur la foi d’un texte fort imprécis d’Idrisi, de sorte qu’il faudrait admettre que Manuel Ier Comnène n interdit aux Génois de commercer qu’en mer de Tana (mer d’Azov). Deux arguments vont à 1 encontre de cette dernière interprétation: on ne trouve aucune trace de la présence de marchands génois en mer Noire avant la IVe Croisade; d’autre part Villehardouin emploie constamment l’expression « mer de Rossie », pour désigner l’ensemble du Pont-Euxin. Il nous paraît donc que, soucieux de réserver aux Grecs le monopole des sources d approvisionnement de la capitale, le basileus a délibérément écarté les Occidentaux du L’EVOLUTION DF. LA POLITIQUE GÉNOISE 29 promesse de recevoir chaque année les redevances en or et en pallia de soie, prévues par le traité de 115545. Pour Gênes, c’est là trop s’engager, sans obtenir en retour de grandes satisfactions. De nouvelles instructions sont envoyées à Amico di Murta la Commune le charge de demander le remboursement des dommages subis en 1162, la liberté totale du commerce dans tout 1 empire, ce dont jouissent les Vénitiens, et la concession d’un quartier à l’intérieur de la capitale. Gênes est donc assez forte pour exiger d’être traitée comme Venise, alliée privi légiée de l’empire, et non plus comme les Pisans qui acquittent un kommcr kion au taux de 4 %. Elle refuse les promesses alléchantes des envoyés im périaux venus en Ligurie pour l’inciter à armer une flotte contre Frédéric I Barberousse. Amico di Murta repart pour Constantinople: 1 accord définitif est conclu au plus tôt en mai 1170; les Génois reçoivent le quartier de Co parion et voient allégées leurs obligations de servir au côté des Grecs Quel sens donner à ces péripéties diplomatiques? Manuel 1 qui sent croître l’hostilité de Venise, depuis qu’il occupe Ancóne et s est étendu en Dalmatie, a besoin de l’alliance génoise pour montrer aux gens des lagunes commerce pontique, ou au moins fermé la mer Noire aux franchises accordées aux cidentaux, de sorte que ceux-ci peuvent y naviguer, mais sans jouir d un traitement pr vilégié; cette dernière interprétation semble appuyée par un passage de Nicétas o ■ , éd. I. A. Van Dieten, op. cit., p. 528, évoquant le passage de bateaux génois en mer Noire. « G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 349-364; F. Dòlger. Regeste», op. cit n 1488; C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. II, pp. 104-114; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 610-611; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 65. 46 Elles sont à tort placées par Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 347-348„ im médiatement après le traité de 1155; cf. aussi C. Imperiale di Sant’Angelo, Cod,ce diplomatico, op. cit., t. II, pp. 114-116. D’après Oberto cancelliere (Annali genovesi op. cit., t. I, pp. 233-234), l’arrivée des trois envoyés impériaux à Gênes a lieu en juin 7 , quelques jours plus tard Amico di Murta rentre de Constantinople, porteur de promes ses différentes de celles qu’offraient les ambassadeurs du basileus. Aussi les consuls refusent-ils le don de 56.000 hyperpères et renvoient Amico di Murta à Constantinople. « G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 364-367 et C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. II, doc. 52: description du quartier de Coparion (cf. infra, pp. 180). Quant au texte du chrysobulle de 1170, il nous est parvenu vidimé dans un acte d’Isaac II Ange (Miklosich-Müller, Acta et diplomata, op. cit., t. III, p. 33, G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 420, et F. Dòlger, Regesten, op. cit., n° 1497-1498). Cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 205-211; A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., pp. 232-233; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 65-67; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., pp. 57/-5S2; P. Lamma, Comnem e Staufer, op. cit., t. II, pp. 185-189. 30 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE que leur concours ne lui est point indispensable, et pour préparer la grande expédition en Italie à laquelle il n’a pas encore renoncé. La Commune, de son côté, profite de la situation: elle refuse de s’engager trop ouvertement contre 1 empereur germanique qui, malgré ses échecs face à la Ligue lombarde, reste menaçant; vis-à-vis de Byzance, elle accroît ses exigences à mesuie qu elle sent le basileus se détacher de la traditionnelle amitié qui le liait à Venise. L application du traité est de courte durée; car à peine Amico di Murta a-t-il rejoint la métropole que se renouvellent les incidents de 1162: le quartier de Coparion est pillé et incendié par les Vénitiens 48. Le basileus, mécontent de n avoir pu conclure avec Gênes une alliance étroite, aurait-il poussé ceux-ci à agir contre leurs concurrents? La duplicité byzantine ne peut être retenue: en effet, lorsque Manuel Ier eut fait arrêter les Vénitiens par le gigantesque coup de filet du 12 mars 1171, l’on vit des Génois defendre la rade d Almyros en Thessalie et refuser de s’associer à l’escadre vénitienne dans ses opérations de représailles contre l’empire49. Il n’y a donc du côté génois nulle animosité contre les Grecs; tout ce que souhaite Gênes c est de reti orner sa place à Constantinople et d’obtenir réparation pour les pertes subies en 1162 et en 1170: à cet effet, elle envoie un ambassadeur, Grimaldi, porter au basileus en 1174 la liste des dédommagements dus à ses marchands . On ignore tout des résultats des négociations; sans doute sont-ils favorables, puisque les Génois trafiquent de nouveau dans l’empire et y 48 Le meilleur récit est celui de J. Kinnamos, éd. de Bonn, p. 282, à complète! par la liste des dommages réclamés en 1174 par l’ambassadeur génois Grimaldi (G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 383-385). Ibidem, p. 388 et C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. II, P- 215; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 621; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 69. ° G- Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 368-405 et C. Imperiale di Sant’Angelo, iplomatico, op. cit., t. II, doc. 96. Cette liste offre un grand intérêt: elle mon-q e les Génois continuaient à servir fidèlement le basileus dans l’expédition de . pre ou contre les Coumans; elle révèle aussi dans quelles régions de l’empire trafi- ^ . * n°S ^1arC^anc*s ^sur ce P°'nt, cf. infra, chap. XIV), ainsi que la croissance considérable du trafic génois entre 1155 et 1171. Sur cette liste, cf. W. Heyd, Histoire du commerce op. cit. t. I, p. 212; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 621-622; A. Schaube, sgesc te je, op. cit., pp. 233-234; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 7-68; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., pp. 582-583. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 31 exercent une influence prépondérante dans les dernières années du règne de Manuel Ier Comnène 51. En 1180, lorsque meurt le basileus, les Génois n’ont jamais été aussi prospères dans l’empire, ni si patents les échecs de la politique occidentale de Manuel Lr. Eustathe de Thessalonique, en prononçant l’éloge funèbre de 1 empereur, a beau dire qu’« il n’est pas de langue étrangère qu’il ne mélangeât à la nôtre pour notre utilité. Certains (étrangers) vinrent à nous comme coloni, d autres attirés par les dons provenant de la générosité impériale accoururent vers cette source créatrice de richesse en donnant pour salaire même leur pouvoir »52. Nicétas Choniatès, qui constate à la fin du siècle les conséquences de la politique de Manuel Ier, conclut, lui, que les liens tissés par le basileus avec l’Occident coûtent très cher à l’empire et profitent surtout aux étrangers: ceux-ci reçoivent de hautes fonctions, se vêtent splendidement, profitent des donations impériales et, loin detre reconnaissants, profèrent les pires menaces contre le basileus et sont en butte à la haine des Grecs 53. Manuel Ier a voulu s’entendre avec les forces de l’Occident pour s opposer à une unité de l’Occident contre l’empire: il n’a fait qu’introduire les loups dans la bergerie. La prospérité des Génois est éclatante. Ils ont su profiter de la politique hésitante du basileus entre les diverses républiques maritimes italiennes. Venus les derniers en Romanie, chassés par leurs concurrents puis accueillis de nouveau, ils réussissent après 1170 à jouir de privilèges égaux à ceux des Pisans et à supplanter en pratique les Vénitiens qui n’ont pas dû reprendre en grand nombre les routes de Constantinople, après le coup de filet de 1171. Quoiqu ’on ne puisse suivre les progrès de leurs activités marchandes, deux indices montrent qu’elles se sont beaucoup développées: en 1162, les marchands lésés par le pillage du quartier génois de Constantinople sont au nombre de 74 et, pendant la décennie 1155-1164, le dixième à peine des investissements génois dans le commerce méditerranéen prend 51 En 1179, Balduino Guercio qui passe pour avoir été un familier du basileus (Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West 1180-1204, Cambridge (Mass.), 1968, p. 208) transporte sur sa galère la jeune princesse Agnès de France, fiancée au fils de Manuel Ier, le futur Alexis II [Annali genovesi, op. cit., t. II, p. 13). En 1180, Guglielmo Arnaldo, revenant de Péra avec un chargement de grain apporte à Gênes la nouvelle de la mort du basileus (Ibidem, pp. 14-15). 52 Patrologie Grecque, t. 135, col. 18. 53 Nicétas Choniatès, Historia, op. cit., pp. 200, 203, et W. Regel, Fontes rerum byzantinarum, t. I, fase. 2, Petrograd, 1917, p. 219. 32 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE la direction de Constantinople34. Vers 1181-1182, Eustathe de Thessaloni-que évalue à plus de 60.000 le nombre des Latins — essentiellement Pisans et Génois — établis le long de la Corne d’Or53; même s’il y a quelque exagération dans l’estimation d'Eustathe, on peut estimer qu’en vingt ans l’essor du commerce génois à Byzance s’est effectué à un rythme très rapide. La minorité du jeune Alexis II et les rivalités de clan autour du trône impérial favorisent l’emprise des Occidentaux sur la vie économique de la capitale. L impératrice-mère, Marie-Xena, et le protosébaste Alexis s’entourent de conseillers latins et réussissent, grâce à leur aide, à sortir vainqueurs de la « guerre sacrée» qui les oppose en avril et mai 1181 au clan de Marie Porphyrogénète et au « parti » anti-latin56. En effet la faveur dont jouissent les marchands occidentaux suscite contre eux la haine du peuple et des grands; elle éclate en avril 1182, lorsqu’à l’arrivée d’Andronic Comnène, le protosébaste Alexis est arrêté et qu’avec l’aide des Paphlagoniens, la populace peut saccager les biens des Latins et tuer les marchands et les clercs catholiques sans défense. Massacre horrible dont les Génois et les Pisans sont les principales victimes, puisque les Vénitiens ne devaient guère être très nombreux à Constantinople à cette date. Seuls quelques-uns peuvent s’enfuir sur les dromons que le protosébaste avait armés pour s’opposer à l’avance d’Andronic Comnène. Les survivants pillent au passage les îles et les côtes de la Propontide et, après une tentative contre Thessalonique, regagnent l’Italie l7. 34 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 389-397; cf. V. Slessarev, The pound value of Genoa s maritime trade in 1161, dans Explorations in Economie History, t. 7, 1969-1970, pp. 107-108; cf. infra, chap. XII. 53 Eustazio di Tessalonica, La espugnazione di Tessalonica, éd. S. Kyriakidis, Istituto siciliano di Studi Bizantini e Neoellenici, Paierme, 1961, pp. 32-34. D. Jacoby, La population de Constantinople à l’époque byzantine-, un problème de démographie urbaine, dans Byzantion, t. 31, 1961, p. 107, n. 2, remarque que l’estimation d’Eustathe est exagérée si on la compare aux chiffres de l’époque antérieure. Cette exagération souligne la calamité que les Latins constituaient pour les Byzantins. Eustazio di Tessalonica, op. cit., p. 34: « l’impératrice et le protosébaste, perdant 1 affection des Romains se tournèrent vers les Latins qu’ils comblèrent de dons et auxquels ils promirent de pouvoir saccager la ville et réduire les Romains en esclavage ». La force du « parti latin » est mise en évidence par Guillaume de Tyr, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum a tempore successorum Mahumeth usque ad annum Domini MCLXXXIV, dans Recueil des Historiens des Croisades, Historiens occidentaux, col. 1080-1082; voir également Nicétas Choniatès, Historia, op. cit., p. 247. Les sources génoises ne contiennent aucun récit du massacre; mais en 1192, la Commune évalue à 228.000 hyperpères les pertes subies par ses ressortissants en 1182 (G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 425). Que les Génois aient été les principales L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 33 Aucune mesure de rétorsion ne semble avoir été envisagée par les républiques maritimes italiennes, dont certains ressortissants toutefois devaient se trouver dans les armées normandes qui prirent et pillèrent Thessalonique le 24 août 1185 58. d/ Gênes et la dynastie des Anges. Après la chute dAndronic Comnène, de longues négociations sont nécessaires pour que les Génois retrouvent leur place à Constantinople et dans l’empire. En effet Isaac II Ange a d’abord besoin de Venise pour reprendre les îles Ioniennes et s’opposer à toute nouvelle poussee de 1 « impérialisme » normand: aussi le basileus accorde-t-il aux Vénitiens en février 1187 toute une série de chrysobulles garantissant leurs privilèges et possessions dans 1 empire, en échange d’une aide militaire. Comme, au gré des Vénitiens, la question des dédommagements dus pour les pertes subies en 1171 ne reçoit pas de solution satisfaisante, le basileus ne tire aucun profit de l’alliance vénitienne, au mo ment où se réunissent les troupes de la troisième Croisade qui menacent 1 empire 59. Déçu, il se tourne vers Gênes. Dès 1186, la Commune envoie deux ambassadeurs à Constantinople, avec d’autant plus d’empressement que ses droits en Terre Sainte sont menacés par la puissance de Saladin et par la négligence des princes francs, en dépit des rappels à l’ordre que leur adresse le pape Urbain III60. On ne sait si Lanfranco Pevere et Nicola Mallone, les deux envoyés génois, peuvent s’entendre avec le basileus; toujours est-il que 1 année suivante des marchands trafiquent entre la Romanie et la Terre Sainte, parmi victimes ressort des récits d’Eustathe de Thessalonique (La espugnazione, op. cit., p. 56), de Guillaume de Tyr (Historia rerum, col. 1082-1086), et de Nicétas Choniatès (Historia, op. cit., pp. 250-251), à compléter par B. Marangone, Annales pisani, op. cit., p. 73; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 222-223; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 626-627; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 70-71; A. Schaube Handelsgeschichte, op. cit., pp. 247-248; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 282; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 41-43 (récit détaillé' du massacre) et 208. Le raid des Latins contre Thessalonique, après le massacre de 1182 est évoqué de manière allusive par Eustathe (La espugnazione, op. cit., p. 68), dont le récit concerne essentiellement l’attaque des Normands en 1185. 58 C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 628; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 71. 59 F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 54-57; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West,*op. cit., pp. 197-199. 60 Annali genovesi, op. cit., t. II, p. 21; Liber Lurium, op. cit., t. I, col. 333-338. 34 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE eux, Balduino Erminio, propriétaire d’une nef sur laquelle Conrad de Mont-ferrât trouve refuge, après avoir fait tuer Alexis Branas01. En décembre de plus en plus inquiet devant les préparatifs de la croisade allemande , Isaac II répond à une lettre de Balduino Guercio et exprime le désir de re prendre les relations anciennes avec Gênes, si la Commune n élève pas de nou velles prétentions 63. Il lui envoie d’ailleurs l’un de ses favoris, Constantin Mésopotamitès, mais il semble qu’en raison des demandes génoises, ju^ees excessives, les négociations aient échoué M. Le passage par Constantinople e la croisade germanique interrompt l’échange d’ambassadeurs, d autant moins urgent qu’Isaac II vient d’aboutir à un accord avec Venise enfin satisfaite dédommagements que lui propose le basileus, qui élargit d autre part le quar tier concédé à ses alliés 65. Après la troisième Croisade, Gênes ne désespère pas d aboutir. E e en voie un certain Tanto auprès d’Isaac II Ange qui se déclare disposé à ne gocier avec des envoyés officiels de la Commune66. Ceux-ci, Guglielmo nello et Guido Spinola, demandent en avril 1192 réparation des Per^ subies en 1182 et évaluées à 228.000 hyperpères, le paiement immédiat dons annuels promis par Manuel Ier Comnène — versements en espèces 61 Regni Iherosolymitani brevis Historia, dans Annali genovesi, op. cit., t. I, PP 143444; cf. Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 82- . a VIC de Conrad de Montferrat sur Alexis Branas est suivie d’une nouvelle emeute popu contre les Latins de Constantinople, qui réussissent, cette fois, à se dé en reJUS<1 ment où les envoyés de l’empereur viennent rétablir l’ordre (cf. Nicétas Chômâtes, n istoria, op. cit., pp. 392-393). 62 Le traité entre les légats impériaux et Frédéric Barberousse fut conclu a la diete de Nuremberg en décembre 1188 (cf. F. Dolger, Regesten, op. cit., n Histoire, op. cit., t. II, p. 35). « G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 406408; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1582. 64 Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West., op. cit., P- 209 et note . ignore la date à laquelle Constantin Mésopotamitès se rendit à ^fS' a . « connue que par une allusion insérée dans le chrysobulle de 1192: G. Bertolotto. Nuova serie, op. cit., pp. 414 et 425. » F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 56; Ch. M. Brand, Byzamm confronts the West, op. cit., p. 199. —- « G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 408410; C. Imperiale di ant^ ngeo, Codice diplomatico, op. cit., t. III, doc. n° 9; F. Dolger, Regesten, op. cit., n , cf. C. Desimoni, Sui quartieri, op. ci.., p. 163; W. Heyd, Hvmre * ^ ci, t. I, p. 229; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 629-630; A. Schaube, Hanielr geschichte, op. cit., p. 250; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. , Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., p. 2 L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 35 pallia de soie — le remboursement des droits levés sur les bateaux génois depuis 1185 et la réduction du kommerkion au taux de 2 %, enfin 1 agrandissement du quartier génois à Constantinople et 1 accroissement des dons annuels versés par le basileus à la Commune et à 1 archevêque . Le logothète du drome, en revanche, met en avant les dommages que la piraterie a fait subir aux Byzantins depuis 1182. On aboutit à un compromis:^ le basileus accepte de payer les dons annuels, représentant le montant dû pour trois années, accorde aux Génois un quartier agrandi et confirme les droits accordés par Manuel Ier Comnène. Le taux du kommerkion est maintenu à 4 % et les Génois prêtent serment de fidélité au basileus68. Il n est plus question tic-dédommagements: l’empire rétablit à bon compte des relations pacifiques avec les Génois qui retrouvent à Constantinople la place qu ils occupaient avant 1182. En avril 1192 est rédigée la charte de mise en possession du nouveau quartier de Coparion et en août, en présence de Nicéphore Pepagome nos et de l’interprète Girardus Alamanopoulos, les consuls de Gênes fient l’accord 69. Quelques mois plus tard, tout paraît être remis en question à eau. des méfaits commis par des pirates génois qui, s adjoignant à des Pi ont attaqué l’île de Rhodes et se sont emparé d’un vaisseau transportant des envoyés du basileus auprès de Saladin et des ambassadeurs égyptiens J route vers Constantinople70. Ces méfaits entrent dans une longue d’actes de piraterie, perpétrés par des armateurs privés, tels que Gug ie m Grasso ou Gafforio, que la Commune est impuissante à contrôler, ils^ g drent à leur tour des actes de représailles et contraignent les basileis ' p dre à leur solde des pirates pour en combattre d autres. La dernière du XIIe siècle inaugure ainsi une ère d’insécurité maritime permanente ans une Méditerranée où s’affrontent Byzance et les républiques mai 67 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 424-425. « G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 426433; F^Dolger, Rj*OK», op. n° 1609; cf. C. Desimoni, Sui quartieri, op. cit., p. 1 , • ’ * ç^ybe merce, op. cit., t. I, p. 229; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. commerce op Handelsgeschichte, op. cit., p. 250; G. I. Bratianu, Recherches sur le ’ cit., pp. 72-73; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 69 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 434-445 et 445-448; F. ger, ^ op. cit., n° 1610; C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. c ., ™ G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 448-453; Miklosich-Mulki^ ^ plomata, op. cit., t. III, pp. 37-40; F. Dolger, Regesten, op. cit., n» 1612; H. Ahrueile Byzance et la mer, op. cit., pp. 446-447. 36 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE liennes, flottes officielles et armements privés71. Dans l’immédiat, les Génois de Constantinople sont contraints de verser un dédommagement aux armateurs grecs lésés par leurs concitoyens; Guglielmo Tornello et Guido Spinola reprennent la route de Byzance et négocient avec Isaac II; le basileus consent à renouveler en octobre 1193 les privilèges accordés 1 année précédente 72. Des incidents semblables se renouvellent sous le règne d’Alexis III qui, pourtant, favorise ouvertement Gênes et Pise, au détriment de Venise dont l’emprise sur l’économie byzantine lui paraît trop forte. Pour se venger des méfaits commis par le pirate Gafïorio, le basileus fait emprisonner quelques Génois de Constantinople, suspend les privilèges commerciaux de la Commune, mais lui dépêche un envoyé, le fixicus Niccolò, après que Gafïorio eût été pris et puni /3. Il n’est pas certain que le sauf-conduit accordé à Guglielmo Cavallario soit en relation avec cet épisode74. Il est étonnant de voir le basileus prendre l’initiative en se tournant 71 Sur ces problèmes, cf. infra, chap. IX. 72 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 454-464; C. Imperiale di Sant Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. Ili, doc. n° 35; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1616; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 232; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 635-638; A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., pp. 250-251; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 75-76; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 288-291; Idem, Course et piraterie dans la Méditerranée orientale aux IVe-XVe siècles (Empire byzantin), dans Course et Piraterie - Etudes présentées à la Commission internationale d’histoire maritime (San Francisco 1975), pp. 16-17 et note 24; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 211-212. 73 L’épisode de Gafforio, Kaçoûprjç, est surtout connu par le récit de Nicétas Choniatès, Historia, op. cit., p. 482, un document pisan (J. Müller, Documenti sulle relazioni, op. cit., p. 72) et la lettre adressée par Alexis III à la Commune (G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 464-466 où toutefois le nom de Gafforio n’est pas mentionne); cf. F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1649; C. Desimoni, Sui quartieri, op. cit., pp. 166-167; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 238-239; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 639-640; A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., pp. 254-255; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 76-77; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 289-291; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., p. 214. Niccotò est un envoyé d’Alexis III et non de la Commune de Gênes, comme le pense Ch. Brand; le texte de la lettre d’Alexis III ne laisse aucun doute sur ce point; l’initiative de la reprise des négociations revient au basileus. 74 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp, 467-468; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1660. L’acte ne porte aucune titulature impériale et n’y figurent que la date de mois (avril) et l’indiction IV. D’après F. Dolger, cité par Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., p. 214, note 11, le document serait de 1156 et non de 1201, Suivant l’édition de G. Bertolotto. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 37 vers Gênes, quelques mois après avoir sanctionné les Génois de Constantinople, rendus responsables des méfaits de Gafforio. Mais, dans les années 1200, la diplomatie impériale cherche vainement des appuis: elle tente de contenir les prétentions des Vénitiens que le chrysobulle de 1198 ne satisfait pas et qui subissent les tracasseries des fonctionnaires byzantins; elle favorise les Pisans en 1199, mais deux membres éminents de la colonie pisane protègent la fuite en Occident du jeune prince Alexis, fils du basileus détrôné Isaac II. Où trouver dès lors une alliance moins incertaine? en octobre 1201, Gênes envoie à Constantinople Ottobono della Croce avec des instructions précises. Il arrive dans la capitale au moment où Alexis III s aigrit contre les Pisans tenus pour complices de la fuite du jeune Alexis. Les instructions lui enjoignent de demander un élargissement du quartier génois, la réduction du kommerkion au taux de 2 %, le paiement des dons annuels restés impayés depuis 1195, le dédommagement des préjudices subis par ses concitoyens et la promesse que les biens des Génois de Constantinople ne pourraient être saisis arbitrairement75. Le chrysobulle délivré au terme de ces négociations a été perdu, mais le procès-verbal de concession du quartier prouve quAlexis III a accordé au moins une partie de ce qu’on lui demandait; il a assuré aux Génois de Constantinople une position solide que, moins de deux ans plus tard, l’arrivée de la IVL Croisade allait renverser . Telles sont les relations politiques que Gênes a entretenues avec la dynastie des Anges. Du côté byzantin, il faut relever avant tout 1 échec d une politique favorisant tantôt une république maritime italienne, tantôt une 75 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 469475; C. Imperiale di Sant’Angelo, Codice diplomatico, op. cit., t. III, doc. n° 77; C. Desimoni, Sui quartieri, op. cit., pp. 166-167; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 238-240; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 639-649; A. Schaube, Handelsgeschichte, op. cit., pp. 254-255; J. K. Fotheringham, Genoa and the Fourth Crusade, dans English Historical Review, t. 25, 1910, pp. 29-32; G.I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 77-79; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., p. 216. Deux minutes notariales d’avril 1201 (ASG. Manoscritti n° 102, fi. 187 v et 188 r) montrent qu’Ottobono della Croce a reçu des avances remboursables sur les donations que ferait à la Commune la cour impériale de Byzance. 76 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 475-499 et F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1663. Comme l’a remarqué Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., p. 371, note 15, le prostagma daté du mois d’octobre, indiction 5, est d’octobre 1201, et non de l’année suivante, comme l’indique G. Bertolotto, p. 475. Pour la description du quartier génois, cf. infra, pp. 180. Voir le bref article de L. Halphen, Le rôle des Latins à Constantinople à la fin du XIIe siecle, dans Mélanges Ch. Diehl, Paris, 1930, t. I, pp. 141-145. 38 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE autre, dans un jeu de bascule inauguré, avec des fortunes diverses, par Manuel rr Comnène et poursuivi, dans les pires conditions, par ses successeurs. Manuel Tr, au moins jusqu’à Myriokephalon, a gardé la force militaire et navale indispensable à un Etat aux prétentions universelles. A partir de 1185 ", au contraire, l’Etat se désagrège, Byzance est en butte à 1 agression militaire de 1 empire germanique et économique de Venise. Elle cherche à résister en mettant en concurrence Pisans, Vénitiens et Génois. Mais son impuissance navale est telle que pour s’opposer aux entreprises des pirates occidentaux, elle est obligée de recourir à d’autres pirates et à des mesures de représailles inefficaces; aussi les relations de Gênes avec Byzance subissent-elles maints à-coups; les exigences de la Commune s’accroissent à mesure que se révèle 1 impuissance impériale. Loin de gagner des alliés, les concessions des basileis augmentent la morgue d’étrangers qui ne s intéressent qu .i 1 i-xploitation économique de l’empire, avant d’en faire la conquête, à 1 occasion de la quatrième Croisade. e/ Les Génois et la Romanie de 1204 à 1261. A cette conquête les Génois, on le sait, ne participent pas 7S. Est-ce pour a\oir ete tenus a 1 écart des armements navals nécessaires aux croisés, alors qu <_n 1189-1190, les chefs de la troisième Croisade avaient largement fait appel à Gênes? C’est probable: en tout cas la rancoeur de l’annaliste officiel t ,p p3 lt'c*ue d Andronic Ier Comnène a été diversement interprétée: pour cer-Sbasso, Partiti politici e lotte dinastiche in Bisanzio alla morte di Manuele Com- 1912' “2;,^Ca^e Accadem‘a delle Scienze di Torino, ser. 2, t. 62, fase. 2, 4e. rse serai: opposé à la politique de ses prédécesseurs et aurait engagé Andronicos res1t*urer 1 Etat; P°ur d’autres (J. Danstrup, Recherches critiques sur cherché à ’ ^ etemkap^Societeten i Lund Arsbok, 1944, pp. 69-101) il n’aurait politique vi%maint^niri’nU eili eCrasant le <( Parti » des Comnènes et de l’aristocratie. Sa confron„ tb: iL.lp c™ PP. 66.67“' * in,erPré‘" Br“d' 26-57 qui analvcp / ^ .^keringham, Genoa and the Fourth Crusade, op. cit., pp. tantinople T été renforcée^àr k “ “ “ * «“* h ^ ^ dant qu’en avril 1201 n T a c°ncessi0ns lmP^s de 1201. Il faut rappeler cepen-Gênes à leur re- À v* ^ /r enVOy^s Thibaut de Champagne sont passés par ZS éde fTi P T (f Ge0ffr0y de Villehard°™> La conquête de Consta* inopie, ed E. Farai, Pans, 2 vol., 1938-1939, ch. XXXII, t I PP 32-34) On ignore OttoLoederCrœP°!iti0nS qUl nC P°UVaient êtrC aCCepté£S’ P’uis^’au moment Uttobono della Croce était envoyé par la Commune auprès d’Alexis III L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 39 de la Commune, Ogerio Pane, exprime le sentiment de ses concitoyens, lorsqu’il évoque les événements de 1204 79. Il ne s’agit pas ici d’analyser en détail l’histoire de la quatrième Croisade, mais plutôt de voir quelles conséquences la prise de Constantinople a eues sur le sort des Génois en Romanie. A l’automne 1203, lors du premier incendie de la capitale, les Latins établis à Constantinople rejoignent les croisés campés à Péra, de sorte qu’un chroniqueur a pu écriie que « par espoir de gain, des Vénitiens, des Pisans, des Génois » vinrent en aide à la croisade80. Nos marchands n’en tirent aucun bénéfice: le traité de mars 1204 puis la Partitio Romanie d’avril-mai écartent, on le sait, les Génois des profits de la conquête81. Venise s’arroge même le droit d admettre qui elle veut sur le marché de Constantinople 82. Il ne peut être question pour Gênes d’accepter de telles conditions. De 1204 à 1261, la Commune essaie d’abord de résister, puis elle traite avec sa rivale, avant de s’entendre finalement avec l’empire de Nicée, pour renverser l’hégémonie vénitienne à Constantinople83. Dès 1205, elle édicté un dcvetum, interdisant à ses ressortissants de se rendre en Romanie 8 . Puis elle s efforce de favoriser la guerre de course contre ses rivaux: tentatives de Leo Vetrano 79 Annali genovesi, op. cit., t. II, p. 89: « postmodum vero, obliti domimce crucis receptionem, et ipsam crucem proitientes, Constantinopolim perrexerunt, ct civitatem ccpe runt et expoliarunt, ecclesias expoliantes et cruces et testes evangeliorum crustantes ... ». 80 Nicétas Choniatès, Historia, op. cit., p. 552; G. de Villehardouin, La conquête, op. cit., t. I, p. 210; Otton de Saint-Biaise, Chronica, dans MGH, Scriptores, t. XX, p. 331. si G. de Villehardouin, La conquête, op. cit., § 234-235, t. II, pp. 35-36; R. de Cl ari, La conquête de Constantinople, éd. P. Lauer, Paris, 1956, pp. 68-69; A. Carile, Partitio terrarum imperii Romanie, dans Studi Veneziani, t. VII, 1965, pp. 125-305; N. Oikonomides, La décomposition de l’empire byzantin à la veille de 1204 et les origines de l’empire de Nicée: à propos de la « Partitio Romanie », dans Rapports du XVe Congrès international des Etudes byzantines, Athènes, 1976. 82 G. L. Tafel - G.M. Thomas, Urkunden zur àlteren Handels - und Staatsgeschichte der Republik Venedig mit besanderer Beziehungen auf Byzanz und die Levante, 3 vol., Vienne, 1856-1857, réimpr. anastatique, Amsterdam, 1964, t- I, p. 448: « statutum est etiam quod nemo hominum alicuius gentis, que comunem guerram nobiscum aut successoribus nostris vel populo Veneciae habuerit, recipiatur in Imperio, donec guerra illa fuerit pacificata ». 83 Pour l’examen détaillé de cette politique, cf. notre article, Les Génois en Romanie entre 1204 et 1261. Recherches dans les minutiers notariaux génois, dans MEFR, t. 78, 1966, pp. 467-502. 84 M. W. Hall Cole, H. C. Krueger, R. G. Reinert, R. L. Reynolds, Giovanni di Guiberto, Gênes, 1939-1940, doc. 1222 et 1323. 40 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE contre Corfou 85, raids du comte de Malte Enrico Pescatore contre les navires marchands vénitiens 86 et surtout occupation de la Crète par ce même Enrico Pescatore; soutenu plus ou moins efficacement par des fonds génois gagés sur les revenus de l’île de Malte, et par des navires que lui envoie sa protectrice, Pescatore réussit à se maintenir pendant près de cinq ans . Battu au large de Rhodes, il doit abandonner la partie, en échange d avantages financiers, tandis que son compagnon dequipée, le comte de Syracuse Alamano Costa, plus ou moins aidé par des autochtones, tient le maquis jusqu’en 1217 8S. L’échec de la guerre de course et la reddition de la Crète contraignent Gênes à traiter; une première trêve, conclue en juillet 1212, ne dure pas . En 1218 les projets de croisade incitent la papauté à offrir sa médiation entre les deux cités; la convention ratifiée le 11 mai 1218 marque pratiquement le retour à l’état de fait antérieur à la quatrième Croisade )0: les Génois peuvent commercer librement dans l’empire latin, posséder à Constantinople les mêmes droits et les mêmes biens qu’au temps de l’empereur Alexis III. Les héritiers de Balduino Guercio recevraient toutes les possessions dont jouissait leur ancêtre au temps de Manuel Comnène. Ce traité est reconduit dans les mêmes termes en 1228, ce qui paraît indiquer que les Génois n’ont pas réellement bénéficié des avantages qui leur ont été promis 91. Quelques années plus tard, Frédéric II tente de réduire les exemptions dont jouissaient nos marchands dans le royaume de Jérusalem; aussitôt, inquiets pour leurs activités commerciales, les Génois se tournent vers Jean Vatatzès, avec l’espoir peut-être de trouver une compensation dans 1 empire de Nicée: une ambassade, conduite par Niccolò Embriaco et Guido Policino, 85 A. Dandolo, Chronique, dans RIS, t. XII, Milan, 1728, p. 334; Martino da Canal, Les estoires de Venise, éd. A. Limentani, Florence, 1972, p. 70; cf. F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 86. 86 Annali genovesi, op. cit., t. II, pp. 98-99. 87 Nicétas Choniatès, Historia, op. cit., p. 639; Annali genovesi, op. cit., t. II, PP-104, 109, 114-115; cf. G. Gerola, La dominazione genovese in Creta, dans Atti dellT.R. Accademia di Scienze, Lettere ed Arti degli Agiati in Rovereto, 3e s., t. VIII, fase. 2, 1902, pp. 1-44; M. Balard, Les Génois en Romanie, op. cit., pp. 473-474. 88 G. Gerola, La dominazione, op. cit., pp. 22-23; F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 87-88. 89 ASG. Archivio Segreto, Materie Politiche, mazzo 3/23; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 652. 90 Liber lurium, op. cit., t. I, col. 609-614. 91 Ibidem, t. I, col. 815-820. t l’évolution de la politique GÉNOISE 41 part en 1231 auprès du basileus et du despote d’Epire, Michel Comnène; elle n’obtient, semble-t-il, guère de résultat, non plus qu’une autre mission diplomatique envoyée à Nicée en 1238-1239 n; s’agissait-il d’intervenir auprès de Vatatzès, pour qu’usant de ses liens de parenté avec Frédéric II, il apaise le conflit entre l’empereur et la Commune, qui refuse superbement de prêter serment de fidélité au tout puissant monarque? L’échec de ces négociations conduit Gênes à traiter de nouveau avec Venise: en 1232 est reconnue aux Génois la possibilité d’établir des « consuls, vicomtes et recteurs » à Constantinople, où nos marchands doivent payer à Venise les taxes qu’ils acquittaient au temps de l’empereur Alexis III93. En 1248, alors que la puissance de Frédéric II paraît menacer la liberté des républiques maritimes, Gênes et Venise concluent un pacte d assistance mutuelle et réalisent une sorte de partage de la Méditerranée en zones d influence 94. A la suite de l’échec des pourparlers entrepris avec Jean Vatatzès, les Génois n’hésitent pas à tenter de s’emparer de Rhodes, située dans cette partie orientale de la Méditerranée que l’accord avec Venise laissait sous la surveillance commune des deux républiques. Us en sont délogés par 1 escadre égéen-ne qu’y envoie Vatatzès en 1249 9d. En apparence donc, un statu quo s’est établi en Romanie: Venise n empêche plus les Génois de commercer dans l’empire latin, mais ceux-ci ne s y rendent guère%. Gênes ne cherche plus à y combattre 1 hégemonie vénitienne et se satisfait de son activité commerciale en Syrie franque, confortée 92 Annali genovesi, op. cit., t. III, pp. 57 et 93. 93 ASG. Archivio Segreto, Materie Politiche, mazzo B. 4/37; cf. P. Lisciandrelli, Trattati e negoziazioni politiche della Repubblica di Genova (!958-1797) Regesti, dans ASLI, n. s., t. I, Gênes, 1960, p. 61 et ,4«««// genovesi, op. cit., t. Ili, p. 43, note 2. Ce texte oblige donc, contrairement à ce que pensait G. I. Bratianu (Recherches sur le commerce, op. cit., p. 80), à reporter de 1251 à 1232 le renouveau à Constantinople d’une communauté génoise organisée. 94 G. L. Tafel - G. M. Thomas, Urkunden, op. cit., t. II, pp. 341-346 et Annali genovesi, op. cit., t. III, pp. 88-91. 95 G. Acropolite, Historia, éd. de Bonn, pp. 92-95; Miklosich-Müller, Acta et di-* plomata, op. cit., t. III, p. 72; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1749; cf. H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 322 et note 2; M. Angold, A Byzantine government in exile -Government and society under the Laskarids of Nicaea 1204-1261, Oxford, 1975, p. Ili, E. Merendino, Federico II e Giovanni II Vatatzès, dans Byzantino-Sicula II. Miscellanea di scritti in memoria di G. Rossi Taibbi, Paierme, 1975, p. 377. 96 M. Balard, Les Génois en Romanie, op. cit., pp. 482-483. i 42 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE par les mandements du pape Innocent IV, un Fieschi d’origine génoise9'. Or les rivalités des communes dans le royaume de Jérusalem remettent tout en question: un instant apaisées par une hostilité commune envers Frédéric II, elles éclatent avec violence dès la mort du Hohenstaufen. Des escarmouches nées d’incidents locaux en 1251, on passe rapidement à un conflit généralisé, connu sous le nom de « guerre de Saint-Sabas »; en 1258, la flotte génoise de Rosso della Turca est anéantie par l’escadre vénitienne au sud du port d’Acre; les Génois sont contraints de quitter la ville, pivot de leur commerce en Ierre Sainte, et de se réfugier à Tyr, où ils s’efforcent de réorganiser leurs activités, sous la protection de Philippe de Montfort9S. Cette défaite humiliante appelle une revanche que les Génois ne vont pas tarder à trouver, en contribuant, par leur alliance avec l’empire de Nicée, à la destruction de 1 empire latin de Constantinople. On a beaucoup écrit sur l’origine du traité de Nvmphée et les raisons qui ont poussé l’empire de Nicée à accepter l’alliance génoise ". Du côté byzantin, la guerre de succession d’Eubée a permis de mettre à la raison le despote d Epire et le prince de Morée, mais non les Vénitiens qui demeurent les plus forts en Romanie; l’armée de terre nicéenne a fait ses preuves à Pé-lagonia Au contraire, dans l’été 1260, l’expédition byzantine contre Constantinople a lamentablement échoué: la reconquête de la capitale, qui seule Liber lurium, op. cit., t. I, col. 1025-1026; ASG. Materie Politiche, B. 4/64, -* 65, 5 1 (recensement des biens de la Commune à Acre et à Tyr en 1249 et 1250). s Le plus récent exposé sur la guerre des Communes à Acre est celui de J. Prawer, Histoire, op. cit., t. II, pp. 359-373. Voir également le récit très détaillé des événements dans G. Caro, Genova e la supremazia sul Mediterraneo (1257-1311), 2 vol., Gênes, 1974 (ASLI, t. XIV), trad. italienne de l’oeuvre parue à Halle en 1895-1899 sous le titre Genua und die Mdchte am Mittelmeer 1257-1311: voir t. I, pp. 36-79. 99 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., pp. 426431; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 656-666; G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 100-113; C. Chapman, Michel Paléologue restaurateur de l’empire byzantin (1261-1282), Paris, 1926, p. 42; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 81-82; V. Vitale, Breviario, op. cit., t. I, p. 79; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin - Byzance et l’Occident - Recherches sur « la geste d Umur pacha », Paris, 1957, pp. 45-46; F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 103-104; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus and the West 1258-1282, Cambridge (Mass), 1959, pp. 81-91; H Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., PP- 329-330; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., pp. 374-375 et 381-383; H. Skrzynskaja, Les Génois à Constantinople au XIVe siècle, (en russe), dans Vizantijskij Vremennik, t. I (XXVI), 1947, pp. 222-223. 100 D J Geanakoplos, Greco-Latin relations on the eve of the Byzantine Restora-tion; the Battle of Pelagonia - 1259, dans Dumbarton Oaks Papers, t. 7, 195*3, pp. 99-141. l’évolution de la politique génoise 43 peut apporter à Michel VIII une légitimité que lui contestent les populations micrasiatiques attachées aux Lascarides, n’est possible qu’avec le concours d’une flotte pouvant tenir éloignée de Constantinople la marine vénitienne ou briser la défense maritime de la capitale. Or, en 1260-1261, Michel VIII Paléologue, dépourvu de moyens navals, ne peut que s’adresser à Gênes contre l’ennemi commun 101. La Commune est poussée à cette alliance pour des raisons qui tiennent à sa politique extérieure et à sa situation intérieure. Après les déboires subis en Syrie, les Annales génoises expriment une soif de revanche partagée par toute la population: les assises du commerce oriental sont ébranlées, la fortune de l’aristocratie marchande compromise "’2. Mais l’on peut hésiter entre la reconquête des positions perdues au Levant et une opération de diversion, telle que l’alliance avec les Grecs de Nicée. Pourquoi avoir choisi cette dernière solution? Guglielmo Boccanegra, « capitaine du peuple », doit asseoir son pouvoir face à la noblesse de tendance guelfe, attentive aux impulsions de la politique pontificale, qui cherche alors à ménager un compromis entre les deux républiques maritimes. Réussir une diversion par l’alliance avec les Grecs porterait bien haut l’autorité du gouvernement « populaire » et redonnerait aux hommes d’affaires les marchés dont la défaite génoise à Acre venait de les priver. Génial renversement de la politique coloniale de Gênes, le traité de Nym-phée est dû à l’initiative personnelle de Guglielmo Boccanegra, qui n’a pas craint l’excommunication pontificale pour redonner à sa ville la maîtrise de la mer. A la fin de l’année 1260, deux ambassadeurs, Guglielmo Visconti et Guarnerio Giudice, partent dans le plus grand secret auprès de Michel VIII Paléologue. Les négociations ne traînent pas; le 13 mars 1261, le texte est approuvé et le 27 avril, le basileus donne pleins pouvoirs à trois légats envoyés à Gênes, où le traité est ratifié le 10 juilletltB. Aussitôt, une flotte de seize 101 Les préparatifs de l’alliance sont passés sous silence dans les sources grecques, désireuses sans doute de montrer que la reconquête est un fait national « byzantin »; une seule exception: l’encômion de l’orateur Manuel Holobos, éd. Siderides, EEbS, t. 111, 1926, p. 186. Sur les motivations de Michel VIII, cf. surtout D. J. Geanakoplos, Em-peror Michael Palaeologus, op. cit., pp. 81-82, et H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 329. 102 Annali genovesi, op. cit., t. IV, pp. 41-42; cf. C. Manfroni, Storia della marina italiana dalle invasioni barbariche al trattato di Ninfeo, Livourne, 1899, p. 439, où est analysée la nécessité dans laquelle se trouvait la Commune de ne point abandonner à Venise et à Pise la domination de la mer. 103 L’original grec du traité est perdu. Il n’en subsiste que deux copies latines, exécutées l’une en 1267, l’autre en 1285. La meilleure édition du traité est celle de C. 44 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE navires, sous le commandement de Marino Boccanegra, prend la mer, conformément aux clauses de l’accord. Parmi les dispositions du traité, soigneusement étudiées par Manfroni et D. J. Geanakoplos 104, figure l’obligation pour la Commune d’envoyer une flotte de cinquante navires, à la demande et aux frais du basileus, pour sceller l’alliance offensive des Grecs et des Génois contre Venise, nommément désignée comme l’ennemi commun. Les marchands génois bénéficieraient d une totale franchise douanière dans les terres de l’empire conquises ou à conquérir. Un quartier, comprenant loggia, palais, église, bains, maisons, entrepôts, serait accordé aux Génois à Constantinople, Thessalonique, Ania, Cas-sandria, Smyrne, Adramyttion et dans les îles de Crète, Négrepont, Chio et Lesbos lû5; ce quartier serait sous l’autorité de consuls génois. Les ennemis de Gênes, à l’exception des Pisans, seraient exclus de tous les marchés de l’empire, mer Noire incluse. A Constantinople, les Génois retrouveraient leurs anciennes possessions et recevraient celles des Vénitiens, s’ils apportent leur aide à la reconquête de la ville. Smyrne serait remise en la possession entière de la Commune I06. Celle-ci autoriserait l’exportation des armes vers l’empire, au service duquel entreraient ses ressortissants en temps de guerre, mais il n’est pas permis à ceux-ci de devenir sujets grecs. Enfin le basileus promet le versement des dons annuels traditionnels — 500 hyperpères et un pallium 107. Il est à noter que la reconquête de Constantinople n’est pas mentionnée en tant que telle dans le traité: c’est pourtant là le but unique des forces nicéennes, et la raison pour laquelle le basileus consent tant de faveurs à ses nouveaux alliés. Car du côté byzantin, le seul avantage réel est de pouvoir disposer rapidement d’une flotte, puisque la liberté de commerce concédée aux sujets grecs en Ligurie n’a qu’un intérêt très médiocre. Pourquoi, dès lors, tant de concessions? Les Génois ont pu faire valoir qu’ils devaient Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 791-809 (F. Dolger, Regesten, op. cit.,, n° 1890) que l’on préférera à l’édition du Liber lurium, op. cit., t. I, col. 284 et sq. 104 C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 656-666 et D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 87-91. 103 Sur le sens de ces concessions, cf. infra p. 165. 106 Sur le problème de Smyrne, cf. infra, p. 165. 107 La chronique grecque de Morée (éd. H. E. Lurier, Crusaders as Conquerors. The chronicle of Morea, New-York, 1964, p. 104) résume les avantages accordés aux Génois: le quartier de Galata, l’exemption du kommerkion, des gages (pôyav) et des dons supplémentaires (çiXcmjxiav). L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 45 s’employer dans toute la Méditerranée à contrecarrer les mouvements de la flotte vénitienne; ils ont dû mettre en avant la médiation pontificale entre Venise et leur Commune pour forcer la main au basileus. Mais surtout, comme l’a remarqué C. Imperiale I08, les envoyés de Boccanegra ont insisté sur la force du « parti » guelfe à Gênes; celui-ci pourrait s’opposer à une alliance avec un empereur schismatique et dénoncer un traité qui risquait de faire perdre les marchés encore ouverts aux Génois en Syrie et d’être à l’origine d’une interminable guerre contre Venise. Il fallait donc que les concessions fussent grandes pour vaincre les réticences du monde des affaires, hostile à Boccanegra. Elles le furent en effet et les conséquences sur l’avenir de Byzance n’ont pas été justement estimées sur-le-champ; le traité livrait aux Génois le commerce pontique et les sources du ravitaillement de l’empire, en céréales et produits de la forêt; il leur donnait des avantages douaniers et commerciaux considérables au détriment des sujets grecs eux-mêmes; il les introduisait au coeur de Constantinople, dans une position d’hégémonie telle que les haines populaires contre des étrangers trop puissants ne pouvaient manquer d’éclater à nouveau, comme à la fin du XIIe siècle. Conclu de manière opportuniste pour rendre aux Grecs leur capitale, le traité en préparait à long terme la ruine. A moins d’imaginer qu’en le négociant, Michel VIII espérait déjà faire appel à d’autres Latins, si les Génois devenaient trop puissants, et limiter dans la pratique la portée de concessions néfastes pour la survie même de Byzance 109. Acte anti-vénitien dans l’immédiat, le traité était en fait pour Byzance un acte anti-byzantin. II - De 1261 X 1355 al L’application du traité de Nympbée: les relations byzantino-gênoises sous le règne de Michel VIII Paléologue (1261-1282). Les deux parties contractantes ne tirent pas le même bénéfice de l’alliance. L’on sait comment Constantinople est reprise par les Grecs, à la suite d’un coup de main heureux, dans la nuit du 25 juillet 1261. L escadre véni- 108 C. Imperiale di Sant’Angelo, Iacopo Doria e i suoi Amali - Storia di una aristocrazia italiana nel 1200, Venise, 1930, pp. 92-93. 109 Ces dispositions d’esprit sont bien analysées par Pachymère, De Micbaele Palaeo-logo, éd. de Bonn, t. I, p. 163: « (le basileus) ne se fiait pas aux Génois qui étaient endos dans la ville elle-même, s’y trouvaient nombreux... Le fait de traiter séparément avec 46 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE tienne avait quitté la capitale pour s’emparer de l’île de Daphnusia, en mer Noire, appartenant à l’empire de Nicée. En son absence, le césar Alexis Stra-tegopoulos, aidé par les « volontaires » (thélematarioi), pénètre dans la ville; la troupe nicéenne met le feu aux maisons des Latins bordant le rivage. L’empereur Baudouin s’enfuit et les galères vénitiennes, revenues de mer Noire, ne peuvent qu’embarquer à la hâte les réfugiés latins. Le 15 août 1261, Michel VIII, « nouveau Constantin », fait son entrée dans la capitale de l’empire restauré no. L’aide génoise a donc été inutile, puisque les seize navires armés par la Commune arrivent en Romanie alors que Constantinople est déjà aux mains des Grecs. Toutefois, Michel VIII s’applique à respecter scrupuleusement les clauses du traité en attendant de pouvoir disposer d’une force navale suffisante, dont la construction semble avoir été entreprise dès 1261 U1, le basileus a besoin de la marine de guerre génoise pour se prémunir de toute contre-attaque vénitienne. Il livre à ses alliés le palais qu’occupaient les Vénitiens; au son des trompettes, l’édifice est détruit; les pierres rapportées à Gênes sont utilisées pour construire le palais qui devint ensuite le siège du Banco di San Giorgio "2. Pour armer sa flotte, la Commune a dû lancer un emprunt garanti par le basileus, le 28 avril 1261, par lettre confiée à ses envoyés Isaac Dukas, Théodore Kriviziotès et l’archidiacre Léon in. Une série d’actes notariés de juillet 1262 nous apprend que quelques armateurs ont fourni la somme requise, en regroupant des fonds avancés par des petits prêteurs, auxquels sont garantis les remboursements attendus des autorités impériales 114. En 1263, il faut aller plus loin: un emprunt de 30.000 livres les nations, de se ménager l’amitié de celles qui se trouvaient sur place et de désarmer de loin par des présents l’humeur offensive des absents montrait bien qu’il craignait leur coalition » (trad. V. Laurent). 110 Pour l’histoire de la reconquête, cf. surtout D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 92-115, qui analyse minutieusement les sources byzantines, Acropolite, Pachymère, Scutariotès et Grégoras, en s’attachant surtout aux deux premiers récits rédigés à une date proche de l’événement qu’ils racontent. 111 D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 125-127; H. Ahr-weiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 336-340. 112 Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 45. 113 Liber Lurium, op. cit., t. I, col. 1346; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1892. 114 ASG. Not. ign. Busta 6, fr. 69, ff. 17 v à 21 v: Simonino Panzano et Niccolò di Verduno sont parmi les principaux créanciers de la Commune. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 47 est lancé par la Commune qui le gage sur des revenus tirés d’une hausse des taxes levées sur les céréales "5. Ces ressources sont suffisantes pour envoyer plusieurs flottes en Orient: en 1261, part celle de Marino Boccanegra, que remplaça Ottone Vento, lorsque l’aristocratie génoise eut renversé le « capitaine du peuple », tout en se gardant bien de revenir sur sa politique orientale 115. Le seul fait d’armes notable est, aux dires des Annales génoises, confirmées par une notice de Martino da Canal, l’abordage d’un sandal vénitien chargé de marchandises; les passagers livrés aux autorités impériales sont cruellement punis U1. Dans l’été 1262, quelques bâtiments viennent renforcer l’escadre d’Ottone Vento et lui permettent de résister au blocus que la flotte vénitienne tente de lui imposer dans la région de Thessalonique “8. Michel VIII envoie alors une nouvelle ambassade à Gênes; il se réjouit des succès remportés, mais exhorte son alliée à de plus grands efforts d’armement naval, afin que l’or byzantin ne soit pas inutilement employé u9. C’est là un premier avertissement, un premier signe que l’alliance se relâche, alors que la guerre de Romanie devient plus sévère. Venise traite avec le prince de Morée en mai 1262, s’adresse au pape pour lui montrer que la possession de Constantinople est indispensable à la grandeur de l’Eglise romaine; Urbain IV n’a pas attendu les doléances vénitiennes pour excommunier le podestat, le capitaine du peuple et les conseillers, coupables d’avoir traité avec l’empereur schismatique, et jeter l’interdit sur Gênes 120. En 1263, la Commune, tout en négociant avec la papauté, sort d’une inaction que l’on 115 L. T. Belgrano, Cinque documenti genovesi orientali, dans ASLI, t. XVII, 1885, p. 230. 116 Sur la chute de Boccanegra et ses conséquences, cf. G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 114-122. 117 Annali genovesi, op. cit., t. IV, pp. 48-49; M. da Canal, Les Estoires, op. cit., p. 184. Cf. G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 84-<85, G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 128, et D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 152. 118 ASG. Not. ign. B. 8, fr. 95, ff. 55 v, 63 v; C. Manfroni, Storia della marina italiana dal trattato di Ninfeo alla caduta di Costantinopoli, Livoume, 1902, p. 8; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 151. 119 L. T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., pp. 227-229; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 668. La lettre de Michel VIII est adressée au podestat Palmerio da Fano: sans doute le basileus avait-il quelque inquiétude sur le cours de la politique génoise en Orient après le renversement de Guglielmo Boccanegra, principal artisan de l'alliance byzantino-génoise. 120 G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 112-113. 48 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE peut attribuer au changement de gouvernement; elle arme vingt-cinq galères et six autres bâtiments grâce à un prêt de 36.000 livres consenti par les amiraux Pietrino Grimaldi et Pescetto Mallone 121. Au large de Spetzai, au sud-est de l’Argolide, la flotte génoise est interceptée par l’escadre vénitienne de Giberto Dandolo, qui, après la fuite du plus grand nombre des vaisseaux génois, s’empare de deux galères et remporte à Sette Pozzi davantage un succès de prestige qu’une victoire écrasante 122. Cette défaite modifie en tout cas beaucoup le cours des relations byzan-tino-génoises. Plutôt que de payer des équipages dont l’ardeur au combat est douteuse, Michel VIII arme quelques navires et prend à la solde impériale des Gasmoules et des Tzaconiens: flotte suffisante, dit Pachymère, pour assurer la défense de Constantinople, mais non celle de tout l’empire 1_3. Puis, au lendemain du combat de Sette Pozzi, il se décide à licencier la flotte génoise, plus intéressée par des coups de main contre les bateaux marchands vénitiens qu’à la reconquête des provinces jadis byzantines pour le compte de l’empire 124. L’année suivante, pis encore, il découvre que le podestat 121 Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 49; cf. G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 85; G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 136-H37. De nombreuses minutes notariales nous font connaître la composition de cette flotte; elle comprenait les galères de Bagaterio de Vintimille, Nicoloso Augustino, Giovanni Canevario, Pesceto Mallone, Pietro Grimaldi, Inghetto Malfiliastro, Oglerio Pignolo, Lanfranco Cassano, Nicoloso di Negrono, Giovanni Pancia, Franceschino Mallone, Giovanni di Monterosso, Simone Calvo et la galère Picaluga (ASG. Not. cart. n° 30/11, ff. 121 r-v, 132 r, 137 r-v, 140 r-v, 141 r - v; n° 35, f. 247 r; n° 36, f. 273 r; n° 69, ff. 43 v, 44 r - v, 45 r - v, 47 r, 50 r, 52 v). 122 La chronologie et les participants de l’expédition ne sont pas connus avec certitude; pour G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 132-133, les vaincus de Sette-Pozzi turent les amiraux Pietro Avvocato et Lanfranco Dugo Spinola qui avec Ottone Vento et Simone di Iaritea furent poursuivis en 1264 par le gouvernement génois (Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 53). Mais, d’autre part, l’annaliste génois fait précéder le récit de la bataille de Sette-Pozzi (ibidem, p. 51) des préparatifs d’armement confiés a Pietrino Grimaldi et à Pesceto Mallone (ibidem, p. 49) qui quittent Gênes le 29 mai 1263; peut-être l’escadre armée en 1262 fut-elle la seule victime des Vénitiens, alors qu’elle se dirigeait vers Monemvasie à la rencontre de la flotte venue de Gênes? C’est à Monem-vasie en tout cas qu’eut lieu le regroupement des forces byzantino-génoises. (G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 133 et H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 347-348). 123 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, pp. 164 et 188; cf. H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 338-340. 124 Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 52; M. da Canal, Les Estoires, op. cit., p. 194 rapporte qu’ayant convoque le « sire » (podestat) des Génois, le basileus le sermonna en ces termes: « Si ai despendu un si grani monciaus de perpres con cestui la, et L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 49 génois de Constantinople intrigue pour livrer la ville à Manfred, avec lequel la Commune vient de passer des accords pour préserver ses intérêts commerciaux en Sicile 125. Il feint de n’y voir qu’une initiative personnelle de Guglielmo Guercio, mais le prétexte est bon pour éloigner les Génois de la capitale et les installer à Héraclée de Thrace I26. La Commune a beau protester en envoyant auprès de Michel VIII deux ambassades, dont l’une conduite par Benedetto Zaccaria; le basileus reste inflexible127. En fait il semble qu ayant compris le danger que peut représenter pour l’empire la puissance des Génois de Constantinople, il ait voulu revenir à la vieille politique de ses prédécesseurs: opposer une république maritime à une autre, diviser pour régner. La conséquence immédiate en est l’ouverture des négociations avec Venise et des pourparlers avec le pape Urbain IV pour écarter, grâce à la promesse d’une union des Eglises, les menaces de Manfred contre l’empire. Le traité O > # byzantino-vénitien du 18 juin 1265, qui éloigne les Génois de Romanie, si n’ai par vos nule rien gaagnié. Des abate vos proeces et vos bordes »: anecdote, sinon exacte, du moins significative de la rancoeur du basileus, cf. G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 138; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 86; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 163; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 347. 125 Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 65; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., pp. 396-397. 126 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, p. 167, I. 15-19 et p. 168, 1. 1-2: « Après avoir pourvu dans toute la mesure du possible à la sécurité de la ville, il se rendit compte que les Génois, ceux qui étaient déjà sur place et ceux que 1 on attendait, allaient devenir très nombreux. Aussi, comme d’autre part ils étaient trop difficiles à manier pour qu ils se soumettent aisément aux Romains et d’une fierté et d une insolence telles qu au pre^ mier prétexte ils se livreraient à l’agitation ( ÛTroy.ivTjthqaofxévouç av a>ç û-spôcppuç xai oo^apoûç), il jugea de son intérêt de ne pas les maintenir à l’intérieur de la Ville, mais de les transférer dans un endroit à part. Il les fit donc conduire et installer d abor a Héraclée de Thrace ». Sur l’arrogance des Génois, cf. également N. Grégoras, Byzantina historia, 3 vol., éd. de Bonn, 1830-1846, t. I, p. 133, qui (ibidem, p. 97, 1. 10) fait ur^ allusion à l’expulsion des Génois hors de Constantinople sans mentionner Heraclee; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 431; C. Manfroni,, Le relazioni, op. cit., p. 670; G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 166-167; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 86; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 168-171; F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 147; R. S. Lopez, Storia delle colonie genovesi nel Mediterraneo, Bologna, 193&, pp. 215-216. 127 Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 66. En 1265, encore, la Commune s efforce de rétablir de bonnes relations avec Michel VIII, auprès duquel elle envoie Frexone Ma-locello; cf. P. Riant, Exuviae sacrae Constantinopolitaiiae, 3 vol., Genève-Paris, 18 1904, t. II, p. 185; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 671 et D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 183, n. 9. 4 50 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE n’est pas ratifié par Venise qui espère toujours rétablir son hégémonie à Constantinople par une union des forces latines 128. C’est pour les Vénitiens un mauvais calcul. Car la situation en Italie change alors du tout au tout. Dans le sud, la bataille de Bénévent installe Charles d’Anjou sur le trône des Hohenstaufen, dont il élimine le dernier descendant, Conradin, deux ans plus tard. A Gênes, la nomination de deux podestats gibelins, Guido Spinola et Nicola Doria, anticipe l’instauration de la grande dyarchie gibeline de 1270 et donne à la Commune une attitude de défiance, sinon encore d’hostilité, envers Charles d’Anjou. En successeur des Hohenstaufen, celui-ci ne tarde pas à prétendre rétablir l’empire latin; il occupe Corfou, au lendemain de sa victoire sur Manfred, puis s’assure la souveraineté sur la principauté de Morée par les traités de Viterbe en 1267. Contre une telle force, Michel VIII ne peut user que de diplomatie: traiter avec la papauté pour réaliser l’union des Eglises et empêcher ainsi une restauration de l’empire latin; obtenir le soutien et l’alliance de tous ceux qu’inquiète la prédominance guelfe en Italie. Seul, le second objectif retiendra notre attention, puisqu’il implique un rapprochement entre Byzance et Gênes 129. En effet, l’année même où sont signés les traités de Viterbe, les Génois sont autorisés à revenir à Constantinople. L’initiative vient du basileus qui envoie un ambassadeur auprès de la Commune; Gênes, à son tour, délègue Franceschino de Camilla, pour faire appliquer strictement le traité de Nym-phée 130; ce n’est pas par hasard si le 19 mars 1267, le podestat de Gênes fait prendre copie de l’acte de 1261 par un notaire de la Commune 131. Y a-t-il conclusion d’un nouveau traité, comme le pense D.J. Geanakoplos 132, ou plus simplement décision de revenir aux accords de 1261, assortis de l’installation 128 G. Tafel-G. Thomas, XJrkunden, op. cit., t. III, pp. 66-89 et F. Miklosich - J. Müller, Acta et diplomata, op. cit., t. III, pp. 76-84; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1934. Sur ces négociations, voir surtout F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 148 et D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 182-185. 129 Sur les rapports byzantino-angevins, cf. surtout E. G. Léonard, Les Angevins de Naples, Paris, 1954, pp. 103-159 et la troisième partie du livre de D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 189-371. 130 Annali genovesi, op. cit., t. IV, pp. 107-108; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 671-672; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 88; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 206. 131 A. Ferretto, Codice diplomatico delle relazioni fra la Liguria, la Toscana e la Lunigiana ai tempi di Dante, dans ASLI, t. XXXI, fase. I, 1901, p. 83. 132 D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 206. I/EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 51 des Génois à Galata? L’annaliste de la Commune ne parle pas d’une nouvelle convention et les textes grecs sont encore plus imprécis 133. Quoi qu’il en soit, en 1268 au plus tard, les Génois s’établissent à Péra - Galata, base de leur prédominance économique dans l’empire, jusqu’au XVe siècle. Le basileus, avant de les y admettre, a pris quelques précautions; il a fait raser les murailles maritimes de Galata, exigé obéissance et marques de respect du podestat, ainsi que le salut des armateurs génois passant avec leurs vaisseaux devant le palais impérial134. Il n’a, à juste titre, qu’une confiance limitée en ses alliés: ne vont-ils pas, dès le 12 août 1269, sous l’impulsion des Fieschi et des Grimaldi, conclure avec Charles d’Anjou un traité qui, en échange de quelques avantages commerciaux dans le royaume de Sicile, soumet la ville à un podestat du «parti » angevin ’3'? De nouveau isolé, Michel VIII envoie plusieurs ambassadeurs qui, de Gênes, se rendent G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, p. 168, 1. 2-3: « dans la suite (le basileus) estima plus sûr de les (les Génois) faire habiter en face de Péra dans l’unique forteresse de Galata ». Quant à N. Grégoras, éd. de Bonn, p. 97, 1. 13-17, il parait croire que les Génois ont été installés à Galata dès 1261. Cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 436-437; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 672; C. Desimoni, I Genovesi ed i loro quartieri in Costantinopoli nel secolo XIII, dans Giornale ligustico, 1876, p. 235; G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 193; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 88; R. S. Lopez, Storia delle colonie genovesi, op. cit., p. 217; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 206-209. La date de i’ambassade de Frances-chino de Camilla est encore incertaine: en effet une minute notariale inédite signale que la Commune a armé une galère le 17 août 1268 et non 1267 comme le retiennent tous les historiens précités sur la foi du texte des Annales génoises, pour transporter 1 envoyé (missaticus) de l’empereur de Constantinople et Franceschino de Camilla, ambassadeur (legatus) de la Commune auprès de l’empereur des Grecs (ASG. Not. cart. n° 55/1, f. 109 r); ou bien les pourparlers avec Michel VIII ont donné lieu à deux échanges successifs de légations. De toute façon des Génois se trouvaient de nouveau a Constantinople lorsque fut conclu le traité byzantino-vénitien du 4 avril 1268 (G. Tafel-G. Thomas, Urkunden, op. cit., t. III, p. 96: « item propter treguam istam non debent expelli Ia-nuenses de Constantinopoli vel imperio suo»); cf. G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 193 et F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 149. 134 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 134, 1. 8-9 précise que les Génois n’ont pas encore de murailles lorsqu’un incident les oppose à l’empereur; le salut des navires est évoqué par G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, p. 421, 1. 5-7, à propos du monopole d exploitation des alunières, accordé aux deux frères Zaccaria. 135 P. Lisciandrelli, Trattati, op. cit., p. 77; cf. G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 220-224; V. Vitale, Breviario, op. cit., t. I, p. 84; T. O. de Negri, Storia di Genova, op. cit., p. 399. Il est vrai que dès l’année suivante, l’avènement de la dyarchie gibeline des Doria et Spinola donne un cours différent à la politique génoise, désormais hostile à Charles Ier d’Anjou. 52 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE auprès de la curie romaine, de saint Louis et de Charles d’Anjou 136. La croisade de Tunis diffère les projets angevins et sauve Constantinople. La même année, un gouvernement gibelin stable prend le pouvoir à Gênes: les deux « capitani », Oberto Doria et Oberto Spinola, se brouillent rapidement avec Charles d’Anjou, concluent une alliance avec les gibelins de Lombardie et accueillent favorablement les avances de Michel VIII, dont l’activité diplomatique est intense auprès de Grégoire X et de tous les adversaires du roi de Sicile. En août 1272, le gouvernement génois reçoit les demandes de l’ambassadeur impérial, le notaire Ogerio, et y répond par l’intermédiaire de son envoyé auprès de la cour byzantine, Lanfranco di San Giorgio; le débat porte sur la compétence juridictionnelle du podestat, les dommages infligés aux Grecs par des sujets génois — la piraterie, on le verra, est alors un mal endémique — et l’exemption du kommerkion dont profitent des marchands étrangers qui se font passer pour Génois; Lanfranco di San Giorgio est chargé d’obtenir l’application du traité de Nymphée l37; quant à Michel VIII, il cherche surtout à détacher définitivement Gênes du parti angevin 138. L’accord conclu en 1272 n’est ratifié par le gouvernement génois que le 25 octobre 1275. En effet l’année 1273 est occupée par des négociations entre Gênes, Venise et Charles d’Anjou, par l’entremise de la curie romaine 139; puis commencent les hostilités entre la Commune et les Angevins. Mais deux 136 Annali genovesi, op. cit., t. IV, p. 115. 137 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 500-509; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 437 (l’ambassade est de 1272, et non de 1275); C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 673-676; G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 293 et note 4; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 99; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 248-250. Nous possédons en fait trois documents sur ces négociations de 1272: le premier (G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 505-509) contient les demandes de l’envoyé byzantin et les réponses de Lanfranco di San Giorgio; le second (ibidem, pp. 500-504) les minutes de l’accord conclu entre Michel VIII et l’ambassadeur génois; le troisième (L. Sauli, Della colonia dei Genovesi, op. cit., t. II, pp. 204-208) le traité lui-même; cf. F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 2019. 138 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, p. 366, 1. 3-8: « Il (le basileus) prit ses garanties du côté des Génois de Péra, de sorte que, fidèles à leur traité, ils ne s’allient pas aux attaquants (Charles d’Anjou dont Pachymère a longuement évoqué les préparatifs in ibidem, pp. 358-359). Et qui plus est, pour les empêcher de faire cause commune avec ses futurs assaillants, dussent-ils en raison de la race s’abstenir de les combattre, il se les attira d’autre manière et par des marques de bienveillance les fit siens, soit hommes-liges, comme dirait l’un d’entre eux »: sur ce dernier point, cf. infra, chap. VII. 139 G. Caro, Genova, op. cit., t. I, pp. 306-317. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 53 incidents surtout viennent retarder le rétablissement des bonnes relations byzantino-génoises: un habitant de Constantinople est tué par un Génois de Galata qui se vantait que la capitale reviendrait vite au pouvoir des Latins; Michel VIII irrité oblige la communauté pérote à implorer le pardon impérial140. Le second incident concerne l’exportation de 1 alun, dont le basileus a réservé le monopole aux deux frères Zaccaria, en leur remettant les riches alunières de Phocée. Des Génois qui enfreignent 1 ordre impérial sont sévèrement châtiés 141. Le basileus veut en effet restreindre la puissance génoise à Constantinople, car depuis le concile de Lyon qui a écarté la menace angevine contre l’empire, l’alliance de la Commune ne lui est plus si nécessaire; aussi, en mars 1277, conclut-il une trêve avec Venise pour essayer, suivant les vieilles recettes de la diplomatie byzantine, d opposer Génois et Vénitiens en les mettant en concurrence dans 1 empire 14 . Au contraire, pendant les dernières années de son règne, Michel VIII va, par nécessité, se rapprocher de Gênes. D une part, 1 union des Eglises est un échec: le basileus, aidé par Jean Bekkos, ne réussit pas à l’imposer à son peuple réticent; la papauté, de plus en plus irritée des atermoiements de l’empereur, se laisse gagner par le parti angevin et excommunie Michel VIII le 18 octobre 1281. Venise qui n’a rien gagné à renouveler la treve de 1277 se rapproche de Charles d’Anjou et conclut avec le roi de Sicile, devenu en 1278 seigneur d’Achaïe, le pacte d’Orvieto (3 juillet 1281); cet accord prévoit une expédition vénéto-angevine contre Constantinople au plus 140 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, pp. 425-426; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 134; cf. D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 250-251. 141 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, pp. 420-425. Sur cet épisode, cf. infra, chap. XIV. La lettre non datée envoyée par le basileus à la Commune (L. T. Belgrano, Cinque documenti op. cit., pp. 236-239) fait suite à cet incident: le basileus exprime ses doleances envers la Commune, à laquelle il demande de lever l’interdit (devetum) sur le commerce romaniote. Cette lettre nous paraît avoir été adressée en 1276, comme le pensent E. Murait, Essai de chronographie byzantine, Bâle, 1871, p. 432 et R. S. Lopez- Genova mannara nel Duecento: Benedetto Zaccaria, ammiraglio e mercante, Messine-Milan, 1933, pp. 35-37, car aucun contrat notarié portant sur le commerce romaniote n’est conclu en 1277, preuve manifeste que la Commune a édicté un devetum (cf. infra, chap. XIV). Au contraire G I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 139, date cette lettre de 1274 ou 1275, en accord avec C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 679-680, alors que Belgrano, éditeur du texte, retient la date de 1280. 142 G Tafel-G. Thomas, Urkunden, op. cit., t. III, pp. 133-149; F. Miklosich-J. Müller, Acta et diplomata, op. cit., t. III, pp. 84-96; cf. F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 151; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 300-303. 54 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE tard en 1283 et l’envoi d’un premier corps de troupes en 1282 l43. Pour sauver l’empire, Michel VIII s’allie avec Pierre III d’Aragon, héritier des droits de Manfred sur l’Italie du Sud. Les Génois sont les artisans discrets de cette alliance. Le rétablissement des relations commerciales avec l’empire s accompagne d’échanges d’ambassadeurs: en 1278, Guglielmo di Savignone est auprès de la cour byzantine 144; en 1280, Manuel di Negro est à son tour envoyé à Constantinople 14’ et Iacopo Doria nous apprend que la Commune a secrètement averti le basileus de la conclusion du traité d’Orvieto 146. Mais, craignant la riposte angevine et une nouvelle excommunication, elle n apporte aucune aide militaire directe à Michel VIII. Elle laisse ses ressortissants servir le basileus: c’est le cas de Benedetto Zaccaria qui, c’est hors de doute, sert d’intermédiaire entre le basileus et Pierre III d’Aragon et fournit l'or byzantin aux Catalans et peut-être aux conjurés siciliens 147. L on sait comment l’insurrection anti-angevine des Vêpres Siciliennes anéantit les ambitions orientales de Charles d’Anjou et sauve l’empire d’une reconquête latine, quelques mois avant la mort de Michel VIII. « L’empire serait tombé facilement sous la domination de Charles, roi d’Italie, si un tel empereur n’avait pas alors gouverné les affaires des Romains », écrit Nicéphore Grégoras, qui porte un jugement louangeur sur l’oeuvre de Michel VIII148. Certes, l’empire a été sauvé, mais à quel prix? Pour reconquérir et conserver sa capitale, Michel VIII a dû faire aux Génois les plus larges concessions économiques qu’ait jamais accordées un basileus à une communauté étrangère; le fisc impérial perdait la plus grande part des 143 Sur tout ceci, cf. ibidem, pp. 277-334. 144 G. Caro, Genova, op. cit., t. I, p. 394, note 30. 145 Annali genovesi, op. cit., t. V, p. 9. 140 Ibidem, pp. 16-17; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 681; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 141-142; C. Imperiale, Iacopo Doria, op. cit., p. 231; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 345. 14, Les témoignages sur les missions de Benedetto Zaccaria sont réunis par D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 357-358. Il s’agit d’un passage des Gestes des Chiprois (éd. G. Raynaud, Genève, 1887, p. 213), d’un texte de Ptolémée de Lucques (Historia Ecclesiastica, dans RIS, t. XI, Milan, 1727, col. 1186) et d’une lettre envoyée par Pierre III à la veuve de l’empereur Vatatzès, soeur de Manfred. Voir également R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., pp. 66^69, qui nie l’existence d’une alliance gréco-aragonaise antérieure aux Vêpres siciliennes et S. Runciman, The Sicilian Vespers, Cambridge, 1958, pp. 210-211. 148 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 144, 1. 21-22 et p. 145, 1. 1. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 55 revenus du commerce, les marchands byzantins se trouvaient ruinés par une concurrence inégale et l’approvisionnement de Constantinople était pratiquement remis aux mains des étrangers. Bien sûr, comme ses prédécesseurs du XIIe siècle, Michel VIII a essayé de revenir sur d’aussi grands privilèges et de contrebalancer la force économique des Génois en favorisant les Vénitiens; mais le danger angevin l’a rejeté du côté de ses premiers alliés. Un jeu diplomatique subtil, la disposition d’une flotte capable de s’opposer aux entreprises des adversaires lui ont permis de n’être pas débordé. Les Génois ont en vingt ans acquis des avantages tels que la domination économique de la Romanie leur est pratiquement dévolue: l’exemption totale des taxes douanières, la maîtrise des échanges en mer Noire où se fondent Gaffa et les premiers comptoirs pontiques, la libre disposition de quartiers autonomes dans les principales villes de l’empire, la possession par l’intermédiaire des Zaccaria des alunières de Phocée, voilà des privilèges bien importants par rapport à un engagement militaire qui n’a jamais mobilisé toutes les forces de la Commune. A moindres frais, celle-ci a atteint son objectif: égaler les Vénitiens dans l’empire de Romanie, les surpasser même et tenter de les évincer. Du traité de Nymphée viennent à la fois l’affaiblissement économique de Byzance et l’affrontement séculaire des deux républiques maritimes italiennes. b/ Puissance génoise et faiblesse byzantine: le règne d’Andronic II (1282- 1328). « Vos (Ianuenses), ut amicos precipuos et dilectos pura mentis affectione complectimur »I49. Ces paroles adressées dès 1283 par Andronic II aux « capitani » et au peuple de Gênes ne sont pas seulement pure rhétorique: elles expriment une nouvelle orientation de la politique byzantine qui, au lieu de conserver, comme avait pu le faire Michel VIII, une relative indépendance vis-à-vis de Gênes, maintient contre vents et marées une entière fidélité à la Commune, fait appel à celle-ci en maintes circonstances et lui concède des avantages sans cesse accrus 15°. 149 L. T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., p. 241: lettre par laquelle Andronic II annonce aux Génois la mort de Michel VIII (cf. Annali genovesi, op. cit., t. V, p. 29) et les assure de sa fidélité à l’alliance byzantino-génoise: cf. F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 2077 et 2088. 150 Cette interprétation est partagée par P. Lamma, Un discorso inedito per l'incoronazione di Michele IX Paleologo, dans Oriente e Occidente nell’alto Medio Evo, Pa- 56 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Cette attitude favorable à Gênes se vérifie pendant les premières années du règne. En 1284, la Commune arme trois galères et transporte à Constantinople Yolande, fille du marquis de Montferrat, promise en mariage au basileus. Deux ambassadeurs accompagnent la future impératrice; parmi eux, Iacopo Doria dont Andronic II accueille favorablement les demandes de dédommagements en faveur des marchands génois lésés par les fonctionnaires impériaux. La réponse du basileus, d’un ton très modéré, cherche à apaiser les craintes que Gênes pouvait éprouver à la suite de la conclusion de l’accord byzantino-vénitien de 1285 bl. Ces bonnes relations officielles cachent en fait un malaise croissant; d’une part, le basileus ne réussit pas à se faire obéir de ses fonctionnaires qui, ne tenant aucun compte de l’exemption dont jouissent les Génois ni des prostagmata impériaux, oppriment les marchands et les contraignent à des paiements injustifiés I52; d’autre part, si la flotte génoise agit encore pour le compte de l’empire en 1292, elle est incapable de s opposer au développement de la piraterie très florissante en mer Egée et jusqu aux abords de Constantinople1;>3. Pire même: comme le rapporte le patriarche Grégoire II de Chypre au grand logothète, elle participe à des actions de piraterie contre les navires impériaux I54. La responsabilité en incombe au basileus et à ses conseillers qui, après doue, 1968, p. 419 et par A. E. Laiou, Constantinople and the Latins. The Foreign Policy of Andronicus II, 1282-1328, Cambridge (Mass.), 1972, pp. 68-69 et 74, avec néanmoins une certaine réserve. IM Annali genovesi, op. cit., t. V, p. 61; G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. .509-510; Iacopo Doria, l’annaliste génois, fixe ce voyage en 1285, alors que d’après d’autres sources, le mariage de Yolande-Irène avec Andronic II eut lieu en 1284; cf. G. Caro, Genova, op. cit., t. II, p. 116. La lettre d’Andronic II à la Commune paraît être une réponse aux honneurs rendus par les ambassadeurs génois: elle est donc plutôt de 1285 que de 1286, comme le pense F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 2117, suivi par A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., p. 70. 152 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 511-545: cette liste des dédommagements reclamés par 1 ambassadeur génois Niccolò Spinola offre des informations très utiles sur le développement du commerce génois dans l’empire: cf. A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., pp. 73-74 e infra chap. XIV. 153 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 71 et N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, pp. 175-176; cf. A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., p. 74. V. Laurent, Les régestes des actes du patriarcat de Constantinople, fase. 4, Paris, 1971, n 1540, pp. 328-329. Les mêmes reproches sont formulés avec violence par Alexis Makrembolitès, Aôyoç ta-roptx6ç, dans A. Papadopoulos-Kerameus, ’AvâXexxa 'IspoaoXu-fimx7)ç ETaxuoXoyiaç, Petr°grad, 1891, p. 147: les Génois pillent les bateaux de blé et de vin se rendant à Constantinople et n’hésitent pas à tuer les marchands romains. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 57 la mort de Charles d’Anjou, jugent inutile le maintien onéreux d’une flotte de guerre byzantine. Andronic ne craint plus les Angevins, empêtrés dans un interminable conflit avec les Catalans; il se préoccupe désormais de l’Asie mineure, où, pour contenir la cavalerie turque, point n’est besoin d’une force navale inefficace mais d’armées de mercenaires étrangers qui coûtent très cher au trésor impérial. La suppression de la flotte est une erreur capitale, car Byzance renonce à la thalassocratie qui avait assuré son autorité pendant des siècles et livre la mer Egée et la défense de Constantinople aux flottes italiennes, dont la fidélité à l’empire est douteuse. Désormais Byzance, en dépit des réactions timides d’Andronic III et de Jean VI Cantacuzène, dépend économiquement et militairement de l’aide des Occidentaux, qui se déchirent entre eux pour en contrôler les ressources 155. Le conflit porte principalement, comme l’a montré Bratianu, sur 1 accès aux marchés politiques. Il faut rappeler ici que depuis la grande offensive mongole des années 1236-1243, la domination byzantine en mer Noire a fait place à celle des Tatars, consolidée sous le règne du khan Mongkâ (1251-1259). Evénement décisif de l’histoire pontique: grâce à la paix mongole qui s’épanouit pendant le khanat de Kubilay et de son successeur Timour, la région joue à nouveau un rôle d’intermédiaire dans les grands courants commerciaux, grâce à la formation d’un grand empire de la steppe et au déblocage du verrou que constituaient les Détroits aux mains exclusives des Byzantins. La fragmentation de l’empire mongol en ulus aux intérêts parfois divergents ne contrarie pas cette évolution, au moins jusque vers 1340, le khanat de la Horde d’Or, s’étendant des bouches du Danube à 1 Asie centrale, aussi bien que Y ulus des Il-Khans établis en Perse et en Mésopotamie, contrôlent les grandes routes commerciales s’enfonçant au coeur de 1 Asie et se montrent favorables, au moins dans un premier temps, à la pénétration des marchands occidentaux. La rencontre des Mongols et des Italiens en mer Noire élargit les frontières du commerce occidental 156. Cependant le traité de Nymphée avait interdit 1 accès des régions ponti- 155 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, pp. 69-71; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. 1, pp. 174-176. Les conséquences de cet événement capital pour le sort de Byzance ont été soulignées par H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 374-381 et A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., pp. 74-76. 156 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 255-262; Idem, La mer Noire, op. cit., pp. 254-258. L’expansion mongole a fait l’objet de très nombreux travaux. En dehors des ouvrages de R. Grousset, L’empire des steppes, Paris, 1939 et L’empire mongol, Paris, 1941, cf. en dernier lieu, E. D. Phillips, The Mongols, Londres, 1969. 58 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE ques aux Vénitiens, mais non aux Pisans. Ces derniers, vaincus à la Méloria (1284) par la flotte génoise, perdent rapidement leur force d’expansion en Orient. Il n’en est pas de même pour les Vénitiens; dès 1268, ils vont s’approvisionner en blé dans les régions politiques, preuve évidente que l'interdiction formulée en 1261 n’avait pu être appliquée en fait et que Michel VIII avait accordé aux Vénitiens le libre passage vers la mer Noire par les Détroits 157. A partir des années 1275-1280, l’essor du comptoir vénitien de Soldaïa est entravé par la concurrence de Caffa où les Génois s’établissent avec le succès que l’on sait15S. Aussi est-il essentiel pour Venise de contrecarrer l’expansion de sa rivale; elle croit y parvenir en se rapprochant du khan du Kiptchak, Teleboga, et de l’émir Nogaï, en guerre contre PIl-Khan de Perse, Argoun, que soutiennent les Génois; la victoire de la Horde d’Or, alliée aux Mameluks d’Egypte, porterait un coup fatal à la domination génoise sur le commerce pontique b9. Faute d’obtenir par ce jeu diplomatique les résultats escomptés, Venise doit à tout prix s’imposer en mer Noire surtout après 1291; la chute des dernières places chrétiennes de Syrie franque et 1 interdiction pontificale du commerce avec les Sarrasins obligent les Vénitiens a entrer en concurrence avec Gênes pour le contrôle du commerce en mer Noire. La tension entre les communautés marchandes occidentales s’exacerbe dans la dernière décennie du XIIIe siècle et Byzance assiste, impuissante, au développement d’une véritable guerre coloniale dans laquelle elle se trouve, malgré elle, entraînée. Un des premiers incidents a lieu en 1292. Sous le prétexte que le basileus n’a pas payé au roi d’Aragon le subside promis lors du soulèvement de la Sicile, Roger de Lluria, amiral de Frédéric de Sicile, ravage Corfou, Monemvasie et Chio; le basileus qui a démantelé la flotte byzantine ne peut rien faire l6°. Puis l’hostilité entre Vénitiens et Génois éclate 1;>7 G. I. Bratianu, La mer Noire, op. cit., p. 255. 158 Cf. infra, pp. 117 et sq. et M. Nystazopoulou, 'H èv tÿ) Taupuqj XepaovYjaw tzôXiç ZouySaîa (abr. Sougda'ia), Athènes, 1965, pp. 30-34. b9 C. Manfroni, Le relazioni di Genova con Venezia dal 1270 al 1290, dans Giornale storico e letterario della Liguria, 1901, t. II, p. 384; G. I. Bratianu, Recherches sur le comme)ce, op. cit., pp. 256-257; G. Spuler, Die Goldene Horde - Die Mongolen in Russ-land, 1223-1502, Wiesbaden, 1965, pp. 70-71. Le traité signé par Michel Vili Paléologue avec le sultan Qala’un va sans doute dans le même sens: cf. M. Canard, Un traité entre Byzance et l Egypte au XIIIe siècle et les relations diplomatiques de Michel VIII Paléologue avec les sultans mamluks Baybars et Qala’un, dans Mélanges Gaudefroy-Demomby-nes, Le Caire, 1935-1945, pp. 197-224, particulièrement pp. 222-223. 160 Annali genovesi, op. cit., t. V, p. 146, L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 59 lors d’une escarmouche au large de Coron en 1293; le gouvernement ducal saisit le prétexte pour accuser Gênes de rompre la trêve conclue entre les deux cités 161. L’année suivante, des navires vénitiens attaquent les marchands génois dans le port de l’Aïas; sitôt cette nouvelle connue, Niccolò Spinola, qui se trouve en ambassade auprès de la cour byzantine 162, fait armer vingt vaisseaux à Péra et se dirige vers l’Aïas où il l’emporte sur la flotte vénitienne lo3. Byzance se trouve alors dans une position embarrassante: le basileus ne s’est-il pas engagé envers Venise, en 1285, à ne laisser personne prendre les armes en Romanie contre les Vénitiens; n’était-ce pas le cas de Niccolò Spinola, parti de Péra avec la flotte génoise? C’est ainsi qu Andronic II est entraîné dans la guerre de Curzola (1294-1299). Les préparatifs occupent toute l’année 1295, quoique Boniface VIII ait essayé de réconcilier les deux adversaires 164. En 1296, la flotte génoise ouvre les hostilités en allant incendier La Canèe; en même temps des contacts sont pris avec le rebelle crétois Alexis Kalergis, mais en vain lM. Francesco Urseto, en mai 1296, part pour Constantinople, officiellement afin d’y recouvrer les dédommagements que le basileus a promis à Niccolò Spinola, deux ans plus tôt166. Y arrive-t-il avant la grande flotte vénitienne de Ruggero Morosini et de Marco Michiel? Venise en effet n’a pas renouvelé avec 161 Ibidem, t. V, p. 167; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 686; G. Caro, Genova, op. cit., t. II, p. 177; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 252 (l’incident est daté de 1292); A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., p. 102. 162 Cette ambassade déjà citée (cf. supra note 152) était composée de Cavalchabove de Medicis et de Niccolò Spinola qui, d’après deux minutes notariales de 1295 (ASG. Not. cart. n° 146, ff. 11 v et 38 v) ont passé avec le basileus une convention dont le texte ne nous est pas parvenu: il devrait essentiellement comporter le versement de dédommagements à des marchands lésés par des sujets du basileus, comme l’attestent les deux minutes notariales précitées. Voir également G. Caro, Genova, op. cit., t. II, pp. 217-218. 163 G. Monleone, Iacopo da Voragine e la sua Cronaca dì Genova, 3 vol., Rome, 1941, t. II, pp. 97-98; A. Dandolo, Chronicon, op. cit., col. 404; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 686; G. Caro, Genova, op. cit., t. II, pp. 181-183; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 263-264; A. E. Laiou, Constantinople, op. cit.. pp. 102-103. 164 G. Caro, Genova, op. cit., t. II, pp. 194-195; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 266; C. Manfroni, Storia della marina italiana, 1261-1453, op. cit., pp. 202-203; A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., p. 103. 165 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 223; cf. F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 153; A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., p. 103. 166 ASG. Not. cart. n“ 146, f. 46 r (nomination de l’ambassadeur par le podestat et les deux capitaines du peuple, Corrado Spinola et Corrado Doria). 60 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE l’empire la trêve de 1285 et ne se satisfait pas de la neutralité byzantine qui, de fait, protège les intérêts des Génois. Le 22 juillet 1296, les deux amiraux vénitiens incendient le comptoir de Péra, sans épargner les maisons des Grecs sujets d’Andronic, mais échouent contre Constantinople; le basileus qui a fait emprisonner le baile Marco Bembo et les principaux marchands vénitiens, accueille dans la capitale les Pérotes réfugiés et confisque les biens des Vénitiens, évalués à 80.000 hyperpères, violant par là, lui aussi, les accords de 1285 167. En représailles, les Génois de Péra massacrent le baile et les marchands ennemis; Andronic II a beau désapprouver énergiquement et envoyer deux ambassades à Venise 168; il se trouve, de fait, impliqué dans la guerre aux côtés des Génois; mieux même, il est tenu pour responsable, de part et d’autre, des dommages subis par les ressortissants des deux républiques maritimes. Le conflit se développe ensuite dans toute la Méditerranée. Sur la voie du retour, Ruggero Morosini va dévaster Phocée, tandis qu’une autre flotte vénitienne, passée en mer Noire, s’en prend à Caffa, sans y causer, semble-t-il, de grands dommages 169 ; en mer Egée, la piraterie se développe au détriment des vaisseaux marchands, mais aussi des Grecs de Carystos 167 Récits détaillés de l’attaque vénitienne contre Péra dans G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, pp. 237-242; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 207; A. Navagero, Storia Veneziana, dans RIS, t. XXIII, Milan, 1733, col. 10084009; cont. d’Andrea Dandolo, dans RIS, t. XII, col. 406; M. Sanudo, Vite de’ Buchi di Venezia, dans RIS, t. XXII, col. 578; G. Monleone, Iacopo da Voragine, op. cit., t. II, p. 413; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 445-446; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 686-687; Idem, Storia della marina italiana, 1261-1453, op. cit., pp. 205-206; G. Caro, Genova, op. cit., t. II, pp. 220-221; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 268-270; F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 154; R J. Loenertz, Notes d’histoire et de chronologie byzantines, dans REB, t. XVII, 1959, p. 160 (réédité dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1970, p. 423); A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., pp. 104-106. 168 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 242; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 208; cont. d’A. Dandolo, op. cit., col. 406; V. Promis, Continuazione della Cronaca di Iacopo da Voragine, dans ASLI, t. X, p. 499; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 446; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 687; G. Caro, Genova, op. cit., t. II, p. 223; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 270; A. E. Laiou, Constantinople, op. cit., p. 106; Ch. A. Maltezou, 'O &s Cette ambassade n’est connue que par un compte des maîtres rationaux: ASG. Antico Comune, Magistrorum rationalium, n° 46, f. 25. 237 J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. II, p. 523; F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit t I p 54 n° 164; G.M. Thomas, Diplomatarium, op. cit., t. I, p. 273; et. i. a cenko, The Zealot Révolution and the supposed genoese Colony in Thessalonica, dans n,,^ ,fc St. KupiaxESiJv. Thes.lomque, 1953, pp. 612-613; C. P. Kyms, Job» Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., pp. 31-33. 23» J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. II, pp. 500-508 et 516; cf. C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., pp. 31-33. 78 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE truire une flotte grâce à un prêt des Vénitiens ne peuvent qu’entretenir l’hostilité des Génois: aussi se réjouissent-ils lorsque, le 11 juillet 1345 239, le megas dux est assassiné par des nobles du parti de Cantacuzène. Ils proposent à Anne de Savoie de recueillir les meurtriers à Galata, mais ceux-ci sont assassinés par la foule constantinopolitaine 240. Péra sert d’asile à quelques riches Byzantins favorables à Cantacuzène, lorsqu’Anne de Savoie est à son tour obligée de saisir les trésors des églises et des habitants les plus aisés 241. Enfin, les Pérotes mettent à prix la tête de Phakêolatos, lié au « parti » de la régente, lorsque celui-ci ose attaquer des bateaux génois près de Ténédos, en représailles contre l’occupation de Chio par les forces de Simone Vignoso 242. Derrière tous ces incidents, on discerne la préoccupation du gouvernement byzantin de s’opposer à la suprématie économique des Génois qui défendent leurs privilèges en soutenant les adversaires d’Apokaukos, et en particulier Jean VI Cantacuzène. 3 - Vers la guerre des détroits. Lorsque Jean VI entre à Constantinople le 3 février 1347, la situation change du tout au tout. Désormais c’est Anne de Savoie et son fils qu’il faut soutenir contre l’usurpateur, dont la politique anti-latine est moins une manoeuvre démagogique flattant les sentiments de la foule constantinopolitaine qu une nécessité pour relever Byzance tombée sous le joug des étrangers. Le seul remède est de construire une flotte et, en attendant, de faire appel aux forces des émirats turcs 243. Les Pérotes comprennent rapidement le danger; ~39 La date est établie par le texte de la «chronique brève» n° 9 (éd. P. Schrei-ner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, Vienne, 1975, p. 93, qui toutefois fait une erreur de traduction sur la date de mois: juillet et non juin); voir aussi la remarque de P. Lemerle, L émirat d’Aydin, op. cit., p. 210; G. Weiss, Joannes Kantakuzenos, op. cit., p. 120 retient encore la date du 11 juin. 240 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, pp. 734-735 et 748; P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 93; Ducas, Istoria turco-byzantina 1341-1462, éd. V. Grecu, Bucarest, 1958, p. 45; cf. I. Sevcenko, The Zealot Révolution, op. cit., p. 613; C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., p. 36. N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, pp. 747-750 et J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. III, p. 33; cf. I. Sevcenko, The Zealot Revolution, op. cit., p. 613 et C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., p. 38. 242 J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. II, p. 584; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, pp. 766-767; cf. C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., p. 37. Voir 1 analyse de cette politique dans E. Frances, Quelques aspects de la politique de Jean Cantacuzène, dans Rivista di studi bizantini e neoellenici, n.s., t. 5, 1968, pp. 167-176, spécialement p. 170, et H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. ’cit., p. 385.' L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 79 ils aident Anne de Savoie et cherchent à la gagner à l’idée d’une guerre contre Cantacuzène 244. Puis, profitant d’une absence de l’empereur, parti pour Didymotique, ils fortifient en hâte leur quartier de Galata et se préparent à l’affrontement 245. La cause immédiate de la « guerre latine » (15 août 1348 - 5 mars 1349) est la tentative faite par Cantacuzène pour construire une flotte impériale, apte à faire respecter un nouveau règlement douanier qui donnerait à l’empire les ressources nécessaires pour échapper à l’emprise étrangère. Pour ces armements navals, il faut de l’argent; Cantacuzène fait appel à la population constantinopolitaine, utilise l’or reçu du sultan Orhan ainsi que les fonds envoyés par le prince de Russie pour la restauration de l’église Sainte-Sophie 246; les plus riches, sans doute soudoyés par l’aristocratie de Galata, font la sourde oreille et des troubles éclatent dans Constantinople ~47. Les Génois établissent un blocus de la capitale, font des démontrations navales jusqu’à Héraclée et Sozopolis, catapultent des pierres sur les maisons de Constantinople et l’église de la Vierge des Blachernes, pénètrent dans le port Sophien où ils détruisent les bateaux que l’empereur faisait construire « à grand zèle et contre toute espérance »; les trirèmes impériales rescapées et renforcées par quelques nouveaux bâtiments équipés à la hâte sortent de leurs arsenaux le 5 mars 1349; chaque bateau porte au moins trois cents soldats impatients de combattre. A la vtie des galères ennemies les chefs des Romains prennent peur, plongent dans la mer et se sauvent, suivis par leurs troupes. « Et une si grande flotte ne dura pas même autant qu’une bulle à la surface de l’eau » 248. Les Génois étonnés rassemblent les trirèmes vides et les conduisent à Galata 249. 244 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, p. 775; J. Cantacuzène, éd de Bonn, t. II, p$ 607-608, et t. III, p. 42. 245 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, pp. 845-846; Alexis Makrembolitès, op. cit., p. 150. 246 D. A. Zakythinos, Crise monétaire et crise économique à Byzance du XIIIe au XVe siècle, Athènes, 1948, p. 79. 247 Les liens entre les riches Byzantins et les Génois de Galata sont clairement soulignés par Alexis Makrembolitès, op. cit., p. 150: «ceux qui tenaient la situation en main sont dépassés par la majorité ( = la foule) qui murmure contre leur attitude d’amitié à l’égard des Génois », cf. également D. A. Zakythinos, Crise monétaire, op. cit., p. 94. 248 Alexis Makrembolitès, op. cit., p. 158. 249 Les récits détaillés sont donnés par J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. III, pp. 68-79; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, pp. 841-867; A. Makrembolitès, op. cit., pp. 156-159; les dates précises sont indiquées pa deux chroniques brèves, éd. P. Schreiner, 80 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Cet échec éclatant ne remet pas en cause la volonté politique de Cantacuzène. Convaincu que le relèvement de Byzance ne peut être réalisé que par l’abaissement économique et territorial des Génois, il définit une nouvelle politique douanière pour attirer vers Constantinople une partie du trafic qui se dirigeait vers Péra 250. Il tente de reprendre Chio en soutenant la tentative de Tzybos231; il recherche auprès de Venise des armes et du matériel naval2-2, puis accepte une alliance, lorsqu’après avoir obtenu quelque succès contre Douchan, il constate que le doge Andrea Dandolo veut répondre par la force aux provocations des Génois qui prétendent contrôler à leur guise le commerce de la mer Noire. L’alliance avec Venise est certes dangereuse, mais est indispensable en raison des faibles moyens navals de Byzance, incapable de contrecarrer, seule, la supériorité maritime des Génois. Elle doit en outre permettre de recouvrer les terres perdues, Chio et Phocée, et peut-être de rétablir l’entière souveraineté de l’empire sur Galata 253. Cantacuzène ne s’engage pourtant pas sans mûre réflexion dans le conflit qui se prépare entre Gênes et Venise. Au début de l’année 1350, deux ambassadeurs génois sont allés à Thessalonique 254. En mai 1351 encore, le doge Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., pp. 65 et 85; cf. P. Charanis, An important short chronicle of the fourteenth century, dans Byzantion, t. XIII, 1938, pp. 346-347 (réimpr. anastatique dans Social, Economie and Politicai Life in the Byzantine Empire, Londres, 1973); I. Sevcenko, The Zealot Révolution, op. cit., pp. 613-617; C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., pp. 43-44; H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 385. Alexis Makrembolitès (op. cit., p 159) attribue à la lâcheté et à la corruption des chefs les raisons de la défaite. J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. III, pp. 80-81; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, p. 870. Ces mesures facilitaient l’importation du blé à Constantinople, réduisaient les taxes sur les ventes et les droits de douane ramené au taux de 2 %; cf. D. A. Zakythin§6, Crise monétaire, op. cit., pp. 94-95 (l’auteur comprend qu’il s’agit d’une taxe de 50 % sur le chiffre d affaires des commerçants, ce qui est un non-sens); C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1321-1348, op. cit., pp. 44-45; E. Frances, Quelques aspects, op. cit., p. 175. 251 Cf. infra, p. 125. 232 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 66, n° 222. R. Predelli, Diplomatarium veneto-levantinum, op. cit., t. II, pp. 4-12; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 2975. Les négociations commencent en août 1350 (F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 71). -** ASG. Antico Comune, Magistrorum rationalium n° 49, f. 60; il s’agit de Cattaneo de Cattanei et de Lanzarotto di Castello: leur mission est achevée avant mai 1351, puisque les deux légats sont rentrés au moment où font remises les instructions à Oberto Gattiîusio et à Raffo Ermimo: cf. G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 552. Le compte l’évolution de la politique génoise 81 envoie en Orient Oberto Gattiîusio et Rafïo Erminio253: ils arrivent à Péra, alors que le basileus s’est déjà engagé aux côtés des Vénitiens. La guerre vé-néto-génoise a commencé par des escarmouches en 1348 256; après l’interruption provoquée par la Peste Noire, les hostilités reprennent au printemps 1350, par un combat entre bateaux vénitiens et génois près de Caffa; en septembre, elles gagnent la mer Egée et Galata qu’attaque vainement une flotte vénitienne237. En janvier 1351 est conclu un traité entre Venise et Pierre IV d’Aragon; Cantacuzène entre dans l’alliance en mai, alors qu’arrive devant Galata la flotte de Niccolò Pisani; au terme d’un bref combat, l’escadre vénitienne se retire et les Génois bombardent à coup de pierres la capitale 238. En automne, l’arrivée en mer Egée de la flotte génoise de Paganino Doria marque le début de la guerre des Détroits. Il est inutile d’en reprendre la déroulement chronologique, que nous avons reconstitué par ailleurs 259. Les conséquences du conflit sont capitales. La ligue anti-turque, laborieusement constituée en 1343-1344 par Clément VI, n’existe plus, les Génois ayant traité avec l’émir d’Aydin Hizir. A la faveur de la guerre, les Osmanlis se sont intéressés de très près aux affaires byzantines et ont aidé les Génois en leur fournissant des vivres et des informations 26°. précité des maîtres rationaux confirme l’affirmation de Sevcenko (The Zealot Revolution, op. cit., p. 615) selon lequel les Génois auraient établi des contacts avec Anne de Savoie et lean V, alors à Thessalonique. 255 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 550-559. Les instructions remises à ces deux ambassadeurs supposent que la Commune est en paix avec le basileus, mais tient à faire contribuer les comptoirs orientaux au financement de la guerre contre les Vénitiens. 256 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 63, n° 211. 257 P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 86; cf. C. P. Kyrris, John Cantacuzenus, the Genoese, the Venetians and the Catalans (1348-1354), dans BuÇavTivà, t. 4, 1972, p. 337. 258 J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. III, p. 191, affirme que ce bombardement, effectué après le départ des Vénitiens, l’a conduit à entrer dans l’alliance vénéto-aragonaise; mais une chronique brève, éd. P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 86, signale que la flotte impériale combat aux côtés des Vénitiens dès avril 1351. 259 M. Balard, A propos de la bataille du Bosphore. L’expédition génoise de Pa-ganino Doria à Constantinople, dans Travaux et Mémoires, t. 4, 1970, pp. 431469 et bibl. ivi cit. Voir également C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1348-1354, op. cit., qui ignore les sources génoises et M.M. Costa, Sulla battaglia del Bosforo (1352), dans Studi Veneziani, t. XIV, 1972, pp. 197-210 (édition de lettres du doge Andrea Dandolo à Pierre IV d’Ara-gon); E. Skrzinskaja, Petrarka o genuezeah na Levante, dans Vizantijskij Vremennik, t. 2, 1949, pp. 245-266, particulièrement pp. 250-251 et 255-258. 260 M. Balard, A propos de la bataille du Bosphore, op. cit., pp. 443-444; E. Werner, Die Osman en, op. cit., p. 134. 6 82 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Le traité byzantino-génois du 6 mai 1351 261 détache Byzance des Vénitiens et des Catalans, concède aux Génois Galata en toute propriété, renouvelle le traité de Nymphée, en ce qui concerne la franchise douanière, mais interdit aux vaisseaux grecs de se rendre à Tana, sans l’autorisation des Génois. Les questions de Chio et de Phocée sont laissées en suspens. Les hostilités entre Vénitiens, Catalans et Génois se prolongent jusqu’en 1355: la défaite d’Al-ghero au large de la Sardaigne est suivie d’une victoire à Porto Longo, près de Sapienza 262. Les adversaires acceptent en 1355 la médiation des Visconti et signent une paix qui suspend pendant trois ans le commerce avec la mer Noire, cause directe de l’affrontement 263. Le bilan de ces années de guerre est lourd. En ce qui concerne la mer Noire, la domination du trafic est toujours disputée entre Gênes et Venise, bien que les désordres des khanats mongols viennent depuis 1343-1344 désorganiser les échanges. Pour Byzance, la politique de redressement de l’Etat voulue par Andronic III puis par Cantacuzène est un échec: les flottes grecques ont été détruites avant de prendre la mer ou à leur première sortie; la nouvelle politique douanière devant accroître les revenus du trésor impérial n’a pu être appliquée, et Péra est devenu un Etat dans l’Etat. Les Turcs sont 261 Liber lurium, op. cit., t. II, col. 601 et sq.; L. Sauli, Della colonia dei Genovesi, op. cit., t. II, pp. 216 et sq.; L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 124-125 (extraits du traité); cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 508 et C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 709-713; E. Skrzinskaja, Petrarka, op. cit., p. 258. Voir désormais l’édition de N. P. Medvedev, Le traité byzantino-génois du 6 mai 1352 (en russe), dans Vizantijskij Vremennik, t. 38, 1977, pp. 161-172. 262 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 152 et 153; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 509; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 714; V. Vitale, Breviario, op. cit., t. I, p. 137; E. Skrzinskaja, Petrarka, op. cit., pp. 264-265; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., pp. 462-463; N. Valeri, L’Italia nell’età dei principati dal 1343 al 1516, dans Storia d’Italia, t. 4, rééd. Milan, 1969, pp. 120 et 141. 263 Liber lurium, op. cit., t. II, col. 617-627; cf. col. 618: « De non navigando ad Tanam et de non eundo cum eorum navigiis ad ipsam Tanam nec ad partes Tane hinc ad tres annos a die approbationis huius contractus incipiendos» Elapsis vero ipsis tribus annis quelibet ipsarum parcium sit et esse intelligatur in statu et libertatibus omnibus eundi Tanam et navigandi et quelibet alia faciendi in quo erant ante presentem guenam et libere navigare possint ». On ne peut mieux exprimer le caractère de « paix blanche » que revêt le traité de Milan de 1355, tout comme celui de 1299. La guerre des Détroits n’a donc aucunement modifié l’équilibre politico-économique des deux républiques maritimes dans les mers orientales, où aucune n’est capable d’imposer une thalassocratie. Sur le traité de Milan, cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 509; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 714; V. Vitale, Breviario, op. cit., t. I, p. 138; E. Skrzinskaja, Petrarka, op. cit., p. 266; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., p. 463. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 83 aux portes de Byzance et les amitiés nouées avec les Génois pendant la guerre déterminent la politique des autorités de Péra pendant de longues années. En 1355, lorsque Jean V évince Cantacuzène, il est à la tête d’un Etat territoria-lement amoindri, financièrement au bord de la faillite et économiquement livré à la domination des étrangers. III - Byzance à la merci des Latins et des Turcs De 1328 à 1354, Andronic III et Jean VI Cantacuzène ont essayé de relever l’empire en résistant à l’hégémonie économique génoise: dans ce but, ils n’ont pas hésité à faire appel aux Turcs puis à d’autres Occidentaux, Catalans et Vénitiens. A partir de 1355, Jean V Paléologue, au contraire, recherche activement l’aide de l’Occident pour s’opposer à l’avance des Osmanlis qui, à partir de leur forteresse de Gallipoli, entreprennent la conquête systématique des régions balkaniques et de la Thrace. Seule l’union de toutes les puissances chrétiennes peut empêcher la disparition de l’empire: union non seulement militaire et navale, mais aussi religieuse, car l’Occident subordonne son aide au retour de l’orthodoxie dans l’Eglise romaine. Aussi, pour sauver son empire et son trône, Jean V prend-il très au sérieux les projets d’union des Eglises; il vient jusqu’à Rome, se convertit, mais constate avec amertume que le soutien espéré de l’Occident n’est pas à la mesure de ses efforts, que son peuple, il est vrai, n’apprécie guère. Aussi, à partir des années 1373, le basileus cherche-t-il à se rapprocher des Osmanlis, pour sauver l’essentiel par un accord avec Murad. Quelle place occupent les Génois dans le développement de cette politique impériale? al De 1354 à 1376. Après deux ans de guerre civile, Jean V pénètre dans Constantinople le 22 novembre 1354 et, quelques jours plus tard, Jean VI abdique et prend l’habit monastique 264. Ce succès, le jeune basileus le doit en partie à des amis génois et, en particulier, à un aventurier, Francesco Gattiîusio, qui a mis quelques navires à son service. Rétabli sur son trône, Jean V récompense son allié en lui accordant la main de sa soeur, Marie Paléologue, et, en dot, l'île 264 J. Cantacuzène, éd. de Bonn, t. III, p. 284; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. III, pp. 241-242. 84 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE de Mytilène 265. Aussi le pape Innocent VI s’adresse-t-il à Francesco Gattilu-sio pour lui demander de favoriser l’union des Eglises, en usant de l’influence que ses liens de famille avec le basileus lui donnent 266. La politique pro-latine de Jean V se manifeste dans plusieurs domaines: l’empereur accepte officiellement l’occupation de Chio par la Mahone, en échange d’un tribut symbolique; le 15 décembre 1355 il s'engage à réaliser l’union des Eglises, si l’Occident lui envoie d’importants secours; en 1357, enfin, il renouvelle les traités conclus avec Venise 267. Nul doute qu’il ne veuille faire preuve de bonne volonté dans ses relations avec la papauté et les républiques maritimes italiennes; mais il entend être payé de retour. Or le gouvernement génois est réticent et adopte une politique ambiguë. Au moment de la guerre des Détroits, on l’a vu, de bons rapports se sont établis entre la Commune et le sultan des Osmanlis, Orhan, aussi bien qu’avec l’émir d’Aydin, Hizir, au détriment des Vénitiens P68. Dès la fin du conflit, le gouvernement génois prend soin d’écrire à Orhan pour lui faire part de ses bonnes dispositions et accepter les recommandations que l’émir lui a adressées au sujet de deux Génois passés à son service, Filippo Demerode et Bonifacio da Sori 269. Mais, quelques mois plus tard, il envoie un ambassadeur, Riccardo di Pessina, auprès du basileus; les comptes de cette légation n en 263 M. Ducas, Istoria Turco-Bizantina, éd. cit., pp. 67-73; L. Chalkokondyles, Historiarum demonstrationes, éd. J. Darko, 2 vol., Budapest, 1922-1927, t. II, pp- 268-269; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. III, p. 554; G. T. Dennis, The short chronicle of Lesbos 1355-1428, dans Asa[3tax(x, t. 5, 1966, p. 125; P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 219; G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 154; cf. W. Miller, The Gattilusii of Lesbos (1355-1462), dans Essays on the Latin Orient, Cambridge, 1921, pp. 313-315; G. T. Dennis, The short chronicle, op. cit., pp. 128-129; Idem, The reign of Manuel II Palaeologus in Thessalonica 1382-1387, Rome, 1960, p. 31; J- W. Barker, Manuel II Palaeologus 1391-1425. A study in late Byzantine Statesmanskip, New-Jer- sey, 1969, p. 469; C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1348-1354, op. cit., p. 354; E. Werner, Die Osmanen, op. cit., p. 138. 266 O. Halecki, Un empereur de Byzance à Rome. Vingt ans de travail pour l’union des Eglises et pour la défense de l’empire d’Orient 1355-1375; Varsovie, 1930, p. 44. 267 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 173-177; O. Halecki, Un empereur, op. cit., pp. 41-42; R. Predelli, Diplomatarium, op cit., t. II, PP-39-43; F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 80, n° 291. 268 M. Balard, A propos de la bataille du Bosphore, op. cit., pp. 443-444; brève allusion in C. P. Kyrris, John Cantacuzenus 1348-1354, op. cit., p. 343; F. Thiriet, Délibérations des Assemblées vénitiennes concernant la Romanie, t. I, Paris-La Haye, 1966, p. 228, n° 596; E. Werner, Die Osmanen, op. cit., p. 140. 269 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 125-126: lettre du 21 mars 1356. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 85 précisent malheureusement pas le sens 27°. En décembre 1358, Süleyman s’engage auprès de son père Orhan, à ne pas inquiéter les navires génois qui franchissent les Détroits et à agir conformément au traité conclu avec la Commune271. Aussi n’est-il pas étonnant que le gouvernement génois ait mis beaucoup de mauvaise grâce à accepter l’idée d’une ligue anti-turque réunissant Byzance, Venise et Gênes; en dépit des appels répétés du pape Innocent VI, le projet n’aboutit pas en 1362-1363, en raison de la méfiance réciproque des deux républiques maritimes et du double jeu mené par les autorités de la Commune2'2. Lorsqu’en août 1366, Amédée VI reprend Gallipoli aux Turcs, son expédition comprend quelques galères génoises, nolisées par le comte de Savoie, mais en aucun cas armées officiellement par la Commune 27j. A cette occasion, Jean V renouvelle ses promesses de conversion au catholicisme; il prête au comte 20.000 florins et remet en gage de son désir de se rendre à Rome, quelques joyaux déposés auprès des magistrats génois de Péra 274. Le basileus part pour l’Occident dans l’été 1369, renonce officiellement aux « erreurs » des Grecs, mais n’obtient aucune aide précise, en dépit de longues négociations menées à Rome et à Venise jusqu’aux premiers mois de 1371, « sans le moindre profit quel qu’il soit pour ma patrie », déclare Cydonès parti pour l’Italie avec le basileus 275. Jean V aurait promis au doge la cession de l’île de Ténédos, en échange de quelques satisfactions financières: c’était là une promesse imprudente, de nature à envenimer les relations vénéto-gé-noises qui s’étaient vite dégradées après la signature du traité de Milan de 1355 276. 270 ASG. Antico Comune, Massaria Comunis Ianue n° 8, f. 200 v. 271 I. Beldiceanu-Steinherr, Recherches sur les actes des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murad I, Munich, 1967, p. 127. 272 O. Halecki, Un empereur, op. cit., pp. 76-77; F. Thiriet, Una proposta di lega anti-turca tra Venezia, Genova e Bisanzio nel 1363, dans ASI, t. 11.?, 1955, pp- 321-334. 273 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 112, n° 435 et 436; O. Halecki, Un empereur, op. cit., p. 140, note 2; J. Delaville Le Roulx, La France en Orient au XIVe siècle, Paris, 1886, t. I, pp. 140-158 et 378-197; N. Iorga, Philippe de Mézières 1327-1405, Paris, 1896, pp. 332-337. 274 O. Halecki, Un empereur, op. cit., pp. 149, 200, 380, 381. 275 D. Cydonès, Correspondance, éd. R. J. Loenertz, 2 vol., Città del Vaticano, 1956-1960, t. I, lettre 37, p. 70 (éd. G. Cammelli, Paris, 1930, pp. 42-43). Sur ce voyage, en dehors du livre de Halecki,, Un empereur, cf. R. J. Leonertz, Jean V Paléologue à Venise (1370-1371), dans REB, t. 16, 1958, pp. 216-232 et J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 10-14. 276 F. Thiriet, Venise et l’occupation de Ténédos au XIVe siècle, dans MEFR, t. 86 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Pendant trois ans, conformément aux clauses de l’accord, les deux parties se sont abstenues d’envoyer leurs ressortissants commercer à Tana. Les Vénitiens ont cherché une compensation auprès du noyan (émir) de Crimée, Ramadan, qui leur refuse un établissement à Soldaïa et leur propose de s’installer à Provato, modeste baie proche de Caffa 277. Quant aux Génois, ils se contentent provisoirement de ce dernier comptoir. Dès 1358, à l’expiration du devetum institué par le traité de Milan, les Vénitiens envoient deux ambassadeurs auprès de Djanibek (en fait ils sont reçus par son successeur Ber-dibeg) « pour réclamer les franchises anciennes » 278. Les Génois s’empressent d’en faire autant: Niccolò di Goano et Raffo Erminio rentrent en octobre 1358 de leur mission auprès du khan, comblé de cadeaux et de bijoux par les deux légats 279. Un accord est obtenu par les deux républiqties maritimes et le trafic reprend comme avant 1343. C’est dire que les rivalités entre Génois et Vénitiens ne tardent par à renaître: en 1362, le Sénat de Venise se plaint des excès inadmissibles commis en mer Noire par les Génois; trois ans plus tard, ceux-ci enlèvent Soldaïa qui, avec les casaux de Gothie, va constituer, sous l’autorité du consul de Caffa, la Gazarie génoise ~80. La tension est aggravée par les affaires de Crète où les feudataires vénitiens et les archontes grecs se sont insurgés contre le gouvernement ducal en août 1363 et ont cherché, l’année suivante, un appui auprès de la Commune, peu pressée, semble-t-il, de répondre à leurs demandes 281. Les Vénitiens se plaignent en 1369 de payer aux Tatars une taxe de 40 % sur la valeur des marchandises, alors que les Génois bénéficient d’un taux de 3 % 282. La rivalité commerciale dans les régions pontiques est donc permanente: le problème de la domination des échanges s’y pose dans les années 1370 dans les mêmes ter- 65, 1953, pp. 224-225; Idem, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 176-177; G. T. Dennis, The reign of Manuel II, op. cit., p. 27; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 13. 277 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 77, n° 273 et 82, n° 299; cf. E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., pp. 12-13. 278 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 87-88, n° 324 et 325. 279 ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium, n° 52, f. 46. 2'sü F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 102, n° 393; G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 159; sur Soldaïa, cf. infra, p. 158. 281 ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium, n° 54, ff. 28 et 136 (réception des envoyés de Candie arrivés à Gênes en mai 1364). En avril 1366, un ambassadeur vénitien vient à Gênes demander des explications au sujet de l’aide que les Pérotes ont prêtée aux rebelles de Crète (F. Thiriet, Délibérations des assemblées, op. cit., t. II, p. 37, n° 792). 282 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 121, n° 476. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 87 mes qu’à la fin du XIIIe siècle; quelle république maritime en accaparera les profits et réussira à éliminer l’autre? Ce n’est pourtant pas dans ces régions que prend naissance le dernier et grand conflit vénéto-génois, mais en Chypre et à Byzance. A Famagouste, en octobre 1372, lors des fêtes du couronnement de Pierre II, une querelle de préséance entre le baile vénitien et le podestat génois est l’occasion d’échauf-fourées sanglantes à l’issue desquelles les Génois quittent la ville; ils reviennent l’année suivante avec la flotte de Pietro di Campofregoso, s’emparent de Famagouste et imposent au roi des conditions humiliantes 283. A Byzance, la cause de l’affrontement est la question de Ténédos que Jean V a accordée aux Vénitiens et que ceux-ci utilisent dès 1372 284. Le partage de la mer Egée en deux zones d’influence se trouve ainsi rompu, puisque Venise, à partir de l’excellente base maritime que constitue l’île, peut à sa guise contrôler les Détroits et entraver le trafic génois vers Constantinople et la mer Noire. Aussi est-il fort probable que les Pérotes se sont vengés en soutenant la rébellion d’Andronic (IV) Paléologue contre son père Jean V en 1373, quoique les rares sources disponibles ne parlent que d’une association entre le fils de Murad, Saudji, et Andronic 285. Ce dernier est vaincu, arrêté et peut-être aveuglé sur l’ordre de Murad qui avait infligé le même traitement à son fils rebelle. Andronic est emprisonné à Constantinople dans la tour d’Ané-mas 286. Les conséquences de cette révolte sont capitales. Jean V, déçu par l’attitude de l’Occident, conclut un accord avec Murad; les projets pontificaux de ligue anti-turque, qui supposent la coopération des deux principales puis- 283 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 165-167; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 407-410; O. Halecki, Un empereur, op. cit., pp. 263-265; G. Hili, A History of Cyprus, rééd. Londres, 1972, t. II, pp. 382-416; V. Vitale, Breviario, op. cit., t. I, pp. 141-142; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., p. 431; G. G. Musso, Navigazione e commercio genovese con il Levante nei documenti dell Archivio di Stato di Genova, Roma, 1975, pp. 80-84. 284 F. Thiriet, Venise et l’occupation, op. cit., p. 225. 285 p. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 95; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., p. 27; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 19. Si l’on admet que le choix de Manuel comme héritier de Jean V est postérieur à la révolte d’Andronic, il est fort probable que, dès le début de 1373, les Pérotes ont exacerbé les soupçons que pouvait avoir Andronic sur l’attitude de son père. Sans ce soutien indirect, les motifs d’Andronic seraient inexplicables. 286 Sur cette question controversée, cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 22, note 51 et G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., p. 26, note 1. 88 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE sances maritimes italiennes, sont voués à l’échec257. Gênes reprend la vieille politique des années 1340-1355: envenimer les dissensions dans la famille impériale byzantine pour défendre ses privilèges territoriaux et commerciaux 288, tout en maintenant de bonnes relations avec les Turcs. Venise, elle, joue le jeu inverse: elle soutient l’empereur régnant qui, au printemps 1376, lui accorde enfin en toute propriété l’île de Ténédos2S9. Les éléments d’un quatrième conflit vénéto-génois sont en place; la guerre de Ténédos ou de Chioggia se double à Byzance de luttes civiles attisées par les deux adversaires. b/ De 1376 à 1390. Les hostilités commencent par des incidents: dans les derniers mois de 1375, un brigantin armé par les autorités de Péra est pris « par les gens du basileus »: les trésoriers du comptoir se lamentent des calamités qui s’abattent sur eux et sur la Romanie 290. Dans l’été 1376, le Sénat vénitien signale de fortes concentrations de galères génoises qui perturbent le trafic des navires vénitiens291. A cette date, Andronic s’est déjà échappé de sa prison, s’est réfugié à Galata d’où il aurait eu des contacts avec Murad qui le pourvoit de troupes. Le 12 août 1376, après un siège de quelques semaines, Andronic entre à Constantinople où il est couronné empereur le 18 octobre. Ce même mois, il fait prisonniers son père et ses frères qui sont enfermés dans la tour d’Anémas 332. 287 P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 95, n° 24; O. Halecki, Un empereur, op. cit., p. 301, note 3; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 33-34; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 20-22. 288 La mer Noire n’est pas absente à cette date des préoccupations du gouvernement génois: la guerre contre Dobrotitch entrave les échanges dans les régions du bas Danube (cf. infra p. 145) et des différends anvec l’empereur de Trébizonde nécessitent l’envoi d’un ambassadeur, Antonio Noitorano, en 1373 (ASG. Antico Comune, Magistrorum rationalium, n° 56, f. 28 et n° 57, f. 20). 289 p Thiriet, Venise et l’occupation, op. cit., pp. 226-227. 290 ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium, n° 80, ff. 49-50 (12 décembre 1375). 291 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 145, n° 581. -92 P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 67; M. Ducas, éd. cit., p. 73; G. Sphrantzès, Memorii 1401-1477, éd. V. Grecu, Bucarest, 1966, p. 196; L. Chalkokondylès, éd. cit., t. I, pp. 56-57 (ces deux auteurs placent par erreur l’événement sous le règrie de Bajazet); D. Cydonès, Correspondance, éd. R. J. Loenertz, t. II, lettre 167, p. 38 (éd. G. Cammelli, p. 59); D. Chinazzo, Cronica de la guerra de Vent- L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 89 Le soutien génois dans cette révolution de palais est évident: onze jours après avoir fait son entrée dans la capitale, Andronic IV accorde à ses amis l'île de Ténédos qui se trouve ainsi officiellement concédée aux deux adversaires la même année par les deux basileis successifs 293! Avec la connivence des habitants, les Vénitiens occupent l’île et la fortifient; lorsque les Génois se présentent à leur tour, le conflit éclate; comme le dit Cydonès, « les Génois ne peuvent supporter de rester en paix tant que leurs adversaires occupent l’île; ils s’imaginent en effet que, dans ces conditions, on les excluera de la mer et des bénéfices du commerce maritime, chose pire pour eux que d’être chassés même de force de leur patrie >> 294. Ils obligent leur protégé à prendre les armes, à arrêter les marchands vénitiens et à confisquer leurs biens 295; ainsi, de nouveau, Byzance se trouve entraînée dans une guerre coloniale provoquée par la rivalité économique des deux républiques maritimes italiennes. Mais contrairement à ce qui s’est passé lors de la guerre des Détroits, Gênes ne se trouve pas seule dans le conflit. En avril 1377, lorsque commencent les opérations navales autour de Ténédos, elle envoie deux ambassadeurs auprès de Murad, avec des présents d’une valeur de 1400 florins 2%. Au printemps suivant, elle s’efforce de conclure une ligue anti-vénitienne avec le patriarche d’Aquilée, les prélats du Frioul et Francesco de Carrare, seigneur de Padoue, qui prête à la Commune 25.000 florins, somme qui ne lui est rem- ciatti a Genovesi, éd. V. Lazzarini, Venise, 1958,, p. 18; R. de Caresinis, Chronica, dans RIS2, éd. E. Pastorello, Bologne, 1923, p. 32; A. Navagero, Storia, op. cit., col. 1057; M. Sanudo, Vite, op. cit., col. 679; G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 169; cf. P. Charanis, An important short chronicle, op. cit., pp. 352-354; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 28-29; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 27-29. 293 C. Pagano, Delle imprese e del dominio dei genovesi nella Grecia, Gênes, 1852, pp. 307-309 (texte de la donation que l’on trouve édité également dans Liber lurium, op. cit., t. II, col. 819-821 et dans L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 131: régeste de quelques lignes); cf. F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 3155 et 3156; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 518-519; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 38-39; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 29; E. Werner, Die Osmanen, op. cit., p. 158. 294 D. Cydonès, Correspondance, éd. R. J. Loenertz, t. II, lettre 167, 1. 26-28 (= éd. G. Cammelli, p. 59, 1- 31-35); pour la date de l’occupaton de l’île par les Vénitiens (octobre 1376), cf. R. J- Loenertz, Notes d’histoire, op. cit., pp. 430-432. 295 G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., p. 39; Ch. A. Maltezou, 'O -Ssaaôç, op. cit., p. 46. 296 ASG. Antico Comune, Massaria Comunis Ianue, n° 15, f. 56 r; les deux ambassadeurs sont Raffo Griffiotto et Eliano di Camilla. 90 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE boursée qu'en 1405 297. Enfin elle fait alliance avec Louis Ier, roi de Hongrie, vers lequel elle envoie plusieurs légats entre 1378 et 1380 2qAinsi Venise se trouve enserrée comme dans un étau et menacée dans l’Adriatique, le « Golfe » des Vénitiens 2". Il ne lui reste qu’à susciter contre Gênes des adversaires en Orient même. En juillet 1377, la flotte de Carlo Zeno mène une attaque contre la capitale de l’empire, puis se retire 300. Mais Murad, auquel Andronic IV a cédé Gallipoli, compte maintenant obtenir davantage en acceptant d’aider Jean V que Venise soutient. En juin 1379, le vieil empereur s échappe de prison et se réfugie auprès du sultan des Osmanlis qui lui offre des troupes, en échange d’une soumission marquée par le versement d’un tribut "31. Le 1er juillet 1379, Jean V et son fils Manuel entrent dans leur capitale d où s’enfuit Andronic qui trouve refuge à Galata 302. Péra est alors assiégée de tous côtés; le ravitaillement vient à manquer; le comptoir est finalement dégagé en septembre, grâce à une victoire que remporte Niccolò di Marco sur la flotte byzantino-turque et grâce à l’aide navale que fournissent les autres établissements génois d’Outre-Mer, requis de contribuer aux frais et aux armements qu’impose le conflit 303. -97 ASG. Not. ign. B. XXIII, 27 mars 137S (envoi de Pascalino Usodimare et de Niccolò di Montaldo pour conclure k ligue); Antico Comune, Massaria Comunis Ianue, n 31, fi. 38 et 40 (prêt de Francesco de Carrare). •5 ASG. Not. ign, B. XXIII, 27 mars 1378; Antico Comune, Magistrorum Rationalium Apodixiae, n° 97, f. 4v; Galearum introytus et exitus, n° 722, f. 23; Archivio Segreto, n 496, f. 155; G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 170. Sur la guerre de Chioggia et les opérations navales dans l’Adriatique, cf. en dehors du livre vieilli de L. A. Casati, La guerra di Chioggia e la pace di Torino, Florence, 1866; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 519-520; V. Vitale, Breviatio, op. cit., t. I, pp. 143-144; F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 177^178; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., pp. 431-433. j0° G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., p. 40; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 31. P. Charanis, The Strife among the Palaeologi and the Ottoman Turks, 1370-1402, dans Social Economie and Politicai Life in the Byzantine Empire, Londres, 1973, pp. 299- 300; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., p. 41; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 34. P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 67; cf. P. Chara-ms, An important short chronicle, op. cit., pp. 354-355; F. Dolger, Johannes VII, Kaiser er Rhomàer 1390-1408, dans BZ, t. 31, 1931, p. 26. Une garnison de 300 Génois qui defendait une « forteresse » de Constantinople se rend en août 1379: cf. D. Chinazzo, Cronica, op. cit., pp. 214-216. M G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 176-177; D. Cydonès, Correspondan- ce, éd. R. J. Loenertz, t. II, lettre 222, 1. 111-116 ( = éd. G. Cammelli, p. 73). L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 91 Les deux adversaires étant incapables de remporter un succès décisif, tant en Orient qu’en Occident, des négociations s’ouvrent en mai 1381, grâce à l’arbitrage d’Amédée VI de Savoie. La paix de Turin, signée le 8 août 1381 304, prévoit que Venise doit remettre l’île de Ténédos au comte de Savoie dans un délai de deux mois et verse sur-le-champ une caution de 150.000 florins d’or; Gênes pourra exiger la démolition totale des fortifications et des maisons de l’île. En outre le commerce en mer Noire est interdit aux Vénitiens pendant une période de deux ans3(b. L’accord se révèle difficilement applicable: la garnison vénitienne, commandée par Mudazzo et soutenue par la population grecque de Ténédos, refuse d’obéir aux ordres de la métropole. Celle-ci proteste de sa bonne foi, envoie ambassade sur ambassade à Gênes, un corps de troupes à Ténédos, dont les fortifications ne sont finalement rasées qu’au printemps 1384 306. A nouveau les deux républiques maritimes se sont vainement affrontées pour défendre leurs intérêts orientaux. La paix de Turin prouve, une fois de plus, qu’aucune ne peut l’emporter sur l’autre, qu’un équilibre fondé sur le statu quo est la seule solution possible. Désormais, plutôt que de chercher à détruire la supériorité génoise dans les échanges en mer Noire, Venise va être attentive à maintenir cet équilibre en Orient, tout en déplaçant le centre de ses intérêts maritimes et coloniaux vers la conquête de son arrière-pays, la Terre Ferme. Quant au gouvernement génois, il commence à comprendre qu’attiser les dissensions dans la famille impériale byzantine ne profite en fin de compte qu’aux Turcs qui utilisent chacun des prétendants pour fortifier leurs positions en Thrace et assujettir davantage les autorités de Constantinople. Aussi la Commune a-t-elle intérêt en 1381-1382 à offrir sa médiation aux deux empereurs rivaux et à rétablir des relations normales avec les Turcs. Le siège de Péra s’est prolongé jusqu’au printemps 1381; alors Jean V se décide à signer un traité avec ses puissants voisins qui, d’autre part, avant 304 Liber lurium, op. cit., t. II, col. 859-906. 305 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 149 n° 605 et 151 n° 612. 306 Dès le 10 octobre 1381, Gênes a envoyé à Ténédos et à Péra un commissaire pour veiller à l’application du traité de Turin. Benedetto della Torre rentre le 24 avril 1382 sans avoir pu remplir sa mission (ASG. Antico Comune, Officium Guerre, n° 225, fi. 36-37). La question de Ténédos monopolise l’attention du Sénat vénitien jusqu’en avril 1384 (F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 150 n° 610, 151 n° 615 et 616, 152 n° 620 et 621, 153 n° 622 et 623, 154 n° 627 et 630, 155 n° 632, 156 n° 637, 157 .1° 644, 158-159 n° 652 et 657, 163 n° 671). C’est sans doute pour faire pression sur le gouvernement de Venise que la Commune envoie plusieurs ambassadeurs en Hongrie (ASG. Arch. Segreto, n° 497, fi. 6v, 40 v; Massaria Comunis Ianue n° 16, fi. 60 v, 110 r; 92 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE le mois d’avril, se sont rapprochés des Turcs 307. Les deux empereurs Jean V et Andronic IV ont, quant à eux, conclu un accord par lequel Andronic et son fils Jean (VII) deviennent héritiers du trône, dont Manuel II est écarté; ils reçoivent en outre une sorte d’apanage comprenant Sélymbrie, Héraclée et Rhodosto 30S. U ne s’agit encore que d’un armistice. En mars 1382, le gouvernement génois, soucieux de rétablir la stabilité à Constantinople, de plus en plus menacée par Murad, envoie en Romanie Pietro Lercari, Giuliano di Castro et Antonio di Gavi pour négocier avec les deux empereurs 309. Le 2 novembre, un traité pour lequel Cydonès a servi d’interprète est signé: Jean V s’engage à prendre pour héritier Andronic IV, à respecter son territoire et à 1 aider contre tout ennemi, à l’exception de Murad; les Génois, promettent de porter assistance à Jean V s’il est attaqué par Andronic IV ou Jean VII, mais non par Murad310. Il faut rappeler qu’en principe les deux empereurs se reconnaissent vassaux du sultan. Avec ce dernier, l’accord est plus difficile à réaliser. Murad a soutenu Jean V et le gouvernement vénitien qui reçoit un envoyé turc en 1384 311. En 1386, la Commune charge Eliano di Camilla, podestat désigné de Péra, de Magistrorum Rationalium n° 58, ff. 124, 267). Au printemps 1384, la Commune envoie en Orient Andriolo Manescarco pour contrôler la destruction des castra de Ténédos (ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium n° 58, f. 26). Sur le détail de cette question, en dehors de 1 article déjà cité de F. Thiriet, Venise et l’occupation, voir F. Surdich, Genova e Venezia fra Tre e Quattrocento, dans ASLI, n. s., t. VII (LXXXI), fase. 2, 1967, pp. 221-224 et 231-232. 307 D. Cydonès, Correspondance, éd. R. Loenertz, t. II, lettre 219, p. 100, I. 20-35; G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 177; D. Chinazzo, Cronica, op. cit., p. 178; cf. G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 43-44; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 35-36. 308 G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 44-46; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 36. Sur l’usage de ce mot appliqué au contexte byzantin, cf. la communication présentée par A. Ducellier au Colloque de la Société des Historiens Médiévistes de 1 Enseignement supérieur public (Bordeaux, 1973), Quelques jalons pour l’étude des principautés dans le monde byzantin (à paraître). 309 ASG. Archivio Segreto n° 497, ff. 38 v - 39 v. L. Sauli, Della colonia dei Genovesi, op. cit., t. II, pp. 260-268; L. T. Belgrano, Frima serie, op. cit., pp. 133440; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 3177; D. Cydonès, Correspondance, éd. R. J. Loenertz, t. II, lettre 218, pp. 98 et 99, L 47 et 61; cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 524-525; P. Charanis, The Strife, op. cit., p. 300; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 50-51; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 41-42. 311 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 162, n° 667. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 93 traiter avec le sultan. L’année suivante, deux ambassadeurs, Gentile Grimaldi et Giannono di Bosco partent .à leur tour pour Brousse et réussissent à conclure un traité le 8 juin 1387 312. Les engagements antérieurs des deux parties sont renouvelés; les Génois pourront commercer librement en territoire turc où ils paieront les mêmes droits que les Grecs et les Vénitiens. En revanche, les taxes sont abaissées en faveur des Turcs venant négocier à Péra. La lenteur des négociations s’explique peut-être par les nouvelles difficultés surgies en mer Noire et à Byzance, peu de temps après les accords de 1381-1382. Dans les régions du bas-Danube, Dobrotitch n’a pas cessé ses actes d’hostilité envers les Génois; aussi les Pérotes ont-ils institué un devetum qu’ils entendent faire appliquer par tous, malgré les protestations des Vénitiens313. En octobre 1384, le Sénat de Venise doit à nouveau intervenir auprès du gouvernement génois qui prétend réserver à ses ressortissants le transport des sujets tatars, c’est-à-dire des esclaves, en mer Noire 3’4; l’année suivante, les tracasseries infligées aux marchands vénitiens portent sur le commerchium qu’exigent les autorités de Caffa315. En 1385-1386, au moment où la Gazarie génoise se trouve assaillie par les Tatars de Solgat, la tension est vive entre les deux républiques maritimes; Gênes assure ses arrières en resserrant ses contacts avec le roi de Hongrie316. Elle sort victorieuse de la lutte contre Solgat et établit une convention avec le fils de Dobrotitch, Juan-co, en mai 1387 317; ainsi l’activité génoise en mer Noire connaît-elle quelques années de répit avant l’arrivée des armées de Timour qui, en 1395, détruisent Tana et portent ainsi un coup sévère à l’activité commerciale des Occidentaux dans les régions pontiques. A Byzance, la situation s’aggrave. Manuel II qui a reçu en apanage la 312 S. de Sacy, Pièces diplomatiques tirées des Archives de la République de Gênes, dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque du Roi, t. XI, Paris, 1827, pp. 58-61; L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 146-149; I. Beldiceanu-Steinherr, Recherches sur les actes, op. cit., pp. 241-243. Comptes de cette ambassade dans ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium, n° 83, ff. 66 et 67. 313 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 159 n° 653 et 163 n° 671. 314 Ibidem, p. 166, n° 683 et 686. 315 Ibidem, p. 167, n° 689. 316 ASG. Massaria Comunis Ianue n° 17, f. 25 r (4 août 1385); Ambasciatae Expensae n° 121 (comptes de l’ambassade de Lorenzo Gentile et Melchio di Pietrarossa en 1386); cf. G. Airaldi, Un’ambasceria a lara nel 1386-1387, dans Miscellanea di Studi storici, t. I, Gênes 1969, pp. 137-209. 317 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 145-146 et S. de Sacy, Pièces diplomatiques, op. cit., p. 65. 94 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE région de Thessalonique y subit le blocus des troupes de Murad. En 1385, Andronic IV tente un dernier soulèvement contre Jean V; à partir de Sélym-brie, centre de son apanage, il attaque un castrum près de Mélitiade, appartenant à son père. Le vieil empereur se met à la tête d’une petite armée qui défait celle d’Andronic; celui-ci rentre à Sélymbrie, où il meurt peu après. Son fils, Jean VII, est reconnu empereur par les Génois de Péra qui refusent de rendre les honneurs à Jean V lorsqu’il rentre, vainqueur, dans sa capitale '■’1S. A la suite de cette nouvelle tension dans la famille impériale, Jean V propose à Manuel de le reconnaître comme seul héritier légitime 319, de sorte que Jean VII évincé cherche l’appui de ses amis les Pérotes et entreprend à cet effet un voyage jusqu’à Gênes 320. Il reçoit des subsides des autorités de Péra, auxquelles il est redevable en 1390 d’une somme de 2506 hyperpères 18 keratia321. Est-ce en liaison avec sa courte usurpation du pouvoir (avril-septembre 1390)3:2? C’est probable, comme l’attestent plusieurs visites ,IS P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 68; D. Cydonès, Correspondance, éd. R. J. Loenertz, t. II, lettre 308, p. 230; R. J. Loenertz, Fragment d’une lettre de Jean V Paléologue à la Commune de Gênes, dans Byzantina et Franco-Graeca, op. cit., pp. 393-397; Idem, L’exil de Manuel II Paléologue à Lemnos, dans Orientalia Christiana Periodica, t. 38, 1972, pp. 116-140; G. T. Dennis, The reign of Manuel, op. cit., pp. 110-112; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 51 et note 140. j19 R- J. Loenertz, L’exil de Manuel II, op. cit., a montré que le fils cadet de Jean V s est d’abord rendu à Brousse où il s’est réconcilié avec Murad, avant de rentrer à Byzance, d’où son père l’a envoyé dans un semi-exil à Lemnos. 320 La réalité de ce voyage, attesté par L. Chalkokondylès, éd. cit., t. I, pp. 77-78 et par une chronique brève, éd. P. Schreiner, op. cit., p. 68, a été mise en doute par J. W. Barker, John VII in Genoa-, a problem in late Byzantine source confusion, dans Orientalia Christiana Periodica, t. 28, 1962, pp. 213-348. Les sources génoises ne laissent au-uin doute sur ce voyage: Jean VII est à Gênes en mai 1389 où on le reconnaît comme basileus, où on lui consent un prêt de 250 livres. Il en repart en décembre 1389 ou en janvier 1390 sur la galère de Quilico de Tadeis et tente en avril de s’emparer du pouvoir, comme il sera dit plus loin. Sur ce séjour à Gênes, cf. ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium Apodixiae n° 100, ff. 29 r, 62 r, 100 r, 102 r, 104 v (dépenses des autorités en faveur du basileus). Voir également J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 69, note 188, où l’auteur, très réticent, est cependant plus nuancé que dans son article précité. 321 ASG. Peire Massaria, 1390, f. 32 r. 322 P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., pp. 68-69; F. Dolger, Johannes VII, op. cit., pp. 26-27; P. Charanis, An important short chronicle, op. cit., pp. 356-357 (1 auteur écrit de manière erronnée que Jean VII a été envoyé par Manuel II à Gênes pour y quérir des secours contre les Turcs); R, J. Loenertz, Fragment d’une lettre, op. cit., p. 395; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 71-78. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 95 du podestat auprès de Jean VII en juillet et août 1390. Mais, tout en soutenant celui-ci, les Génois comprennent rapidement que le fils d’Andronic a peu de chances de se maintenir. Aussi le podestat accueille-t-il avec faveur Leondarios, un envoyé de Manuel rentré de Lemnos, puis sert de médiateur entre le vieil empereur Jean V et son petit-fils. Le 8 août 1390, il se rend à Cresea (Xpôcrr) ou Porte Dorée), pour « mettre d’accord les empereurs », comme le précise le scribe de la Massaria 323. En septembre, plusieurs envoyés du podestat se succèdent auprès de Manuel II et obtiennent la restitution d’une galiotte de Chio qui avait été prise par les galères de Chevaliers de Rhodes, mises à la disposition de Manuel. En même temps de nouveaux contacts sont établis avec Jean V 324. d De 1390 à 1409. A partir de cette date, les Pérotes semblent s’accommoder du succès de Jean V et de Manuel, protégé ou surveillé par les Turcs. Ceux-ci sont en effet à l’arrière-plan de ces bouleversements intérieurs byzantins, surtout depuis l’avènement du terrible Bajazet qui a succédé à Murad, mort en vainqueur sur le champ de bataille de Kossovo (15 juin 1389). Quelle attitude prendre vis-à-vis de ces irrésistibles Osmanlis? en juin 1388, un an à peine après le traité conclu avec Murad, Gênes propose à Venise la formation d’une ligue anti-turque, assortie d’un partage de la Méditerranée en zones d’influence325; en novembre ou décembre, les Pérotes ont de leur côté conclu une ligue offensive et défensive avec Francesco Gattiîusio, seigneur de Mytilène, les Chevaliers de Rhodes et la Mahone de Chio 326. Or Manuel II, protégé par le sultan, ne peut se dérober à cette lourde tutelle. Force est aux Pérotes de s’en accommoder, alors que le gouvernement génois, plus éloigné 323 ASG. Peire Massaria 1390 bis, f. 30 r - v et L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 151. La succession des interventions génoises auprès des basïleis confirme la chronologie de l’usurpation de Jean VII telle qu’elle a pu être établie par F. Dolger, Johannes \'ll, op. cit.; P. Charanis, An important short chronicle, op. cit., pp. 356-357; G. Kolias, 'II àvrapaîoc ’lwàvvou Z’ Il aXawXôyou svav-rîov Tuâvvou E’ IlaXaioXoTou (1390) dans 'EWwjvixâ, t. 12, 1952, pp. 34-64 et J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 76, note 203. 324 ASG. Peire Massaria, 1390 bis, f. 30 r - v. 325 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, p. 178, n° 739. 326 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 953-965; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 719-720. 96 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE du théâtre des opérations, penche plutôt pour une attitude de fermeté. La politique des autorités de la métropole ne coïncide pas toujours avec celle que suivent ses représentants Outre-Mer. Les Pérotes vont donc faire oublier à Manuel leurs anciennes amitiés avec Jean VII et, en même temps, protester de leurs bonnes intentions auprès de Bajazet. En novembre 1390, le podestat reçoit l’envoyé du basileus, Leondarios, et un « baron » de Bajazet que l’on honore en lui remettant quelques pièces de drap. Puis Giorgio de Bracelli assure la liaison entre les autorités de Péra et Manuel qui séjourne au camp du sultan, auprès du fils de Bajazet et de sa mère 327. Après la mort de Jean V Paléologue, survenue le 16 février 1391j28, les attentions des Pérotes à l’égard du nouveau basileus redoublent: ils mettent à sa disposition une galiotte et un brigantin, pour faciliter son passage de Turquie à Constantinople, traversée qui a lieu le 8 mars 1391 329. Puis, il ne se passe guère de mois sans que le podestat ne rende visite au basileus, sans doute pour définir avec les Grecs une attitude commune à l’égard des Turcs. En octobre 1391, un envoyé grec accompagne un ambassadeur génois auprès de Bajazet 33°. L’année suivante, Grecs et Génois se préparent à résister ensemble aux forces turques qui menacent la ville; une véritable coopération s’instaure, marquée par des échanges incessants entre Péra et Constantinople; le podestat franchit la Corne d’Or par deux fois en janvier, assiste aux noces de Manuel II le 10 février, revient à Constantinople le 6 mars, le 15 avril, y délègue son vicaire le 17 mai, le 10 juin, le 19 juillet, s’y rend lui-même le 19 août. Les Génois de Péra espèrent-ils faire entrer le basileus dans la ligue conclue en 1388 et qu’on s’emploie alors à renforcer331? Manuel II, incapable de contribuer utilement à l’union anti- 327 ASG. Peire Massaria, 1390, f. 67 r. Le 26 novembre, une ambassade conduite par Andrea Mairana et Urbano Piccamiglio est envoyée auprès du fils de Bajazet. Elle lui porte des pièces de drap, de camelot, des fourrures, du sucre et des confits. Sur le séjour de Manuel II auprès de Bajazet, cf. J. W. Barker Manuel II, op. cit., pp. 79-80. 328 P. Charanis, An important short chronicle, op. cit., p. 357; P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 69; cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 80. 329 ASG. Peire Massaria, 1390, f 72 v, et L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 161; cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 83, note 217. 330 ASG. Peire Massaria, 1390', ff. 71 r, 76 v, 78 v. Le 17 mars 1391, le podestat se rend à Constantinople auprès de Manuel II, qui le lendemain, est accueilli à Péra. Le 8 avril, le 7 juin, le 14 août, le basileus reçoit à nouveau le podestat. 331 ASG. Peire Massaria, 1391, ff. 70, 73, 74, 75, 76, 78, 83, 8S et 197. Cette ligue comprend, en dehors de la Commune de Péra, le seigneur de Mytilène, les Hospitaliers de Rhodes, la Mahone de Chio et le roi de Chypre, cf. ASLI, t. XIII, pp. 953-965 et W. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 97 turque, hésite jusqu’en 1394 et ne se décide qu’ensuite à faire appel à l’Oc-cident pour dégager sa capitale assiégée. Vis-à-vis des Osmanlis, la diplomatie pérote est très active, dès l’avènement de Bajazet. Jane de Draperiis est aussitôt envoyé auprès du fils de Murad, et en obtient le renouvellement des anciens traités: le 26 octobre 1389, le podestat et son conseil ratifient les résultats de la négociation332. A partir de ce moment, et bien que Gênes se soit engagée dans une ligue défensive contre les Osmanlis, les autorités de Péra échangent avec Bajazet messages et ambassades. Les envoyés turcs 333 sont reçus avec beaucoup d’égards par le podestat, qui leur offre une collation et leur remet quelques pièces de drap, denrée devenue l’arme diplomatique des Occidentaux, au même titre que l’étaient les pallia de soie pour les Byzantins 334. Les ambassades génoises surtout sont fasteuses; des sommes élevées sont engagées par la Commu- Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, p. 262, note 4. Le 15 juillet 1392, les autorités de Péra envoient à Mytilène Ambrogio di Glacono, « pro factis lige tractandis et com-pleendis » (Peire Massaria, 1391, f. 197). Il faut rappeler également avec R. J. Loenertz, Une erreur singulière de Laonic Chalcocandyle: le prétendu second mariage de Jean V Paléologue, dans Byzantina et Franco-Graeca, Rome, 1970, p. 392, que les autorités de Péra sont intervenues en médiateurs entre Manuel II et son neveu Jean VII en 1393. 332 ASG. Not. Donato di Chiavari, 1389, doc. n° 10. En février 1390, le Turc Cassan ambassadeur de Bajazet vient à Gênes, sans doute pour faire ratifier l’accord: cf. ASG. Magistrorum Rationalium Apodixiae, n° 100, f. 105 v et n° 101, f. 17 r. 333 Ce sont successivament Godeli et Cassan Bassa (Hasan pacha, cf. I. Beldiceanu -Steinherr, Recherches sur les actes, op. cit., note 14, p. 243) en septembre 1390, Jhaosius en octobre, un Turc « baron » de Bajazet en novembre, le fils de Bagador, Cassan Bassa puis un autre Turc en décembre, un messager d’Ali bey en février 1391 (sans doute le seigneur de Qaraman, fréquemment cité dans les actes de Murad I, cf. I. Beldiceanu-Steinherr, Recherches sur les actes, op. cit., pp. 190, 219, 226, 227, 239, 240) venu inviter le podestat au mariage de la sœur d’Ali, à nouveau Cassan Bassa en juillet, un cadi turc et un certain Jhansi en octobre, l’ambassadeur Serefedin en novembre, Monucus en janvier 1392, à nouveau Bagador en février, Isuf puis Tangriberinis en mai, un Turc anonyme en juin, un autre en septembre, enfin un certain Trinocasi en octobre 1392, date à laquelle s’interrompt le registre de la Massaria. En deux ans, près d’une vingtaine d’envoyés de Bajazet sont donc reçus à Péra: cf. ASG. Peire Massaria, 1390 bis, f. 30 r - v; Massaria, 1390, ff. 66v, 68r-v, 70'v, 71 r, 76v; Massaria, 1391, ff. 68, 70, 76, 78, 87, 175, 192, 193; N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, dans ROL, t. IV, 1896, pp. 72,. 66-69, 70, 76, 78; L. T. Belgrano, Frima serie, op. cit., pp. 153, 164, 167, 172, 174. En 1403, Soliman et Isa se font représenter auprès du podestat par Ali pacha et Balaban, cf. ASG. Peire Massaria, 1402, ff. 24 r, 50 r, 54 v et N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 80, 82, 83. 334 R. S. Lopez, Silk industry in the Byzantine Empire, dans Speculum, t. 20, 1945, pp. 40-42. 7 98 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE ne; elles atteignent plus de 3.000 hyperpères en septembre 1391. Pour conduire ces missions, le podestat désigne des gens ayant l’expérience des relations avec les Turcs: Antonio di Mentone, qui dirige la légation de novembre 1390, a participé à la signature du traité de juin 1387 entre Murad et la Commune, de même que Bartolomeo di Langasco, qui accompagne en septembre 1391 les deux ambassadeurs envoyés par la métropole 3j;>. Ils emportent avec eux de riches présents, des objets d’argent, des pièces d’écarlate, de velours, des draps de Gênes et de Florence, des fourrures, de pains de sucre et des confits. Tous ces dons sont sans effet. Hésitant entre la paix et la guerre, les autorités de Péra envoient des espions surveiller les mouvements des armées turques, et négocient avec le consul de Caffa sur les mesures à prendre contre les Osmanlis, au moment même où leurs ambassadeurs protestent auprès de Bajazet des intentions pacifiques de la Commune 336. A partir de 1393, la diplomatie cède le pas aux mesures de défense. De nouveaux projets de ligue anti-turque réunissant Gênes et Venise voient le jour, mais aucune des deux républiques ne veut vraiment s’engager, sans le concours des autres puissances chrétiennes337. Gênes envoie quelques galères en Orient mais s’abstient de participer à la première coalition occidentale contre les Turcs, animée par le roi Sigismond. De plus en plus hésitant, le gouvernement génois donne pouvoir au podestat de traiter avec Bajazet, sans doute sous l’effet du découragement éprouvé en Occident, à la suite du désastre de Nicopolis 33S. 335 ASG. Peire Massaria, 1390, S. 67 r, 78 r; Massaria, 1391, f. 68; cf. N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 67, 70 et 76. j36 ASG. Peire Massaria, 1390, ff. 71 r, 76 v; Massaria, 1391, f. 175; cf. N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 69-70. T R Thiriet> Ké&stes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 189-190, n° 789, 194, n° 813, 7, n 829, cf. F. Surdich, Genova e Venezia, op. cit., p. 236. Un document de mars 1396 (ASG. Not. filza n° 422 doc. n. 160) cite la venue à Gênes d’un ambassadeur du basileus, Calocetos. H f" 3*’ ®elgrano> Prima serie, op. cit., p. 175. Contrairement à ce qu’écrit W. ey , istoire du commerce, op. cit., t. II, p. 264, note 6, le podestat de Péra n’a pas reçu ordre de négocier avec les Turcs, mais seulement une délégation de pouvoir u gouverneur royal. Gênes paraît alors partagée entre le désir de résister — elle arme cinq galeres dans les premiers mois de l’année 1397 (cf. F. Thiriet, Régestes du Sénat, ^ . . ’ ’ n ^26) e*- celui de traiter aux moindres frais. Le gouvernement rr?pUS^-te d’*meurs les Pérotes de vouloir conclure une paix séparée avec Baja- n; ’ Jr ' f fegTeSr du Sénat’ op' dt-’ L p- 218>i n° 932- Sur la bataiUe de Nicopoks, cf. J. Delaville Le Roulx, La France en Orient, op. cit., t. I, pp. 246-299; mel i 1, T?. dt! S ’ L"dleS’ 19H PP' “ 1 W■ Barker’ M“- L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 99 A partir de 1397, Gênes, passée sous la domination du roi de France, adopte une attitude de fermeté 3j9. L’esprit de croisade semble revivre, mais chacun entend mener la défense de l’empire d’Orient comme bon lui semble: Venise protège Constantinople et même Péra, mais n’entend pas aligner plus de galères que Gênes n’en arme au même moment. Quant au gouvernement génois, il se montre très jaloux des entreprises vénitiennes et manifeste même une franche hostilité à la Cité des doges, lorsque Boucicault intervient en 1399 dans les affaires génoises, avant de devenir en 1401 gouverneur royal de la ville340. En 1398, les syndics envoyés en Romanie ont pouvoir de négocier avec Bajazet341, mais, l’année suivante, le maréchal français prend la tête d une petite expédition qui disperse les Turcs des abords de Constantinople et laisse à Péra une petite garnison, sous les ordres de Jean de Châteaumorand. Le belliqueux maréchal persuade en même temps Manuel II de laisser sa capitale sous la régence de Jean VII, et de partir pour 1 Occident plaider la cause d’une nouvelle croisade contre les Turcs34'. En décembre 1399, Manuel II quitte Constantinople, mais ne trouve guère que de bonnes paroles auprès de ses interlocuteurs occidentaux 343. On forme des projets de ligue réunissant Gênes, Venise, les Hospitaliers, la Mahone de Chio, le duc de l’Archipel, mais rien n’aboutit. Manuel II demande à Venise la fourniture de six galères, veut se faire l’artisan d’un rapprochement entre les deux républiques maritimes, de nouveau opposées à la suite des désordres provoqués 339 Sur la soumission de Gênes au gouvernement royal français, l’ouvrage fondamental est encore celui de E. Jarry, Les origines de la domination française à Gênes (1392-1402), Paris, 1896, à compléter par M. De Boüard, La Trance et l’Italie au temps du grand Schisme d’Occident, Paris, 1936, pp. 159-208. 340 Sur l’attitude anti-vénitienne de Boucicault, cf. surtout F. Surdich, Genova e Venezia, op. cit., pp. 238-265, 282-283 et 297-298. 341 ASG. Archivio Segreto, Diversorum, filze n° 3021, 22 mai 1398. 342 J. Delaville Le Roulx, La France en Orient, op. cit., t. I, pp. 359-383; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 162-168. L’expédition de Boucicault comprenait outre des navires français, des galères armées à Gênes, à Venise, à Rhodes et à Mytilène. On dut à Gênes lancer un emprunt de 25.000 florins (ASG. Archivio Segreto n° 498, ff. 23 r, 24 r - v, 27 r, 55 v, 136 r - v; Manoscritti n° 857, Officium Monetae, ff. 13 v -14 r), augmenter d’1 % le taux du commerchium levé à Caffa et la taxe sur le sel (ASG. Archivio Segreto n° 498, ff. 133v-134r); cf. G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 243. 343 Sur ce voyage, cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., pp. 168-199 et bibl.; G. G. Musso, Navigazione, op. cit., pp. 37-39. 100 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE par une expédition envoyée par Boucicault à Famagouste 344. En janvier 1403 le basileus est reçu fastueusement à Gênes qui promet d’armer trois galères 34S, tandis que le Sénat vénitien propose de reconduire l’empereur à Constantinople, pour éviter que les Génois ne consolident leur influence auprès de Manuel II346. Toutes ces promesses et ces préparatifs à peine esquissés n’ont plus grand sens, lorsque l’on apprend la victoire de Timour sur les troupes de Bajazet à Angora (28 juillet 1402). En Orient, la situation politique change alors du tout au tout. Avant l’arrivée de Timour en Asie mineure, les autorités de Péra, livrées à leurs seules ressources, ont fait des avances aux Turcs, en essayant peut-être de susciter des dissensions dans la famille du sultan 347. Elles se jouent d’autre part du faible Jean VII, fort impécunieux, et qui s’est compromis dans des affaires louches avec les trésoriers de Péra: le régent ne va-t-il pas jusqu’à offrir 8.000 hyperpères aux deux massarii afin qu’ils incitent quelques riches concitoyens à acquérir aux enchères les gabelles du basileus, qui ne trouvent point preneurs 348? Il faut encore ajouter les dons en nature, vin et grains, qui récompensent le zèle suspect des trésoriers dans les affaires qu’ils mènent avec le régent ou avec ses facteurs; d’après une déposition, ces tripotages 344 F. Surdich, Genova e Venezia, op. cit., pp. 244-245; J. Delaville Le Roulx, La France en Orient, op. cit., t. I, pp. 424-425; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 222. 343 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 262-263. Un nouvel emprunt avait été lancé par les autorités pour couvrir les dépenses de séjour du basileus (22 janvier- 10 févrer 1403): cf. N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 262-263. Les quêtes faites dans les églises de Gênes « pro subsidio serenissimi domini imperatoris Rom eorum » ont rapporté la somme dérisoire de 160 livres, et les trésoriers de Gênes ont été obligés de prêter 250 livres à Manuel II (ASG. Antico Comune, Massaria Comunis Ianue n° 29, f. 37 r et n° 26, f. 52 r). 346 N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 264-265. En août 1401, Quilico de Tadeis se rendit à Brousse, en même temps que des envoyés de Jean VII et des Vénitiens pour proposer à la mère d’un prince turc, nommé Zalapi, la conclusion d’un traité: cf. N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 112-113, et F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 3196-3197. Sur l’identification de ce prince turc, qui est probablement Soliman, fils de Bajazet, cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 212, note 16.^ D’autre part, à une date incertaine, mais en tout cas antérieure à mai 1402, les deux trésoriers de Péra firent à nouveau le voyage de Brousse, cf. ASG. Sindicamenta Peire 1402, reg. n° 1, ff. 97 r et 102 r. Ibidem, ff. 104 r -105 v. Ces tractations financières sont d’autant plus lamentables que les gabelles de Constantinople furent vendues 54.500 hyperpères, soit quatre ois le cont de la commission versée aux trésoriers. L’EVOLUTION DE LA POLITIQUE GÉNOISE 101 auraient porté sur des sommes supérieures à 11.000 hyperpères 349. Ainsi Jean VII, avec la complicité des autorités génoises, n’hésite pas à sacrifier les revenus de l’empire, pour accroître ses propres ressources par des procédés sordides. Les liens d’affaires impliquent une dépendance politique. D’après les comptes de la Massaria de Péra de 1402, le podestat et ses adjoints se rendent au moins une fois par mois à Constantinople « pro factis Comunis», entre juin 1402 et juin 1403, au moment où est annoncé le retour de Manuel II 35°. A cette date, bien des contacts ont été pris avec Timour. A 1 égard du conquérant, les Pérotes utilisent des moyens diplomatiques tout à fait comparables à ceux qui leur ont valu un inégal succès dans leurs rapports avec les Osmanlis. Ils font le meilleur accueil à l'ambassadeur tatar envoyé par Timour, et au frère de l’émir de Sinope qui l’accompagne, le gratifient non pas de pièces de drap et de joyaux, mais de chevaux, dont ils prennent en charge les frais de transport301. Vont-ils jusqu’à hisser la bannière de Timour sur les murs de Péra, comme le prétend Stella 3'~? aucune autre source ne le confirme. Après la victoire de Timour à Angora, d autres ambassadeurs mongols viennent à Péra en septembre 1402, janvier et août 1403. On leur remet des vêtements d’apparat et des chevaux, mais à aucun moment les comptes de la Massaria n’indiquent qu’on leur ait versé un quelconque tribut 349 Ibidem, f. 97 v. 350 ASG. Peire Massaria 1402, fi. 71 v, 72 r. Le sort de Constantinople et de Péra était en jeu, puisque Jean VII est suspecté d’avoir voulu mettre la capitale au pouvoir de Bajazet: cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 215. 351 ASG. Peire Massaria 1402, ff. 56 r et 72 r. Ce dernier compte ouvert le 18 mai 1402 indique les dates de séjour à Péra de l’envoyé de Timour: entre le 18 mai 1402 et le 21 juin. Il est fort probable que les premiers contacts ont été établis dès les premiers mois de l’année 1401. Un ambassadeur génois avait été alors envoyé auprès du fils de Timour et, le 17 août 1401, arrivait à Péra une galère de Trébizonde, transportant deux émissaires du conquérant, venus demander aux Génois de ne point traiter avec les Turcs: cf. N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 238 et 245. Sur ces contacts, voir W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 265-267; J. Delaville Le Roulx, La France en Orient, op. cit., t. I, p. 390 et J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 505; G. T. Dennis, Three reports from Crete on the situation in Romania 1401-1402, dans Studi veneziani, t. XII, 1970, pp. 253-254. 352 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 260. 353 Contrairement à ce qu’affirme W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, p. 267, d’après Cherefeddin-Ali. Dans les derniers mois de 1402, un représentant du basileus, Calojane Cayrano, s’était rendu en ambassade auprès de Timour; il fut 102 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Malgré ces bonnes relations, les Pérotes n’en continuent pas moins de mener double jeu, en essayant de tirer profit de la déroute des Turcs et des rivalités entre les fils de Bajazet. Certains, à titre particulier, vont aider les fuyards turcs à franchir les Détroits, et à se mettre ainsi à l’abri des poursuites de Timour, quoique les autorités génoises aient envoyé Germano di Tolomeo pour s’opposer au passage des Turcs 354. D’autres font monter des Turcs sur leur barque et les réduisent en servitude; mais ils sont contraints de restituer leurs prises à la suite du traité signé avec les fils de Bajazet^ Les autorités génoises ont en effet répondu favorablement aux avances de Soliman et, au plus tard le 1er janvier 1403, date où est proclamée à Péra la paix avec les Turcs, a été conclu un traité entre Soliman, Isà, Jean VII, Gênes et Venise 356. Au cours des premiers mois de l’année 1403, les Pérotes entretiennent de bonnes relations avec les héritiers de Bajazet; ils partagent avec les ambassadeurs vénitiens les frais des présents qui leur sont portés"'. Ils envoient deux notables auprès de Soliman, reçoivent en mai 1403 un envoyé d’Isà, remettent à Soliman et à ses barons du vin de Malvoisie, des fourrures, du drap de Florence, des confits et des épices. Dans cette diplomatie de bon voisinage, leur seule faute est d’avoir oublié le troisième fils de Bajazet, établi à Amasya, Mehmed, qui, par ses succès sur ses frères, allait bientôt faire éprouver aux Pérotes de nouvelles frayeurs. Il n’en reste pas moins que, lorsque Manuel II rentre dans sa capitale, suivi en 1403 par le podestat de Péra, Bartolomeo Rosso, mais rien ne prouve que ces deux ambassadeurs firent acte d’allégeance envers Timour, cf. ASG. Sindicamenta Peire 1402, reg. n° 2, ff. 16 r et 40 r. 334 ASG. Peire Massaria 1402, ff. 50 v, 54 v. Sur cette question, cf. J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 218, et note 25. 30:1 ASG. Sindicamenta Peire 1402, reg. n° 2, f. 44 r - v. 336 ASG. Peire Massaria 1402, f. 71 v (N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., p. 84); cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 268-269. Sur ce traité, cf. G. T. Dennis, The Byzantine-Turkish treaty of 1403, dans Orientalia Christiana Periodica, t. 33, 1967, pp. 72-88 dont les conclusions ont été en partie reprises dans une note d un second article, Official documents of Manuel II Palaeologus, dans Byzantion, t. XLI, 1971, p. 50; J. W. Barker, Manuel II Palaeologus, op. cit., pp. 224-226, hésite à placer en février 1403 la signature de ce traité. 357 ASG. Peire Massaria 1402, f. 31 r (mai 1403). Il s’agit sans doute de Jacques Suriano auquel le Sénat vénitien adresse des instructions en avril 1403; cf. N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 268-269. l’évolution de la politique génoise 103 en juin 1403 358, escorté depuis Gallipoli par deux bâtiments génois, la situation en Orient s’est stabilisée. Timour s’est éloigné de l’Asie mineure, se contentant de marques d’honneur sans grande portée; les puissances chrétiennes ont obtenu un traité fort avantageux des fils de Bajazet. Seule Venise s’inquiète de la turbulence de Boucicault, croisé d un autre âge, qui porte le désordre en Chypre et à Beyrouth avant d’affronter au large de Modon la flotte vénitienne. La paix n’est rétablie entre les deux républiques maritimes qu’en 1407, grâce à la médiation d’Amédée VIII de Savoie 35 . Le bouillant gouverneur de Gênes, faute d’avoir réduit Venise, veut alors, avec une poigne de fer, rétablir l’ordre dans la Romanie génoise: la Mahone s est insurgée en 1408 contre le gouvernement de la métropole. Boucicault envoie à Chio trois navires et des troupes qui soumettent les rebelles en juin 1409 36°. Trois mois plus tard, le gouverneur français est expulsé de Gênes, qui se donne au marquis de Montferrat. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, la Romanie génoise a été pré servée des convoitises étrangères, mais à quel prix! Des dissensions sont apparues de plus en plus fréquemment entre le gouvernement de la métropole et ses comptoirs d’Outre-Mer: à l’esprit de croisade de Boucicault s’oppose nettement la turcophilie, ou tout au moins la recherche du compromis, que préconisent les Pérotes. Caffa et Chio ont pris également leurs distances, la première cherchant à se maintenir dans un monde tatar désorganisé par des luttes pour le pouvoir et par l’équipée de Timour, la seconde menageant de bonnes relations avec ses tout puissants voisins turcs. Le plus grave est sans doute qu’obnubilée en permanence par l’attitude de Venise, Genes n ait pu choisir une politique cohérente: il était plus important de maintenir contre les prétentions vénitiennes les comptoirs génois et le réseau commercial 358 La date n’est pas établie avec certitude par les comptes de la Massaria de Péra de 1402, f. 50 v; J. W. Barker, Manuel II, op. cit., p. 237 et note 69 retient celle du 9 juin, sans grande preuve. 359 F. Surdich, Genova e Venezia, op. cit., pp. 318-322. Les négociations ont été rendues interminables par les méfaits du pirate génois Niccolò di Moneglia et. par l’intransigeance de Boucicault: cf. F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. II n 08, 1112 1121 1122, 1125, 1126, 1129, 1130, 1139, 1140, 1141, 1148, 1150, 1174, 1176, 1180,’ 1183, 1198, 1208, 1212, 1218, 1222, 1255, 1258, 1297; Idem, Délibérations des Assemblées, op. cit., t. II, p. 101, n 1046. 360 G Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 285-286; cf. Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 162-164 et infra chap. VIII. 104 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE constitué en Orient que de participer à une alliance de la chrétienté contre les Turcs. A ce jeu, Byzance a été la grande victime de la politique génoise, car, au lieu de soutenir le basileus dans sa lutte contre l’envahisseur, les Génois ont contribué à désorganiser ce qui restait de l’Etat byzantin en provoquant ou en aggravant les scissions dans la famille impériale. Ils ont réussi à se rendre autonomes dans leurs trois grands comptoirs et à constituer une chaîne d escales le long des grands itinéraires maritimes égéens ou pontiques, mais en même temps face à la poussée ottomane, ils ont accru la fragilité de la Romanie génoise, dont les éléments se trouvent au début du XVe siècle isolés au sein d’un monde hostile à la chrétienté, elle-même divisée. CHAPITRE II LES ORIGINES DES TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO Concession impériale, conquête de marchands ou conquête des armes, tels sont les trois moyens par lesquels les Génois s’établirent dans 1 empire byzantin et sur les rivages de la Crimée. Certes, ce ne fut pas toujours sans difficulté. En effet, les premiers développements de leurs trois grandes colonies orientales furent bien souvent entravés par les revirements de la politique byzantine, les soubresauts de xénophobie de la populace de Chio et de Constantinople, les représailles des khans du Kiptchak, sans parler des rapines et des déprédations commises à leurs dépens par leurs concurrents vénitiens ou pisans. Aussi les Génois s’efforcèrent-ils de rendre leur comptoir progressivement autonome vis-à-vis des autorités du pays d’accueil, en utilisant les crises politiques qui à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe ont secoué les mondes byzantin, turc et mongol. Le but est atteint vers 1350, lorsque les Génois de Péra obtiennent de Jean Cantacuzène une convention leur accordant la pleine propriété des terres de Galata qu’ils avaient usurpées, lorsque les habitants de Caffa résistent par deux fois aux armées mongoles et font de leur ville « une cité génoise aux extrémités de l’Europe », lors-qu’enfin une expédition de caractère privé, mais soutenue par le gouvernement de la Commune, s’empare de Chio et de Phocée et y établit une domination génoise durable. I - L’établissement des Génois à Constantinople Au XIIe siècle, nous n’en sommes pas encore là. L’expansion génoise en Romanie marque même du retard par rapport à l’activité qu’y déploient Vénitiens et Pisans. C’est naturellement vers le centre de l’empire, vers Constantinople que se porte d’abord l’intérêt des Génois. Ils veulent y être traités de la même manière que les Pisans et les Vénitiens, auxquels les consuls de la Commune se réfèrent constamment lorsque, dans des circonstances bien 106 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE connues ils sollicitent de Manuel Comnène l’attribution d’un fondouk (embolos) et d’échelles à Constantinople2. En 1155, Michel Paléologue promet aux Génois un quartier dans la capitale de l’empire3; puis un second envoyé, Démétrius Makrembolitès, s’engage, au nom du basileus, à accorder à la Commune un embolos et des échelles commerciales, avec les mêmes droits dont jouissaient les Pisans et dans le quartier même où étaient établis les autres Occidentaux 4. Les Génois doivent envoyer deux ambassades, avant d’obtenir satisfaction '. Les consuls avaient chargé leurs légats de demander un fondouk « à Constantinople entre Y embolos des Vénitiens et le palais du despote Angelos »6, à défaut, « in perforo »7 ou, tout au moins, « à l’intérieur de Constantinople ». Si cela encore était impossible, on se contenterait d’un quartier à Galata, de l’autre côté de la Corne d'Or. La négociation aboutit; des Génois s’installèrent, mais pas à l’endroit qu’ils avaient d’abord convoité. 1 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 202-204; G. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 597-603; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 62-63; cf. également notre premier chapitre. 2 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 344, 345, 346, 348: « embolum et scalas petas et omnibus modis habere studeas Constantinopoli... cum commercio et cum omni fure in eis pertinentibus sicut Pisani habent et haec in partibus quibus ipsi Pisani et Venetici habent ». 3 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 344; F. Dolger, Regesten, op. cit., n° 1396, 1401; F. Chalandon, Les Comnène, op. cit., pp. 358, 575-576; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 597-601. 4 L. Sauli, Della colonia dei Genovesi, op. cit., t. II, p. 181; Liber lurium, op. cit., t. I, col. 183-6; G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 343-344; Annali genovesi, op. cit., t. I, pp. 4142; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 600. 3 Annali genovesi, op. cit., pp. 48 et 60; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 603-605. 6 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 346. L 'embolos des Vénitiens s’étendait entre la porte de Perama et la porte du Drongaire (cf. F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 37 et 46). Les recherches du P. Janin, Constantinople byzantine, 2e éd., Paris, 1964, n’ont pas permis d’identifier le palais du despote. \X . Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 210, croit comprendre qu il s agit du Trypétos Lithos ou pierre percée, que R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., p. 467 situe sur la Corne d’Or, mais au dehors de la ville, entre le Cosmidion et les remparts des Blachernes. L’interprétation de Heyd est démentie par le texte même des instructions, situant ce lieu à l’intérieur de Constantinople. Peut-être s’agit-il tout simplement d’un quartier débouchant sur l’une des grandes places publiques de la ville. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO 107 L’emplacement précis de ce premier comptoir est difficile à déterminer. Le nom même en est incertain8. Les instructions données par les consuls à leur ambassadeur auprès du basileus (décembre 1174) mentionnent à plusieurs reprises les pertes subies par les Génois, à la suite des violences et rapines commises par les Pisans in embolo de S. Cruce; celui-ci se trouve apud Constantino-polim, c’est-à-dire hors de l’enceinte urbaine9. Furent aussi spoliés Lanfranco Grancio et Baldizzo di Bergogno apud Constantinopolim quand ils mirent leur nef à quai in portuw. Or l’annaliste Caffaro, dont il y a tout lieu d’accepter le témoignage puisqu’il fut contemporain des événements qu’il rapporte, décrit longuement l’attaque menée par les Pisans en 1162 contre le quartier génois, moins de deux ans après l’installation de ses compatriotes 11. Mieux encore: Caffaro et le texte des instructions confiées à l’ambassadeur Grimaldi évaluent également les dommages subis par les Génois à cette occasion u. Il n’y a pas lieu d’hésiter: le premier établissement génois dans la capitale byzantine se nommait Y embolos de S. Cruce; il était situé hors de Constantinople et fut dévasté par les Pisans en 1162. Or les Génois ont toujours donné le nom de château de la Sainte-Croix au château de Galata, constituit par Tibère Lr, où aboutissait la chaîne fermant aux navires la Corne d’Or 13. Leur premier quartier se trouvait donc au pied de la colline de Galata près du château de la Sainte-Croix, et disposait de pontons, à l’entrée de la Corne d’Or, dans un 8 E. Sauli, Della colonia dei Genovesi, op. cit., t. I, pp. 23-24; A. M. Belin, Histoire de la Latinité de Constantinople, Paris, 1894, p. 32; C. Desimoni, Sui quartieri, op. cit., pp. 137-180; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 598-606; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 62-64. 9 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 370: « apud altissimam urbem Constantinopolim ... cives... vim passi et bonis suis crudeliter expoliati sunt »; p. 398: «i Ratio perditarum de sancta Cruce... perperos quos Ugo amisit apud Constantinopolim quando Januenses sturmum habuerunt cum Pisanis ». 10 Ibidem, p. 397. 11 Annali genovesi, op. cit., t. I, pp. 67-68. 12 30.000 hyperpères pour Caffaro (p. 68), 29.443 hyperpères selon les instructions de l’ambassadeur (G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 397). 13 A. M. Belin, Histoire de la Latinité, op. cit., p. 164; R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., pp. 460-461; R. Guilland, La chaîne de la Corne dOr, dans Etudes byzantines, Paris, 1959, p. 273; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 64 et C. Desimoni, I Genovesi ed i loro quartieri, op. cit., p. 248, confondent le château de Galata avec la tour du Christ, située au sommet de la colline, alors que le traité conclu le 6 mai 1352 par Paganino Doria avec Jean VI Cantacuzene mentionne le fossé allant en droite ligne du sommet de Galata (a capite Galata) jusqu au château Sainte-Croix, ce qui suppose que ce dernier est proche de la mer. 108 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE site portuaire utilisé aujourd’hui encore par les bateaux de plaisance venant accoster près du pont de Karakoy. Ainsi, l’ambassadeur Enrico Guercio, n’ayant pu obtenir un embolos dans les trois premiers lieux que lui indiquaient ses instructions, avait dû se contenter d’une quartier extra-urbain pour y installer ses compatriotes. Aux nouveaux arrivés, le basileus mesurait ses faveurs. Deux ans plus tard, les Pisans ruinaient ce premier établissement. Aux dires de Caffaro, les Génois abandonnèrent leurs biens et s’enfuirent ", La Commune n’eut de cesse qu’elle n’obtienne réparation et restitution de Y embolos. En 1164, trois ambassadeurs gagnèrent Constantinople. sans grand succès semble-t-illD. Il fallut renvoyer auprès du basileus Amico di Murta, plus au fait des usages byzantins 16. Un arrangement préliminaire fut conclu en 1169; s’il recevait l’accord de la Commune, il serait ensuite transformé en un chrysobulle. Ce texte, dont deux versions nous sont parvenues, attribuait aux Génois un quartier, une « échelle » et une église trans Constantinopolim in locorum positione que dicitur Orcu in loco bono et placito, dit la première version, ultra Constantinopolim in loco que dicitur Orcu in loco bono et placabili, selon la seconde1'. On a vainement cherché jusqu’ici où pouvait être ce quartier, situé en dehors de la ville et vraisemblablement de l’autre côté de l’eau, comme l’indiquent les prépositions trans et ultra que l’on peut rapprocher du grec -épavI8. D’autre part, si le mot Orcu, comme il est vraisemblable, dérive d’un mot grec, ce ne peut être que de op/oç, désignant une allée plantée d’un verger ou d’un vignoble. Or, comme le précise la description du quartier concédé aux Génois à Galata en 1303, les pentes de cette colline sont couvertes de vignes 19. Il y a donc tout lieu de croire que Y embolos promis en 1169 se trouvait à proximité de l’établissement que les Pisans avaient détruit en 1162. Pour le basileus, il ne s’agissait donc que d’une restitution. Mais les exigences des Génois s’étaient accrues entre-temps. Constatant que Manuel Comnène recherchait leur alliance militaire contre Frédéric Ier Barberousse, les consuls refusèrent le projet de 1169 et incitèrent leur en- 14 Annali genovesi, op. cit., t. I, pp. 67-68. 13 Ibidem, t. I, pp. 167-168: « parumtamen profuit pretaxata legatio ». 16 Ibidem, t. I, p. 213; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 609. 17 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 354 et 359; F. Dolger, Regesten, op. cit., t. II, n° 1488. 18 C. Desimoni, Sui quartieri, op. cit., pp. 146-150. 19 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 103-104. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO 109 voyé à réclamer une égalité de traitement entre Génois, Vénitiens et Pisans: il fallait obtenir un comptoir à l’intérieur de la ville, puisque ces derniers y avaient leurs « échelles » aux meilleurs emplacements sur la Corne d’Or. Les consuls furent assez habiles pour repousser le don de 56.000 hyperpères que leur proposaient trois ambassadeurs grecs 20 et pour renvoyer Amico di Murta à Constantinople, porteur des doléances de ses compatriotes. La convention de 1169 fut modifiée. Les Génois reçurent un établissement intra Constantinopolim, nommé Coparion, qui leur fut remis en mai 1170 à la place, précise le diplôme de concession, de l’embolum trans magnam civitatem qui leur avait été précédemment accordé, c’est-à-dire Orcu21. Ce quartier de Coparion, premier noyau de la colonie génoise à Constantinople, est assez bien connu. Le procès-verbal d’avril 1170 en précise les limites 22. Les Génois disposaient d’une « échelle » sur la Corne d’Or, ayant jusque là appartenu au monastère du magistros Manuel23; elle se trouvait à proximité immédiate de la Porta Veteris Rectoris, c’est-à-dire dans le voisinage du port du Neorion24; tout autour, des petites maisons, des boutiques, un terrain pour construire une église étaient également attribués aux Génois. Le comptoir proprement dit était séparé de l’échelle par diverses habitations placées à proximité de la muraille maritime. Il était limité à l’ouest par des maisons appartenant au monastère des Apologothètes, voisin de la concession des Pisans 25, au sud par un mur et des édifices dépendant des monastères de l’Angourion et de l’Hvpsilis 26, à l’est par un autre embolos. Il enfermait tout un groupe de maisons, des boutiques occupées par des forgerons et des menuisiers, des puits, un terrain inoccupé. L’établissement des Génois n’était donc pas d’un seul tenant, ne comportait aucun édifice important, avait des dimensions réduites. Cela suffit pour attirer à nouveau les marchands génois et pour susciter la jalousie de leurs rivaux. Quelques mois plus 20 Annali genovesi, op. cit., t. I, pp. 233-234. 21 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 366-367; F. Dolger, Regesten, op. cit., t. II, n° 1495, 1497, 1498. 22 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 364-366. 23 R. Janin, La géographie ecclésiastique de l'empire byzantin. Première partie: Le siège de Constantinople et le patriarcat oecuménique, t. III: Les églises et les monastères,, 2e éd., Paris, 1969, pp. 320-321. 24 R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., pp. 292-293. 25 R. Janin, La géographie ecclésiastique, op. cit., p. 41. 26 Ibidem, p. 9 et p. 491. 110 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE tard, les scènes de 1162 se renouvelaient, provoquées cette fois par les Vénitiens 27. Les dommages subis étaient moins considérables qu’en 1162. Les Génois affectèrent d’en attribuer la responsabilité au basileus, lui demandant, par l’intermédiaire de leur envoyé Grimaldi, le remboursement des pertes subies et l’agrandissement de leur concession28. Les termes mêmes des instructions données à leur ambassadeur prouvent que les Génois n’avaient pas attendu 1174 pour retourner à Constantinople, d’autant plus que leurs rivaux vénitiens en avaient été durablement écartés à la suite du coup de filet de Manuel Comnène le 12 mars 117129. Jusqu’en avril 1182, la colonie génoise se développa sur les lieux mêmes qui lui avaient été attribués en 1170. Sa prospérité fut brutalement ruinée par le soulèvement de la populace de Constantinople contre les Latins, lors de l’usurpation d’Andronic Comnène 30. Les massacres furent si atroces que les Génois, comme les autres Italiens, renoncèrent pendant plusieurs années au marché constantinopolitain. Il fallut attendre le renversement d’Andronic Ier Comnène (septembre 1185) pour que les relations reprennent. Dès 1186, des marchands retournent à Constantinople et réoccupent vraisemblablement Yembolos mais sans aucune garantie impériale 31. Plusieurs missions officielles échouèrent avant qu’Isaac II Ange ne se décidât en 1192 à concéder un nouveau chrysobulle complété par une charte, accordant aux Génois un quartier agrandi32. Les deux envoyés de la Commune, Guido Spinola et Guglielmo Tornello, avaient demandé au basileus une seconde « échelle », un embolum non parvum et le palais d’un 27 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 212; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 619; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 67. 2S G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 369 et 383: « Studete diligenter augere embolum et scalam et ampliare et habere ecclesiam que ibi est et domos usque ad mare et adhuc scalam unam ». 29 F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 51-52. 30 Eustathe de Thessalonique, La espugnazione, op. cit., pp. 32-36; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 41-42; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 625; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 70-71. M. Chiaudano, Oberto Scriba de Mercato 1186, dans Notai liguri dei secoli XII e XIII, t. IV, Gênes, 1940; E. Bach, La cité de Gênes, op. cit., pp. 72 et 196. 32 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 413-445; F. Dolger, Regesten, op. cit., t. II, n° 1610; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 208-210; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 630-633; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 72-73. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO 111 certain Botaniate 33, s’ajoutant aux concessions faites par Manuel Comnène 34. Satisfaction leur fut donnée. Le nouvel établissement comprenait des édifices dépendant des monastères des Apologothètes et de l’Archistratège ou du patrice Théodose, qui semblent avoir constitué les limites occidentales et orientales de Vembolos35, la première de ces fondations religieuses étant voisine de la cour des Pisans 36. La charte de concession cite encore l’église de la Force de Dieu 37, le monastère du Mandylon 3S, à l’ouest de Yembolos, celui de Saint-Démétrius des Paléologues39 et surtout le palais de Botaniate ou de Kalamanos comprenant deux églises, plusieurs maisons, deux cours, un bain, des puits et une citerne. La description minutieuse de ce palais ne néglige aucun pavement de marbre, aucune mosaïque, aucun lambris. Autour, des rues commerçantes avec des boutiques, des maisons de bois en location, des ruelles descendant vers la mer40. Sur le rivage, une seconde « échelle », à 1 est de la première, formée de plusieurs pontons de bois, accroît 1 espace portuaire réservé aux Génois. Malgré l’importance de ces concessions qui doublaient leur quartier de Coparion, les Génois n’étaient pas encore totalement satisfaits: des maisons restées grecques séparaient le centre de 1 embolos des échelles, tandis que le palais de Botaniate était une enclave en terre impériale. Constituer un quartier d’un seul tenant fut désormais leur objectif. Il ne fut atteint qu’en octobre 1202. Les méfaits de pirates génois, au détriment de sujets byzantins, avaient brouillé les relations entre Gênes et le basileus qui, en représailles, avait installé des mercenaires allemands dans le palais de Botaniate; il se montrait toutefois disposé à reprendre des négociations41. Les Génois y trouvèrent de grands avantages. Leur envoyé, Otto-bono della Croce devait demander qu’on attribue à la Commune un monastère et des maisons sises entre Yembolos et les échelles, ainsi qu une église 33 R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., p. 326. 34 G. Bertolotto Nuova serie, op. cit., p. 425. 35 Ibidem, p. 434: Ces édifices sont « utrinque veteri eorum embolo conjuncta ». 36 Ibidem, p. 438. 37 R. Janin, La géographie ecclésiastique, op. cit., p. 101. 38 Ibidem, p. 320. 39 Ibidem, pp. 92-93. 40 On trouvera une description détaillée dans C. Desimoni, Sui quartieri, op. cit., pp. 171-172; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 229; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 633; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 73-75. 41 Cf. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., 1.1, pp. 232-234, 238, 240; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 75-77. 112 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE séparant le palais de Botaniate de Yembolos 42. Il eut un plein succès. La nouvelle charte (octobre 1202) concédait aux Génois une troisième échelle, voisine des deux précédentes, tout un ensemble de maisons, de boutiques, de ruelles et de portiques dépendant des monastères nommés dans les actes de 1170 et de 1192, mais constituant pour la première fois un tout cohérent. Le commissaire génois assistant à la prise de possession note cependant que les marbres et les mosaïques se dégradent, que des colonnes tombent en ruine, que des édifices menacent de s’écrouler43. La déchéance de la « reine des villes » commence avant les incendies et les pillages de 1203-1204; dans la tourmente de la Croisade, à laquelle Gênes n’avait pas participé 44, Yembolos de 1202 qui pouvait enfin rivaliser avec le comptoir vénitien, allait disparaître, emporté par la victoire des Croisés livrant à Venise la meilleure part du sol constantinopolitain45. Entre 1204 et 1261, il semble exclu que les Génois aient pu conserver leur comptoir. Venise dominait la ville; sur mer, Génois et Vénitiens s’affrontaient en guerres de course incessantes, entrecoupées de traités maintes fois renouvelés, donc peu appliqués46. Toutefois, le traité de 1251 mentionne les « consuls, vicomtes et recteurs des Génois » à Constantinople 47; l’on a voulu voir dans cette mention la preuve que les exclus de 1204 avaient retrouvé leur ancien quartier48. Rien n’est moins sûr. Venise se contentait d’autoriser les Génois à regagner Constantinople et à y nommer des chefs de leur communauté. En fait, écartés par l’écrasante prépondérance de leurs rivaux, les Génois n’ont guère fréquenté le marché constantinopolitain tant que s’est maintenu l’empire latin 49. S’ils l’ont fait, c’est à titre individuel, sans bénéficier 42 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 470; Ch. M. Brand, Byzantium confronts the West, op. cit., pp. 216-218; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 641-644. 43 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 489-490: « pavimentum deficiens... pavimentum non tectum omnino ruinosum et deficiens... exilis columna ruinae minans.. incisionem deficientem ... pavimenta putrida et deficientia »... etc. 44 Cf. J. K. Fotheringham, Genoa and the IVth Crusade, op. cit., pp. 26-58. 4:1 G. Carile, Partitio terrarum, op. cit., pp. 125-305. 46 C. Desimoni, I Genovesi e i loro quartieri, op. cit., pp. 217-228. 47 Liber lurium, op. cit., t. I, col. 1093. 48 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 292-293. 49 Cf. notre article, Les Génois en Romanie, op. cit., pp. 467-502. Parmi les inscriptions génoises de Constantinople, une seule est de l’époque de l’empire latin; il s’agit de la dalle sépulcrale d’un certain Guglielmo de Gandolfi mort en 1260 (cf. E. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO 113 du soutien d’une communauté organisée. Leurs intérêts commerciaux étaient ailleurs, jusqu’au moment où l’alliance avec Michel Paléologue leur donne l’occasion d’une revanche et leur attribue le comptoir de leurs rivaux w. A son entrée à Constantinople, fidèle à ses engagements, le basileus remit aux Génois le palais du Pantocrator que les Vénitiens avaient transformé en citadelle51. Ce ne fut pourtant point sur les flancs de la IVe colline que les Génois établirent leur nouveau quartier. Les déboires de la flotte génoise et les tractations du podestat Guglielmo Guercio avec Manfred de Sicile incitèrent Michel VIII à tenter un renversement d’alliances au profit de Venise; les Génois furent expulsés de Constantinople et établis à Héraclée sur la mer de Marmara52. Après l’échec des négociations engagées avec Venise et la victoire de Charles d’Anjou sur Manfred, le basileus inquiet écouta avec plus de faveur les avances génoises et consentit, en s’entourant de maintes précautions, à établir ses alliés de Nymphée à Galata 5\ On considère généralement que ce retour eut lieu à la fin de l’année 1267, puisque le traité conclu par le basileus avec Venise en 1268 suppose la présence des Génois à Constantinople M. Ces derniers s’installèrent sans retard et prospérèrent: dès juin 1270, Giacomino Murrino, revenu à Gênes, charge l’un de ses compatriotes de vendre deux maisons qu’il possède in partibus de Constantinopoli loco ubi dicitur Feria55. C’est là désormais que pendant près de deux siècles s’épanouit la colonie génoise de Constantinople, rapidement devenue un Etat Dalleggio d’Alessio, Le pietre sepolcrali di Arab Giami (antica chiesa di San Paolo a Galata), dans ASLI, t. LXIX, Gênes, 1942, p. 27. 50 Sur le traité de Nymphée, cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 658-666; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 428-430; G. Caro, Genua und die Miichte am Mittelmeer, Halle, 1895, pp. 106 et suivantes; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 81-93; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 80-81 et notre premier chapitre. 51 Annali genovesi, op. cit., t. III, p. 45; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 667. 52 Annali genovesi, op. cit., t. III, p. 65; Pachymère, éd. de Bonn, t. I, p. 167; N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 97; cf. C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 660-670; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 86. 53 Annali genovesi, op. cit., t. IV, pp. 107-108; Pachymère, éd. de Bonn, t. I, pp. 167-168. 54 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 436; G. I. Bratianu, Recher ches sur le commerce, op. cit., p. 88; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 206-207; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 672. 55 ASG. Notai ignoti, B. 14, fr. 127, f. 44 r. La forme Peraia dont dérive Peria est attestée chez Nicétas Choniatès (cf. R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., p. 465). 114 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE dans l’Etat, jouant de la faiblesse imperiale, des guerres civiles et même des ennemis de Byzance pour acquérir une prospérité remarquée de tous les voyageurs qui la visitèrent au XIVe et au début du XVe siècle 56. Il n en avait pas moins fallu plus d’un siècle pour que les Génois s établissent durablement à Byzance; depuis 1155, leur comptoir avait été à la merci des revirements politiques byzantins, des fureurs populaires, des jalousies latines. La leçon ne devait pas être perdue: de pareils désagréments ne seraient évités qu’en étant maître chez soi. Avec beaucoup de prudence et d habileté, les Génois le devinrent, en l’espace de quelques décennies. II - Les origines de Caffa Les premiers temps du grand comptoir génois de Crimée sont fort obscurs. L’historiographie génoise, à défaut d’une tradition qui s’était rapidement perdue, s’est fait l’écho de légendes invérifiables, de telle sorte qu’A-gostino Giustiniani avouait fort honnêtement, au début du XVI" siècle, son ignorance sur les conditions dans lesquelles avait été fondée Caffa sur le site de l’ancienne Théodosie57. Ce mystère, bien des auteurs ont voulu l’éclair-cir, en formulant des hypothèses souvent fragiles. Nicéphore Grégoras, l’un des chroniqueurs les plus remarquables du temps des Paléologues 58, auteur d’une « Histoire romaine » bien documentée, écrivait vers le milieu du XIV^ siècle qu’il n’y avait pas beaucoup d’années que les Génois avaient fondé la ville de Caffa après avoir obtenu du « grand chef des Scythes » l’autorisation de s’établir à cet endroit59. L’expression, entachée d’un archaïsme fréquent dans les lettres byzantines, peut désigner tout peuple barbare venu du Nord et particulièrement les Tatars dont la domination s’étendait, à l’époque de Grégoras, sur la majeure partie de l’Asie centrale et occidentale é0. Le chro- 56 Cf. par exemple Ibn Battuta, Clavijo, Pero Tafur, Bertrandon de la Bro-quière, etc. ... 57 A. Giustiniani, Annali della Repubblica di Genova, Gênes, 1537, p. 136: « Ecco che la Republica ha posseduto, ampliato, e forse di novo edificato la città di Caffa no-billissima, e non dimeno non habbiamo certezza alcuna se il sito della città sia pervenuto in la Republica, o per via di donazione, o per via di compra, o per via dì guerra ... ». 58 R. Guilland, Essai sur Nicéphore Grégoras, Paris, 1926. 59 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, pp. 683-4. 60 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., pp. 274-280. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO 115 niqueur utilise d’ailleurs la même expression à propos du conflit qui oppose, à partir de 1343, les Génois au khan des Tatars. Le témoignage de Grégoras a suscité des interprétations fort divergentes61. A la fin du XVIIIe siècle, Oderico écrivait que Cafïa avait été cédée aux Génois par les Tatars qui s’efforcèrent de reprendre la ville en 1250 62. De ces affirmations, l’on ne trouve aucune preuve tant dans les annales que dans les autres sources. Au siècle suivant, Canale exalte le rôle de ses compatriotes, en affirmant que l’arrivée des Génois en Crimée eut lieu dès les premières croisades, leur établissement à Caffa étant déjà mentionné dès les premières années du XIIIe siècle 63. Il y a tout lieu de croire que 1 historien génois commet une confusion avec la petite place de Caffa, au sua de Saint-Jean d’Acre, dont parle le chroniqueur Caffaro, à propos des premières expéditions génoises en Syrie-PalestineM. L’erreur se mue en légende, lorsque Canale ajoute que les Génois arrivèrent à Caffa, guidés par Caffaro, et y fondèrent une seigneurie féodale qui dut vers 1340 composer avec les Tatars . C’est encore à ceux-ci qu’Heyd attribue la concession du site de Caffa en faveur des Génois66. Mais la chronologie est ici plus serrée. Les libéralités de Michel VIII Paléologue, lors du traité de Nymphée, rendent possible l’expansion des Génois en mer Noire après 1261. Attirés par le commerce de Solgat, des marchands choisissent pour hiverner une baie abritée, site de l’antique Théodosie, et obtiennent du successeur de Berké-Khan, Monghâ-Temur, l’autorisation de s’y établir durablement. Heyd repousse ainsi la date de fondation de Caffa peu après 1266, date dî la mort du khan Berké, et rapporte également deux traditions génoises à propos des origines de la ville. Selon Giorgio Stella, écrivant ses annales dans les premières annees du XVe siècle67, l’un des premiers arrivants à Caffa serait Baldo Doria68, per- 61 N. Naldoni, Le origini delle colonie genovesi del Mar Nero, dans Rivista delle colonie, t. 5, 1936, pp. 282-291. 62 G. L. Oderico, Lettere ligustiche, Bassano, 1792. 63 M. G. Canale, Nuova Istoria della Repubblica di Genova, Florence, 1860, t. 2, pp. 409-412; Idem, Commentari storici della Crimea, del suo commercio e dei suoi dominatori, Gênes, 1855, t. 2, pp. 142-144, 152-159. 64 Annali genovesi, op. cit., t. I, p. 5. 65 M. G. Canale, Nuova Istoria, op. cit., pp. 409-412. 66 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 158-165. 61 G. Balbi, Giorgio Stella e gli Annales Genuenses, dans Miscellanea Storica ligure, t. 2, Milan, 1961, pp. 123-215. 68 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 156. 116 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE sonnage qu’ignorent Caffaro et ses continuateurs, mais que cite Giustiniani, tributaire de Stella, ajoutant toutefois que des légendes locales font d un certain Antonio dell’Orto, le premier Génois arrivé à Caffa 69. Un article d un statut de 1316 n’accorde-t-il pas à la famille dell’Orto le privilège de lever un impôt sur le commerce de Caffa70? La chronologie proposée par Heyd a dans l’ensemble été admise par les historiens de l’Orient génois. Manfroni, par exemple, fixe aux années 1267-1268 l’origine des colonies de la Tauride71. Il explique l’arrivée des Génois en mer Noire par le revirement de Michel VIII Paléologue en leur faveur ambassade de Franceschino de Camilla — à la suite du refus venitien de ratifier le traité du 18 juin 1265. Ce revirement donne aux Génois la domination sur la mer Noire et leur permet d’y fonder toutes leurs colonies, et en premier lieu Caffa. Après E. Skrzinska, qui se contente de rappeler ce qu’écrivaient Nicéphore Grégoras, Stella et Giustiniani 7~, Bratianu apporte quelques précisions qui ne changent rien à ces données. Il rappelle que selon Jean de Plan Carpin, des marchands italiens venus de Constantinople se trouvaient à Kiev en 1247; ils ne pouvaient y venir que par la mer Noire . A la même époque le pape Innocent IV se lamente parce que des marchands génois, pisans et vénitiens transportent des esclaves grecs, bulgares et ruthè-nes de la région de Constantinople dans le royaume de Jérusalem, pour les vendre aux Sarrasins74. Si des Génois se livrant à la traite se rendent en mer Noire, cela ne signifie pas qu’il y ait dès cette date des comptoirs permanents, alors que leurs rivaux vénitiens sont établis en 1253 à Soldaïa et paient tribut au khan mongol75. Bratianu note que le premier témoignage concernant les Génois ne date que de 1274; cette année-là, un notaire, Federico di Piazüa- 69 A. Giustiniani, Annali, op. cit., p. 136. L’hypothèse est rappelée par P. Saraceno, U amministrazione delle colonie genovesi nell’area del mar Nero dal 1261 al 1453, dans Rivista di Storia del diritto italiano, t. 42-43, 1969-1970, p. 180. 70 Impositio Officii Gazane, dans Monumenta Historiae Patriae, Leges Municipales, t. I, Turin, 1838, col. 396. 71 C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 530. 72 E. Skrzinska, Inscriptions latines des colonies génoises en Crimée, dans ASLI, t. LVI, Gênes, 1928, pp. 7-8. 73 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 202 et Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols, éd. dom J. Becquet et L. Hambis, Paris, 1965, p. 132. 74 E. Berger, Les registres d’innocent IV, Paris, 1884, t. I, p. 316, n° 2122 (année 1246). 7:1 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 399; M. Nystazopoulou, Sougddia, op. cit., p. 30. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO 117 lunga, instrumente à Soldaïa pour des marchands génois, ce qui suppose au moins l’établissement d’une petite colonie en Crimée, dans les années immédiatement antérieures76. Enfin, plus récemment, les historiens russes Zevakin et Pencko 77 reprennent les conclusions de Heyd, auxquelles se range aussi B. Spuler78. A ces hypothèses sérieuses, fixant aux années 1266-1270 l’installation des Génois sur les côtes de Crimée, on ne peut guère ajouter que deux faits. Dans les minutiers notariaux rédigés à Gênes, la première mention des as-pres baricats, la monnaie de Caffa, est de novembre 1276 79, et jusqu’en 1280 les aspres sont très rarement cités80. Ils constituent pourtant l’unique moyen d’échanges en ces régions, si l’on se souvient de la méfiance que manifestaient les Tatars devant les hyperpères grecs, au dire de Guillaume de RubruckM. D’autre part, les investissements effectués dans l’Orient grec, par le moyen des contrats de commande ou de societas, sont conclus en monnaie génoise ou en hyperpères et concernent la Romanie, parfois plus précisément Constantinople, sans que le notaire juge bon de distinguer les établissements génois en mer Noire, de celui de Péra. C’est l’indice que ceux-là ne connaissaient qu’un développement très limité avant 1280, alors que celui-ci était en rapide essor. De ces quelques faits une conclusion se dégage. Après 1267, les marchands génois entreprennent de commercer en mer Noire et s’arrêtent d abord à Soldaïa, vieille cité byzantine, fréquentée par les Italiens depuis plusieurs décennies82. Ils y entrent bientôt en concurrence avec les Vénitiens auxquels Michel VIII venait d’accorder la liberté du commerce en mer Noire (traité 76 Actes publiés par G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 307-309. 77 E. S. Zevakin-N. A. Pencko, Ocerki po istorii genuezskich kolonij na Zapad-nom Kavkaze v XIII i XV vv, dans Akademija Nauk. Istoriceskie Zapiski III, 1938, pp. 72-129 (trad. ital. Ricerche sulla Storia delle colonie genovesi nel Caucaso occidentale nei secoli XIII-XV, dans Miscellanea di Studi storici I, Gênes, 1969, pp. 7-98, particulièrement, p. 15). 78 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 392. 79 ASG. Notai ignoti, Busta 12, fragment 113, f. 16 v. 80 ASG. Not. cart. n° 118, f. 48 v et Not. ign., Busta 22, fragment 4, f. 5 r (année 1277). 81 W. W. Rockhill, The Journey of William of Rubruck, Londres, 1900, pp. 42-49. 82 M. Nystazopoulou, Sougdaïa, op. cit., pp. 29-40. Des Génois figurent d’ailleurs parmi les marchands de Soldaïa autorises par le traité byzantino-egyptien de 1281 à 118 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE du 4 avril 1268). Aussi, vers les années 1270-1275, les Génois obtiennent de s’établir dans la baie de Théodosie; quelques marchands s’y fixent, bientôt rejoints par des compatriotes. Cette petite colonie reçoit une organisation administrative: en juillet 1281 est mentionné un consul de Caffa, devant lequel le banquier Angelino et Daniele Guecio doivent porter plainte contre Raffaele Embriaco83. Dans les actes notariés instrumentés à Péra en 1281, les nombreux contrats de commande concernant les ports de la mer Noire impliquent que les comptoirs génois de Crimée connaissent dès cette date une vie économique fort active. Un document inédit de 1284 mentionne le consul de Caffa, Luchetto Gambono, à propos de la succession d’un Génois mort en Crimée84. Après 1285, les mentions de Caffa dans les actes notariés génois se multiplient. Ainsi, en mars 1286, les deux frères Benedetto et Manuel Zaccaria reçoivent à Gênes des livres d’argent qu’ils promettent de rendre à Caffa85; au printemps 1287, de nombreux contrats de change sur Caffa se concluent, des quittances sont accordées pour des dettes libellées en aspres baricats, signe que des sommes investies en Gazarie — nom désignant l’ensemble des possessions génoises dans le nord de la mer Noire 86 — reviennent à Gênes avec les profits recueillis en ces contrées 87. La même année, plusieurs chargements de grain de Caffa sont signalés dans les actes notariés génois 88. Le comptoir connaît dès lors une réelle prospérité, comme l’attestent les minutiers de Lamberto di Sambuceto (1289-1290) qui nous fait connaître la ville et ses habitants, Latins et indigènes, ainsi que l’activité économique des Génois de Caffa. transporter des esclaves vers l’Egypte: cf. M. Canard, Un traité entre Byzance et I Egypte, op. cit., p. 210, n° 1 et Idem, Le traité de 1281 entre Michel Paléologue et le sultan QalaJun, dans Byzantion, t. 10, 1935, pp. 673-674 et 680. Sj G. I. Bratianu, Actes des notaires génois de Péra et de Caffa de la fin du XIIIe siècle {1281-1290), Bucarest, 1927, doc. n° XII, p. 79. 84 ASG. Not. cart. n° 128, f. 86r-v. 8’ ASG. Not. cart. n° 41, ff. 26r-v, 27r. Sur l’activité des deux frères en Romanie, cf. R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., pp. 23-37. 86 Le mot désigne le pays des Khazars qui ont dominé les régions du Don et de la Volga jusqu’au Xe siècle, avant d’être absorbés au XIIIe siècle dans le conglomérat des peuples de la Horde d’Or, cf. S. Szyszman, Découverte de la Khazarie, dans Annales E.S.C., 1970, n°3, pp. 818-824. 87 ASG. Not. cart. n° 9/II, f. 45 v; cart. n° 71, ff. 103 r et 119 v; cart. n 74, ff. 145v, 146r, 148v, 149r-v, 154v, 225r; Not. ign., Busta 4, fragment 55, f. 4 r. 88 ASG. Not. cart. n° 74, ff. 145r-v et 220v. LES ORIGINES DE TROIS GRANDS COMPTOIRS: PÉRA, CAFFA ET CHIO III - L’établissement des Génois à Chio 119 Les premières années du XIVe siècle représentent une époque sombre pour Byzance. Les bandes turques balayent la plus grande partie de l’Asie mineure, désormais perdue pour l’empire. Les mercenaires catalans, appelés à la rescousse, se transforment en pillards dès que la solde cesse de leur être payée. Le roi des Serbes avance dans les Balkans et le basileus n a ni troupes ni finances pour l’arrêter. Dans ce contexte d’impuissance, Gênes sut habilement tirer parti des difficultés byzantines pour renforcer ses positions en Orient. Prétextant de devoir se défendre contre les Turcs et les Catalans, les Génois de Galata obtiennent d’Andronic II l’agrandissement de leur colonie, désormais protégée par un fossé d’enceinte, avant de 1 être par des murailles 89. A Smyrne, qu’épargne encore la conquête turque, le basileus accroît le quartier concédé aux Génois, se déchargeant ainsi sur eux de la défense de la ville. Au même moment (1304), Benedetto Zaccaria s empare de Chio. Cette occupation, bien connue par des textes de Pachymère et de Cantacuzène, répond à deux objectifs90. Les frères Zaccaria étaient maîtres de Phocée depuis une date voisine de 1267 91. Ils occupaient aussi Adramyttion, et leurs compatriotes Smyrne. Ces places littorales d’Asie mineure ne pouvaient être solidement tenues que si les îles adjacentes, Chio et Mytilène, échappaient elles-mêmes à la domination turque. La sécurité des voies d accès à Phocée commandait que ces îles ne devinssent pas la base de corsaires turcs. Aux prises avec de multiples difficultés, l’empire byzantin était incapable d en assurer la défense. Cela suffisait à justifier la conquête des Zaccaria. Celle-ci résulte-t-elle des négociations dont parlent Pachymère et Cantacuzène? il est plus vraisemblable qu’après avoir pris pied à Chio, Benedetto Zaccaria chercha à légitimer son occupation, afin de pouvoir s y maintenir. Dans l’esprit de ce grand homme d’affaires, il s’agissait aussi d’ajouter 89 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 105-110; C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 689-691. 90 Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 558; Cantacuzène, éd. de Bonn, t. I, p. 370. On trouvera l’analyse de ces textes dans P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., pp. 51-52, et R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., pp. 224-227. 91 Cf. infra, p. 167. 120 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE au monopole de l’alun celui du mastic 91. L’exploitation en dut être organisée, comme le fit la Mahone de Chio quarante ans plus tard, au profit exclusif des conquérants. En effet, en 1310, la veuve de Manuele Zaccaria rappelle devant un notaire génois qu’une quantité de mastic lui revient de droit; ne pouvant aller sur place défendre ses intérêts et ceux de ses deux fils, elle confie ce soin à deux marchands93. Ce texte, un des rares qui concerne le commerce du mastic lors de la première occupation génoise de l’île, signifie que chacun des membres de la famille Zaccaria avait droit à une quotité de la production du lentisque. Enfin, entretenant des relations d’affaires dans tout 1 Orient byzantin et turc, Benedetto Zaccaria savait quelle escale privilégiée Chio représentait en mer Egée. Carrefour des voies menant vers Constantinople et la mer Noire d’une part, de celles conduisant en Syrie ou en Egypte par Rhodes et par Chypre, Chio devait être pour les Génois ce qu’était depuis un siècle la Crète pour les Vénitiens: le centre de leur réseau maritime dans tout l’Orient; c’est sans doute pour cette raison qu’une conquête due à une initiative privée fut bien accueillie par la Commune, au nom de l’intérêt que pouvaient y trouver tous les marchands génois. Restait à la faire accepter par Byzance. L’attaque d’une flotte turque contre Chio venait de montrer, quelques mois avant l’arrivée des Zaccaria, 1 impossibilité de défendre les populations grecques des îles 94. Plutôt que de perdre un lambeau de l’empire, Andronic II accepta les avances du Génois. Celui-ci recevrait la concession de Chio pour dix ans, à condition qu’il reconnût la souveraineté de Byzance et fît flotter sur les remparts la bannière du basileus. A la mort de Benedetto (1307), il semble que les revenus de l’île aient été partagés entre les deux branches de la famille, Manuele, son frère, et Paléologue, son fils 95. Manuele disparu, ses héritiers directs furent écartés dans des conditions peu claires, de même que Tedisio Zaccaria, un neveu de Benedetto, qui réclamait sa part de l’héritage 96. Paléologue s’installa solidement à Chio, obtint le renouvellement de la concession impériale en 1314 et 92 Sur le lentisque de Chio, cf. Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t- L PP- 477-478; A'/jjj.. XïjvottouXoç, Tò !i.acra)jô8svTpo xai rj [j.aeTeiç> Athènes, CHAPITRE III TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN AU XIVe SIÈCLE E tanti sun li Zenoexi e per lo mondo si destexi che unde li van o stan un atra Zenoa ge fan '. En écrivant ce quatrain célèbre, le poète anonyme génois ne se fait pas seulement le chantre d’un patriotisme local, fier des réussites exceptionnelles de ses compatriotes. Il exprime également une réalité profonde: lorsque s’établissent en terre étrangère de petits groupes de marchands venant de Ligurie, et que, pour affirmer ou défendre leurs droits face aux autorités du pa_- s d’accueil, ils ressentent le besoin de s’organiser en une communauté pourvue d’un statut et dirigée par des chefs — podestats ou consuls le modèle génois s’impose naturellement à eux. L’aspect du comptoir qu ils créent rappelle celui de Gênes. Chaque communauté d’Outre-Mer se dote d institutions semblables à celles de la métropole. Pour les Génois d’Orient, comme pour ceux d’Occident, le commerce est la grande affaire. Il favorise les contacts entre Latins et ethnies indigènes ainsi que des influences réciproques multiples. Par là, le comptoir génois s’insère dans une vie de relations, cherchant à être l’intermédiaire obligé d’échanges régionaux, souvent même internationaux. Cela suppose une extrême dispersion des marchands, toujours poussés vers de nouvelles sources de profits. Au fur et à mesure que s’amenuisent les bénéfices tirés du grand commerce entre l’Orient et l’Occident2, que le déplacement des grands axes commerciaux au cours du XIVe siècle retire peu à peu à l’Orient byzantin son rôle d’étape sur les routes de la soie et des 1 Anonimo Genovese, Poesie, op. cit., p. 566. 2 R. S. Lopez, L’extrême frontière du commerce médiéval, dans Le Moyen Age, vol. jubiliaire 1963, pp. 479-480. 128 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE épices 3, les comptoirs génois se multiplient dans ces régions. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, par incompréhension de la conjoncture. Au même moment en effet les marchands génois reprennent les routes d’Alexandrie, de Damas et de Beyrouth, qu’ils n’avaient jamais complètement délaissées, même au plus fort des excommunications pontificales 4. En fait, le grand sens pratique de l’homme d’affaires ligure l’amène à diversifier ses activités; sur les coques et les nefs venues de Romanie, les produits lourds, grains, cires, alun, sel et poissons, remplacent dans la seconde moitié du XIVL siècle les épices, perles, soie et tissus précieux qui constituaient aux beaux temps de la route mongole5 les plus grosses cargaisons. Il ne suffit donc plüs d attendre dans quelques grands centres, comme Tana ou Tabriz 1 arrivée des caravanes d’Asie, il faut maintenant contrôler la production de denrées agricoles ou de produits miniers sur un grand nombre de marchés locaux, les acheminer vers un emporium génois où des navires viendront les charger. Les modifications structurelles du commerce génois dans l’Orient byzantin au cours du XIVe siècle provoquent donc un accroissement du nombre des comptoirs; ceux-ci ne sont plus seulement des places épisodiquement visitées par les marchands génois, mais des communautés organisées au sein desquelles s instaure une véritable hiérarchie. La plupart de ces établissements ne sont que des comptoirs installés dans un quartier d’une ville étrangère, à la suite d’une concession accordée par tel ou tel dynaste local6. Les Génois jouissent dans ce cas de privilèges économiques, tels que l’abaissement en leur faveur des droits de douane ou bien la liberté de circulation sur les routes du pays d accueil; de privilèges 3 R. H. Bautier, Les relations économiques des Occidentaux avec les Pays d Orient au Moyen Age. Points de vue et documents, dans Sociétés et compagnies de commerce en Orient et dans l’Océan Indien, Actes du 8e Colloque international d’Histoire maritime '(Beyrouth 1966), Paris, 1970, pp. 278, 285, 295. 4 Ibidem et ASG. Notai, cart. n° 119, f. 116 v (mars 1310); Not. ignoti, B. 8, fr. 93, f. 235 v (août 1311); cart. n° 135, f. 237v (février 1313); Not. ignoti. B. 3,- fr. 38, f. 63 (juin 1313), etc. D M. Lombard, Le commerce italien et la route mongole, dans Annales E.S.C., 1948, pp. 382-383. 6 G. Astuti, La posizione giuridica delle colonie di mercanti occidentali nel vicino Oriente e nell’Africa settentrionale nel Medio Evo. I Le colonie genovesi, dansi Rivista di storia del diritto italiano, t. 25, 1952, pp. 20-92; cf. également les quelques remarques faites par G. Airaldi, Investimenti e civiltà urbana nelle colonie medievali italiane, communication présentée à la 9e Settimana di Studio (Prato, 1977): Investimenti e civiltà urbana (secc. XIII-XVIII). tableau des comptoirs génois dans l’orient byzantin 129 administratifs également, comme la possibilité d’organiser eux-mêmes leur concession, d’y être dirigés par un consul, juge de leurs différends et parfois arbitre des querelles les opposant à des indigènes, mais aussi représentant de leur groupe et de la Commune de Gênes auprès des autorités locales. Dans certains cas, le paiement d’une redevance symbolique rappelle que les marchands génois ne sont que des hôtes souvent utiles, mais aussi encombrants. Les fluctuations de la politique locale mettent parfois en péril l’existence même du comptoir. La richesse des Latins exaspère leurs hôtes auxquels échappent les profits du commerce. Des émeutes éclatent, le comptoir est saccagé, leurs habitants quelquefois massacrés. Gênes envoie des ambassadeurs, arme même une flotte en représailles. L’on finit par négocier, un nouveau traité est conclu assurant pour quelques années la vie du comptoir sur des bases nouvelles. Tous les établissements génois d’Outre-Mer ont connu ce processus de formation et de développement7. La plupart d’entre eux, surtout en mer Noire, n’ont jamais été autre chose que des comptoirs, dirigés par quelques fonctionnaires, dépendant juridiquement de la métropole, plus souvent de l’une des trois grandes colonies, Péra, Caffa et Chio. 7 Toutefois les Gattiîusio qui ont reçu en concession Lesbos y exercent également une autorité pleine et entière. 130 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE I - Les Génois et le littoral pontique de l’Asie Mineure La route de la Perse par Trébizonde et Tabriz a donné une grande prospérité aux escales de la côte septentrionale de 1 Asie mineure. Après 1344, lorsque les Génois quittent Tabriz et cessent de gagner 1 Extrême Orient par la Perse ’, quelques communautés de marchands n en subsistent pas moins dans les principaux ports micrasiatiques de la mer Noire. Samastri (Amastris) est, d’après Clavijo, une ville génoise dans les premières années du XV siècle, bâtie sur deux collines reliées par un pont, muni d une porte à chacune de ses extrémités2. D’après Hasluck, une inscription de 1363 portant les armoiries des Boccanegra permettrait de dater la construction de la citadelle par les Gé nois3. Ceux-ci y entretiennent une garnison dès 1378, dont les dépenses sont portées sur le registre de la Massaria de Caffa de 1381 , alors que le registre de 1374 ne mentionne jamais Samastri. Un consul, dont la première mention paraît être de 1386 5, dirige le comptoir, où dit-on, on parle le grec et le tar tare comme à Caffa6. En 1386, lors de la guerre opposant leur ville aux Ta tars de Solgat, les trésoriers de Caffa achètent du grain à Samastri, com 1 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 140; R. S. Lopez, (-'*nes Italiani in Estremo Oriente prima di Colombo, dans Studi colombiani, t- ’ 1951, pp. 371-372; R. H. Bautier, Les relations économiques, op. cit., p. 285. 2 R. G. de Clavijo, Vida del Gran Tamorlan, éd. Hakluyt Society, Londres, 1859, p. 57. 3 F. W. Hasluck, Genoese Heraldry and inscriptions at Amastra, dans Annual of the British School at Athens, n° XVII, 1910-1911, pp. 132-144; cf. également S. Eyice, Une dalle armoriée inédite de l’époque génoise à Amasra (en turc avec résumé rançais , dans Belleten, t. 65 (1953), pp. 27-41; Idem, Küçük Amasra Taribi, Ankara, 1965, pp. 29-33. 4 ASG. San Giorgio (abrégé S.G.), Caffa Massaria 1381, ff. 221 v, 259 r, 283 r, 312 r, 327 r, 363 r, 363 v, 403 r. Quelques actes notariés instrumentés à Samastri en avril 1397 (ASG. Notai ignoti, Busta B) montrent que les socit de Samastri avaient que que peine à se faire payer leur solde par les trésoriers de Caffa. 5 Et non de 1398 comme le pensait Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. 2, p. 358. Gênes s’en réserve la nomination, cf. ASLI, t. XIV, 1898, p. 103. En 1386, le consul est Paolo di Castiglione (ASG. Caffa Massaria 1386, f. 321 r). Cependant dans les listes des fonctionnaires orientaux établies en 1380 (ASG. Archivio Segreto n° 496, f. 10 v - 13 v) et en 1393 (D. Gioffrè, Liber institutionum cabellarum veterum, Milan, 1967, pp. 192-196) dans un but fiscal, le consulat de Samastri n’est pas mentionné. Il l’est au contraire dans la liste de 1423 (D. Gioffrè, Liber, op. cit., p. 281). 6 F. W. Hasluck, Genoese Heraldry, op. cit., pp. 132433. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 131 d’ailleurs en de nombreuses autres places de la mer Noire7. Bien qu’il soit doté d’un port très sûr, à l’abri d’une péninsule, le comptoir ne connut pas un bien grand développement. « La ville est petite et les maisons sont petites », dit Clavijo — en raison sans doute des mauvaises communications avec l’intérieur des terres 8. Plus à l’est, S i n o p e a intéressé les Génois à une date tardive. Un portulan de la Laurentienne représente en 1351 la croix de saint Georges flottant sur la ville9, mais la Communauté génoise qui y réside ne reçoit une véritable organisation qu’à la fin du siècle10. Entre 1380 et 1390, est nommé un consul pour diriger la vie du comptoir11. Il s’entoure d’une petite cour comprenant un notaire tenant le registre officiel des actes du consul, un greffier, un interprète qui en 1402 est d’origine turque n, ainsi qu’un prêtre latin rétribué sur les revenus du comptoir 13. A sa sortie de charge, le consul de Sinope, comme tous les fonctionnaires génois, est soumis à une enquête menée soit par son successeur, soit par des délégués extraordinaires du doge. Ce fut le cas en 1403 pour le consul Augustinus Ricius. Les dépositions des plaignants qui nous ont été conservées, donnent quelques renseignements sur la vie du comptoir 14. Celle-ci s’organise autour de la « logia » des Génois qui sert à la fois de chancellerie et de tribunal, du palais, résidence du consul, et d’un entrepôt qu’Augustinus Ricius fit réparer en 1402. La « logia» est précédée d’une treille sous laquelle les marchands viennent prendre le frais, ld soir venu. Le consul y a sa place réservée; pour l’avoir occupée, Raffaele di Albaro doit payer une forte amende. Les abus de pouvoir des autorités sont fréquents: peines d’emprisonnement injustifiées, mauvais traitement subi par le scribe ayant réclamé son salaire au consul, qui néglige de payer ses dettes et accorde sa protection à des débiteurs cités devant lui par leurs créanciers. L’activité économique du comptoir reste modeste à la fin du XIVe siècle. Les Génois importent des draps d’Occident, du vin, viennent charger 7 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 321 r. 8 F. W. Hasluck, Genoese Heraldry, op. cit., p. 132. 9 ASLI, t. V, p. 133. 10 Aucun fonctionnaire de Sinope n’est cité dans les listes établies en 1335 (ASG. Manoscritto, V, ff. 1-8) et en 1380 (cf. note 5). 11 Cf. en appendice la liste des consuls de Sinope. 12 ASG. Sindicamenta Peire, t. I, ff. 156-158. 13 ASG. Peire Massaria 1391, f. 185. 14 ASG. Sindicamenta Peire, t. I, ff. 128 r -133 r et 154 r -158 v. 132 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE quelques minerais turcs et en particulier du cuivre 15. Les profits ne sont pas négligeables, puisque Paganino di Pagana déclare en 1402 que ses investissements dans le commerce entre Sinope et Péra lui auraient rapporté 27,75 %, si le consul Augustinus Pûcius ne l’avait emprisonné 16. Même si le plaignant majore son chiffre, pour obtenir un plus gros dédommagement, la marge bénéficiaire vaut d’être notée. Les revenus du comptoir, provenant surtout du produit des taxes douanières s’élèvent à 4297 aspres en 1391; cette année-là, la gestion de Sinope laisse apparaître un solde positif de 1457 aspres également partagé entre le consul du lieu et la Commune de Péra Ce procédé, unique dans les comptes des colonies génoises d’Orient, permet sans doute de stimuler le zèle des fonctionnaires établis dans ce comptoir isolé en plein pays turc, et refuge de chrétiens renégats protégés par l’émir de Sinope ’8. Ce dernier entretient de bonnes relations avec les représentants de la Commune de Gênes en mer Noire. En 1387, il envoie en ambassade à Caffa le Sarrasin Coiha Toghan qui offre un cheval au consul génois, et se voit gratifié de quelques pièces de drap de Florence, habituel cadeau diplomatique 19. Il s agissait sans doute de régler le problème du transport des esclaves jusqu’en pays turc. Les autorités génoises prétendaient depuis 1351 20 obliger les Sarrasins se livrant à la traite dans le nord-est de la mer Noire à payer le commerchium de Caffa. En 1384, un sujet de Sinope transporta des esclaves de Tana à Lef-fecti, sans passer par Caffa. Il fut dénoncé par un certain Bachi de Sinope et l’ambassadeur Coiha Toghan dut payer 21 sommi « pro racione comerchii capitum Saracenorum », dont un tiers fut accordé au dénonciateur et à ses marins21. L’incident montre quelle puissance gardaient encore à la fin du XIVe siècle les autorités génoises en face des petits émirs turcs. S i m i s s o (Samsun), bien située près de l’embouchure de l’Halys, attire très tôt les Génois. Ils y ont un consul dès 1302 22, assisté d’un notaire, scribe de sa cour, dont la charge est mise en vente par la Commune de Gênes pour 13 ASG. Sindicamenta Peire, t. II, f. 40r-v. 16 Ibidem, t. I, f. 132 r-v. 17 ASG. Peire Massaria 1391, f. 185. 18 ASG. Sindicamenta Peire, t. I, ff. 128 v-129r. 19 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 39 r, 90 v, 99 v, 322 v. 20 L. T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., pp. 249-250. 21 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 322 v, 323 r. 22 Et non en 1317, comme le pensait Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 553, sur la foi d’un texte de YOfficium Gazarie (Leges Municipales, op. cit., col. 366). TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 133 une durée de trois ans 2\ A la fin du siècle, un gouverneur militaire commande une petite garnison de mercenaires rétribués par la Commune de Caffa, au taux d’un sommo d’argent par mois. Leur nombre passe d’une dizaine en 1374 24 à 45 en 1386-1387 25, de telle sorte que Simisso est alors ia mieux défendue des places génoises en mer Noire, après Caffa et Soldaïa. Les listes des fonctionnaires de 1335 et de 1380 mentionnent également un « officium ponderis de Simisso » chargé de la perception des taxes douanières et une « ministraria de Simisso », dont le titulaire s’occupe des approvisionnements et surveille les corps de métier26. Quelques actes instrumentés à Simisso en 1314, insérés dans le registre du notaire Filippo Fasceto di Rapallo nous montrent une colonie génoise solidement implantée autour d’une « logia », d’une église consacrée à saint François, d’un hospice. Il y a là peu de représentants des grandes familles de la métropole — un Megollo Lercari est une exception J — mais un bon nombre de Ligures consentent des prêts à court terme, gagés parfois sur quelques cantares d’alun 28. La communauté s’accroît dans les années suivantes. Le doge de Gênes déclare en 1351 que beaucoup de Génois sont établis à Simisso et charge Oberto Gattiîusio et Raffo Erminio, enquêteurs délégués en Romanie, de recouvrer les produits d’une taxe de dix aspres par salme de marchandises arrivant de Turquie29. Les renseignements sur la vie économique du comptoir ne sont pas très nombreux. En 1381, le consul de Caffa pourvoit aux besoins de la garnison génoise en envoyant à Simisso du vin et des grains que paie le trésorier du comptoir Inoffius de Putheo30. Six ans plus tard, au contraire, Simisso four- 23 ASG. Notai, cart. n° 137, f. 20 r. Ce notaire est en même temps massier du comptoir, cf. Manoscritto n° 104, f. 139 v, année 1388. 2“ ASG. Caffa Massaria 1374, f. 335 v. 25 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 608r-612v. 26 ASG. Manoscritto V, ff. 1-8 et Archivio Segreto n° 496, ff. 10 v -13 v. 27 La présence de Megollo Lercari a Simisso en octobre 1314 permet de confirmer que l’incident provoqué par cet illustre Génois se place effectivement entre les deux chrysobulles de 1314 et 1316 (cf. en dernière analyse, E. Janssens, Trébizonde en Colchide, Bruxelles, 1969, pp. 95-96). L’histoire de Megollo Lercari, telle qu’elle nous est rapportée par des chroniques tardives, n’en demeure pas moins une déformation romanesque d’incidents entre Grecs de Trébizonde et Génois. (Cf. C. Desimoni, Intorno alla impresa di Megollo Lercari in Trebizonda, dans ASLI, t. XIII, PP- 495-536). 28 ASG. Notai, cart. n° 208, ff. 154v-157r. 29 L. T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., p. 250. 30 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 319 r, 367 r, 438 r. 134 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE nit à Caffa des cargaisons de grain, d’orge, de millet, de fèves et de pois chiches, achetées par le consul de Simisso, Bernabò Fieschi, sur ordre de son collègue de Caffa, et chargées sur des linhs appartenant à des Génois de Caffa mais aussi à un Grec de Trébizonde31. Avec Péra, les liens sont plus lâches; Simisso n’est mentionnée dans les comptes de la Massaria de Péra qu’en de rares occasions, par exemple pour les dépenses des messagers portant à Simisso des lettres du doge 32. Dans la capitale des Grands Comnènes, le comptoir génois a des origines fort anciennes; sa fondation est sans doute contemporaine de l’installation des Génois à Caffa33. La route de l’Aïas à Siwas est fréquentée par nos marchands dès les années 1270; si le notaire Federico di Piazzalunga, venant de | Siwas, rencontre en 1274, à Vatiza, petite ville sans importance du littoral mi-crasiatique de l’empire, quelques marchands génois pour lesquels il instrumente 34, comment ne pas penser qu’à la même date une communauté ligure est déjà établie à Trébizonde même? Elle doit être suffisamment active pour qu’antérieurement à 1290 elle ait à sa tête un consul, Paolino Doria, qui, sorti de charge, s’établit pour quelque temps à Caffa35. Une pétition, adressée en 1293 par le gouvernement vénitien à la Commune de Gênes mentionne un autre membre de la famille Doria, Niccolò, qui en août 1291, dirigeait les ateliers monétaires des Grands Comnènes, alors que Galvano di Negro était consul des Génois à Trébizonde36. Ce même Niccolò Doria reçut dans sa maison les bagages de Geoffroy de Langley, qui dirigeait l’ambassade envoyée par Edouard Ier au khan de Perse Argoun 37 En 1302, enfin, mention est faite d’un acte rédigé à Trébizonde in logia in qua regitur curia lanuensium, piar 31 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 65 r, 91 r, 93 v, 360 v. ASG. Peire Massaria 1391, f. 73. 33 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 95-100; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 175-177; E. Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., pp. 93-97; W. Miller, Trebizond the last Greek Empire, rééd. Amsterdam, 1968, pp. 33, 54-55. 34 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 172. 3:1 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, t. I, Les actes de Caffa du notaire Lamberto di Sambuceto 1289-1290, Paris-La Haye, 1973, doc. n° 460 et 850. 36 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 174 fait erreur en plaçant en 1285 cette note du gouvernement vénitien, qui est du 23 février 1293: cf. G. Caro, Genova, op. cit., t. 2, p. 175, note 32. 37 C. Desimoni, I conti dell’ambasciata al chan di Persia nel 1292, in ASLI, t. XIII, fase. 3, 1879, pp. 608 et 614. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS l’orient BYZANTIN 135 le notaire Tommaso di Sigulfo38. A juste titre donc, Georges Pachymère, évoquant les démélés des Génois avec Alexis II, note que nos marchands sont installés à Trébizonde è£ ocp^aiou, depuis longtemps déjà 39. Dès ses origines, l’histoire du comptoir génois fut orageuse. Une minute notariale de décembre 1304 mentionne des troubles ayant eu lieu à Trébizonde au mois de juin précédent, à propos du commerchïum dont l’empereur aurait accordé la perception à des Génois et peut-être en même temps à des membres d’autres communautés occidentales. Des marchands lésés se plaignent auprès du podestat de Gênes qui consulte le chrysobulle déposé à la chancellerie, mais est incapable de trancher car il ignore le grec et ne connaît sur place aucun interprète40. Il y a donc eu conclusion d’un traité entre Gênes et l’empire de Trébizonde avant 1304; sans doute est-ce le chrysobulle auquel fait allusion le texte d’une réponse envoyée par le doge de Gênes à son homologue vénitien en 1345, pour soutenir les droits des Génois sur un terrain qu’avait accordé l’empereur Alexis II à un certain Pietro Ugolino au lieu-dit Léonto-kastron, ou château des Lions4I. Pietro et ses compagnons, une fois installés, prétendent bénéficier comme à Constantinople d’une franchise douanière totale; l’empereur repoussant leurs prétentions, les Génois veulent incendier le quartier de Meydan et se rembarquer; mais attaqués par les troupes ibères d’Alexis II, ils doivent s’incliner. A la suite de cette révolte, que Pachymère place en 1306, le gouvernement génois est obligé d’instituer une « compera medalie Trapesunde » de 4000 livres, sans doute pour protéger et dédommager ses ressortissants42. En 1311, les troubles reprennent; les Génois, d’après Panarétos, incendient le kastron et l’arsenal de Trébizonde43. Cette 38 ASG. Not. cart. n° 99, f. 21 r; acte cité par C. Desimoni, I conti, op. cit., p. 533, note 2; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 175; E. Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., p. 94. 39 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. 2, p. 448. 40 ASG. Not. ign., B. IV, pièce 20, n° 71. 41 C. Desimoni, I conti, op. cit., p. 536. 42 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. 2, pp. 448-449; ASG. Not. ign., B. 17, fr. 3, f. 120 v. Cette compera citée dans un acte de mars 1310 n’a laissé aucune trace dans les archives des compere antérieures à San Giorgio. Cf. D. Gioffrè, Il debito pubblico genovese. Inventario delle compere anteriori a San Giorgio o non consolidate nel Banco (sec. XIV-XIX), Milan, 1967. 43 La chronologie de Panarétos, in J. Ph. Fallmerayer, Original Fragmente, Chro-niken, Inschriften und andere Materiale zar Geschichte des Kaiserthums Trapezunt, dans Abbandlungen der historischen Classe der K. Bayerischen Akademie der Wissenschaften, t. IV, I, Munich, 1846, pp. 15 et 45, n’est pas sûre. En effet, comme le suggère E. Jans- 136 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE fois, Alexis II, de concert avec l’émir de Sinope, porte sa vengeance contre Caffa, mais les Génois ripostent en coulant plusieurs bateaux turcs et trapé-zontins 44. Dans ces incidents, les Génois ont subi d’importants dommages, évalués à 133.649 aspres comnénats en octobre 1315 45. La Commune décide alors de traiter. Elle envoie auprès d’Alexis II une ambassade conduite par Antonio Portonario qui négocie avec deux Génois, Sorleone Spinola et Gassino de Mari, chargés de représenter le Grand Comnène 46. Une liste de tous les marchands qui ont été lésés est établie — ils sont 21 — par conventions conclues devant le notaire génois Manuel Durante, le 26 octobre 1314 et le 13 juin 1315. Antonio Portonario, de retour à Gênes en octobre 1315, se réfère à ces deux textes, dont le premier seul nous est parvenu 4/. Un nouveau chrysobulle en 1316 restitue aux Génois l’arsenal de Trébizonde et fixe les dédommagements qui leur sont dus 48. Dans les années suivantes, l’importance de la route de Tabriz 49 donne au comptoir génois une grande prospérité qui suscite des convoitises. Les incidents ne manquent pas50. La fortune des Génois établis à Trébizonde devait être considérable, puisqu’un document de 1338 nous rappelle que 1 empereur doit, à titre de dédommagement, aux seuls héritiers d’Ingueto de Mari la somme de 274.279 aspres comnénats, soit près de 13.000 livres de Gênes, sens, Trébizonde en Colchide, op. cit., p. 94, il y a peut-être confusion avec la révolte de 1306; l’hypothèse est d’autant plus plausible qu’une minute notariale cite un acte du consulat génois de Trébizonde du 2 octobre 1311, ce qui implique qu’à cette date au moins l’activité de la colonie génoise était normale (ASG. Not. cart. n° 135, f. 290 r). 44 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 97-99; Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., p. 95. En 1315, plusieurs marchands génois chargent un procureur de réclamer à Alexis II ce qui leur est dû pour un pillage commis par les sujets de l’empereur dans le port de Caffa en 1313: ASG. Not. cart. n° 127, f. 241 r-v. 45 ASG. Not. cart. n° 219, ff. 47v-48r. 46 II devait être accompagné de Pietro Ugolino que cite le chrysobulle de 1316 (E. Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., p. 94). 4/ ASG. Materie Politiche, B. 8/12; P. Lisciandrelli, Trattati, op. cit., p. 105; C. Desimoni, Intorno alla impresa, op. cit., p. 513-526 (traité de 1314). 48 ASG. Materie Politiche, B. 8/14; P. Lisciandrelli, Trattati, op. cit., p. 105-106; C. Desimoni, Intorno alla impresa, op. cit., pp. 527-533. 49 Cf. R. H. Bautier, Les relations économiques, op. cit., pp. 282-285, et notre article, Les Génois en Extrême-Orient au XIVe s., dans Economies et Sociétés du Moyen Age, Mélanges Ed. Perroy, Paris, 1973, pp. 681-689. 50 E. Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., pp. 94, 110, 111. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 137 plus de deux fois le montant total des spoliations de 1314. En 1338, l’empereur n’a encore versé que 25.000 aspres comnénats51. L’expulsion définitive des Génois de Tabriz en 1344 devait atteindre durablement les habitants du Léontokastron. Une révolte xénophobe en massacra un grand nombre en 1347. Les survivants furent rétablis dans leurs droits deux ans plus tard, mais Alexis III eut souci de limiter leurs prétentions en favorisant leurs rivaux vénitiens52, suscitant ainsi d’inévitables querelles entre le consul des Génois et le baile de Venise53. La menace turque ramena le successeur d’Alexis III à une attitude plus conciliante; en juin 1390, soit moins de trois mois après la mort de son père Manuel III fit partir une ambassade auprès du podestat de Péra; on en ignore les résultats55. En 1401, l’empereur fit montre d’une certaine complaisance envers Ettore Fieschi, trésorier de Péra, auquel il fit remettre deux fardeaux de soie provenant des biens confisqués d’un Arménien, réputé citoyen génois, décédé à Trébizonde. Ce fait signalé par Iohanes Honestus dans une déposition de 1402 56 rappelle que la route de l’Extrême-Orient par Tabriz n’était peut-être pas encore aussi fermée vers 1400 qu’on l’image habituellement 37. A défaut de sources génoises précises, les lettres de chargement des galères vénitiennes conservées aux Archives Datini confirment cette impression. En 1396 comme en 1400, les galères de Romanie chargent à Trébizonde des pains de cire, des balles de cremex, des « ciurli » de poivre, de gingembre et de menues épices, mais surtout des fardeaux de soie, l’essentiel de leur cargaison58. Il est hors de doute que les Génois de Trébizonde, comme les Ve- 51 ASG. Not. Thome Casanova 1333 in 1336, doc. n° 59 (7 septembre 1338). 52 D. A. Zakythinos, Le Chrysobulle d’Alexis III Comnène, empereur de Trébizonde, en faveur des Vénitiens, (mars 1364), Paris, 1932. 53 E. Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., pp. 122-123. 54 Ibidem, p. 123. 55 ASG. Peire Massaria 1390 bis, f. 30 v et N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., p. 72. 5^ ASG. Sindicamenta Peire, t. I, £. 108 r. D’autres témoins déclarent qu’Hector de Flisco reçut aussi des pierres précieuses et 80 sommi d’argent (Ibidem, ff. 97 v, 99 v). 57 R. S. Lopez, Nuove luci, op. cit., p. 372; R. H. Bautier, Les relations économiques, op. cit., pp. 285 et 295; cf. également une délibération du Sénat de Venise montrant l'importance que garde à cette époque cette voie commerciale, dans F. Thiriet, Régestes, op. cit., n° 818, p. 195 (année 1392). 58 A. S. Prato, Archives Datini, B. 1171, lettres de novembre 1396 et du 23 janvier 1400. 138 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE nitiens, ont participé à ce courant d’échanges maintenu avec l’Extrême-Orient, mais dans des proportions bien moindres qu’au temps où VOfficium Gazane réglementait le trafic caravanier sur la route de Tabriz et le séjour des Génois à Trébizonde 59. L’importance du comptoir a décliné; il est à cet égard significatif qu’à la fin du XIVe siècle la charge de consul à Trébizonde soit grevée d’une taxe de 15 livres, ou « stalia », alors que le consul de Simisso débourse 25 livres pour exercer son office, le podestat de Péra et le consul de Cafia 200 livres60. Les consuls de Trébizonde ne sont pour nous que des noms: Manfredo Lercari en 1365 61, Jeronimus Ususmaris auquel succède Raffaele Lavoraben en 1386 62, Simone Mosca qui remplace au dernier moment le consul élu défaillant63. Les fonctionnaires subalternes sont inconnus, à l’exception de Simone di Struppa élu scribe en 1399 M. La Communauté génoise qui accueillit Clavijo en 1404, lors de son passage à Trébizonde63, survit en exploitant les ressources locales, vin et grains qu’elle envoie à Caffa, en temps de pénurie66. La fortune du comptoir génois de Trébizonde était liée en effet au trafic vers la Perse et la capitale des Il-khans, Tabriz. La route traversait les chaînes pontiques, par la passe de Zigana, remontait la vallée du Harsit, atteignant Bayburt puis, à travers le Kop Dag, arrivait à Erzeroum avant de rejoindre Tabriz. Elle fut suivie en 1292 par l’ambassadeur du roi Edouard Tr d Angleterre. A cette date, les marchands occidentaux fréquentaient la place de Tabriz depuis de nombreuses années: en 1264, un Vénitien, Pietro Vi-glioni, y fait rédiger son testament, en présence de cinq autres Italiens 67. Le premier témoignage d’une présence génoise à Tabriz date de 1280: il s’agit d un acte rédigé le 18 mai 1280 à Siwas, dans la maison habitée par Lamba d9 Ordinacio Taurixii, 6 septembre 1341, in MHP, Leges municipales, col. 347-350 et V. Vitale, Le Fonti del diritto marittimo ligure, Gênes, 1951, pp. 116-120. 60 ASG. Archivio Segreto n° 496, ff. 10 v -13 v. 61 F. W. Hasluck, Genoese heraldry, op. cit., pp. 141-142. 62 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 119, 218 v. 63 ASG. Archivio Segreto, Diversorum Negociorum Comunis Janue n° 126, 14 mars 1404. 64 Ibidem, n° 248, 10 mars 1399. 60 R. G. de Clavijo, éd. cit., pp. 62-63. 66 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 206 r, 341 r. 67 Ed. in Archivio veneto, t. XXVI (n. s. XIII, 5), 1883, pp. 161-165. Parmi ces Italiens, Gustamonte della Sala, Galgano di Coneto, le dragoman Andrea, Francesco et Omodero fìls de Federico — il ne semble pas qu’il y ait eu des Génois. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 139 Doria. Lucheto di Recco élève une plainte contre celui-ci qui s’était engagé à lui remettre 180 livres d’argent au poids, payables à Tabriz ou à Siwas. Par acte du notaire Giovanni Amico di Soziglia rédigé à Erzincan le 8 février, Lucheto a choisi d’être remboursé à Tabriz; ne l’ayant pas été, il réclame le paiement, en présence de Giacomo Embriaco, Percivalle Castagna et Niccolò Zaccaria68. A peu près à la même date, Ospinello della Croce originaire de la valle Trebbia est à Tabriz avec une commande de 82 livres 4 sous 10 deniers; son mandataire rapporte à Gênes en 1283 140 onces d’or de la vente de rubis du Balakshan, reçus d’Ospinello, et les remet à l’accomandant69. Entre 1285 et 1290, plusieurs Génois, dont le célèbre Buscarello de’ Ghisolfi, participent aux ambassades envoyées par le khan Argoun auprès du pape, pour inciter la chrétienté à une alliance contre l’Egypte70. Le comptoir génois de Tabriz s’est donc rapidement développé. En mars 1291, trois contrats de change sont conclus à Gênes et remboursables à Tabriz à l’arrivée de la première caravane71; en juin, juillet et septembre 1292, quatre autres contrats de change sont passés sur Tabriz, pour un total de 1762 génois d’or, et s’ajoutent à deux commandes, dont l’une est investie en 5 petites balles de toiles de Reims72; l’année suivante, les Malocello forment une societas avec Lucheto de Mari et trois autres Génois pour aller commercer à Tabriz73. Au hasard de quelques quittances, nous apprenons que des 68 ASG. Not. ign., B. III, fr. 44. Ce texte important dont une autre version a été signalée par A. Ferretto, Codice diplomatico, op. cit., note des pp. 305-306, nous montre qu’en 1280, on allait à Tabriz plutôt par la route de la Petite Arménie et de Siwas que par celle de Trébizonde. <» ASG. Not. cart. n° 128, f. 17v-18r. 70 C. Desimoni, I conti, op. cit., p. 551; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, p. 111, note 3; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 186; E. Janssens, Trébizonde en Colchide, op. cit., p. 93. 71 ASG. Not. cart. n° 64, ff. 100 v, 107 v -108 r, 161 v: ces trois contrats, inédits, portent sur la contre-valeur de 108 onces d’or. 72 Aux quatre contrats publiés par G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 320-323, et cités par R. H. Bautier, Les relations économiques, op. cit., p. 283, il faut ajouter ASG. Not. cart. n° 63/1, f. 192 r et cart. n° 71, f. 216 v. 73 ASG. Not. ign., B. 2, fr. 21, ff. 11 r -12 r. Ce document assigne aussi comme but de l’expédition la ville de Chis en laquelle il faut reconnaître l’île de Kis ou Chism, au débouché du Tigre sur le golfe Persique, dont parle Marco Polo (Le devisement du monde, éd. A. T’Serstevens, Paris, 1953, p. 24). Deux ans après l’échec des Génois pris au service du khan Argoun, le projet de ces six Génois de descendre le Tigre illustre bien la persévérance de nos marchands qui d’après Guillaume Adam n’hésitaient pas à lancer leurs propres navires sur l’Océan Indien pour y faire du commerce (R.H.C., Documents 140 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE biens de Génois morts à Tabriz ont pu être rapatriés à Gênes 74. Le comptoir ne connaît un complet épanouissement qu’après 1300: en 1304, la Commune y est représentée par un consul, Raffo Pallavicino 75; des notaires y exercent leur art, Giovanni di Bertono en 1303, Giovannino di Partissolo di Reggio qui s’intitule « scribe de la communauté des Génois à Tabriz » et instrumente dans le fondouk «de nautos » de 1307 à 1311 76, puis Azzelino Romano, scribe des Génois, de 1328 à une date proche de 1344 77. D’ailleurs Marco Polo ne précise-t-il pas que « la cité (de Tabriz) est si bien assise que de 1 Inde et de Baudac (Bagdad) et de Mosul et de Cremesor (Ormuz) et de maint autre lieu, y viennent les marchandises, si bien que beaucoup de marchands latins, et spécialement génois, y viennent pour acheter et pour faire des affaires, car il s y trouve aussi grande quantité de pierreries », et il ajoute que les habitants « travaillent de toutes manières draps de soie et dores » . C est dire en peu de mots la richesse de cette place à laquelle les caravanes apportent soie et épices d’Asie centrale et d’Extrême-Orient, et qui constitue un avant-poste des marchands occidentaux, le carrefour des routes de 1 Asie antérieure, du Pont et du golfe Persique. Les liens d’affaires des Génois avec Tabriz sont surtout florissants de 1300 à 1314, puis de 1338 à 1344: les minutiers notariaux nous ont livré ^-1 actes commerciaux concernant Tabriz et des investissements s élevant à 38.951 livres 17 sous, soit par acte une moyenne très forte de 1854 livres. La prépondérance des Génois à Tabriz est jalousement préservée: Y Officium Gazai ie interdit aux marchands de prendre avec eux des étrangers dans leur arméniens, t. II, p. 553). Sur tout ceci, cf. J. Richard, Les navigations des Occidentaux sur l Océan Indien et la mer Caspienne (XIl<=-XVe siècles.), dans Sociétés et compagnies de commerce en Orient et dans l’Océan Indien, Actes du 8e colloque intern. histoire maritime, Paris, 1970, pp. 358-360. Une minute notariale de 1308 nous précise que Aç/^°vr 1 ^e^ro raPPorte 70 livres 12 sous 6 deniers de Mogano in partibus Persie. AbCx. Not. cart. n° 49, ff. 79 r. - 80r. ASG- Not' cart- n° 71, f. 180 v; n° 45, ff. 55 r- v, 106 v -107 r; n° 147/1, f. 46 v. 73 ASG. Not. cart. n" 127, ff. 101 r-v, 102 r. (30 aH-1Ai?nof0t'oCart- n° 222/1’ Æ 34v‘35r <8 décembre 1307); n° 147/2, f. 129 r avril 1311). 2 f "j h 153 " “ 1509>’ NM- B. 8, ir. 93, f. 226 v (30 Nantnvin ' 00 °UÌ <( e nautos » est sans doute le même que celui « qui nominatur Bauder 7>;cOU/1?StrUmente “ n°taire en décemb^ 1311 (acte édité par R. H. oautier, Les relations économiques, op. cit., p. 326). 228, £57 rH BaUtler’ LSS relatÏ0ns économkues, op. cit., p. 326 et AS G. Not. cart. n° 78 M. Polo, Le devisement du monde, op. cit., p. 30. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 141 caravane ou sous leur toit, organise en 1341 une administration composée d’un conseil de 24 membres, qui doivent élire un Officium mercande et accorde au consul tout pouvoir sur les marchands génois dans l’empire perse /9. Ces dispositions interviennent au moment où des troubles ont déjà secoué le khanat mongol: Gênes décide d’interdire la région à ses ressortissants, puis lève l’interdiction lorsque le nouveau khan demande le retour des Génoiss0. Mais des révoltes populaires éloignent définitivement nos marchands de la Perse. Tabriz n’en a pas moins été, pendant plus de soixante ans, le grand marché de la soie et le point de départ des routes de l’Asie, suivies avec bonheur par tous ceux qui, pendant la première moitié du XIVe siècle, ont cherché à acquérir les épices et la soie, en se rendant eux-mêmes sur les marchés d’Extrême-Orient 81. Sur la côte orientale de la mer Noire, Savastopoli accueillit fort tôt des marchands génois: un notaire y instrumentait pour eux dès 1280 8~. Mais ce n’est qu’au XIVe siècle que ce comptoir reçut une administration permanente: un consul aidé d’un notaire et d’un greffier83. Ce personnel est rétribué par la Massaria de Caffa qui paie le loyer de la maison qu’habite le consul et deux botti de vin par an84. A la suite de spoliations dont on ignore le détail, les autorités de Caffa font percevoir une taxe de 1,2 % qui en 1373 rapporte 60 sommi, de telle sorte que l’on peut évaluer à 12.000 sommi la valeur des échanges commerciaux pratiqués par les Génois à Savastopoli Cette imposition permet de dédommager les marchands lésés et d’envoyer à Savastopoli une ambassade conduite par Siretus de Romeo pour y garantir les droits des Génois86. Traite des esclaves et commerce du vin semblent être encore au XIVe siècle, comme à la fin du XIIIe siècle, les principales activités des marchands ligures 79 V. Vitale, Le fonti del diritto, op. cit., pp. 116-119; cf. G. Forcheri, Navi e navigazione a Genova nel Trecento. Il Liber Gazarie, Gênes, 1974, pp. 15-17, R. H. Bautier, Les relations économiques, op. cit., p. 285. 80 R. S. Lopez, Nuove luci, op. cit., pp. 360 et 370. 81 Cf. infra chap. XIV. 82 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 177. 83 Les registres de la Massaria de Caffa citent quelques noms de consuls: Benisse Dragus en 1373, Neapolionus de Struppa en 1374, Anthonius de Lazaro en 1381, Inof-fius de Mari en 1382. 84 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 411 v. 85 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 211 v. 86 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 15 v et N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., p. 33. 142 I-A FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE qui, jusqu’à une date fort tardive, ont été extrêmement familiers de ces régions 87. De cet examen des comptoirs génois dans le sud de la mer Noire, un certain nombre de points communs se dégagent. A l’exception de Trébizonde, de Tabriz et de Simisso, l’organisation consulaire y est généralement tardive. Elle apparaît au moment où les Grands Comnènes se disputent en stériles guerres civiles ou sont trop occupés à lutter contre les Turcs pour bien résister aux prétentions des Latins; au moment aussi où les Osmanlis n’ont point encore acquis une puissance assez grande pour unifier l’Asie mineure, encore démembrée en de nombreuses principautés turques. Gênes profite de cette relative faiblesse des Grecs et des Turcs pour obtenir des uns et des autres de véritables concessions territoriales dans les principaux ports du littoral mi-crasiatique de la mer Noire. Toutefois ces comptoirs, à l’exception de Trébizonde et de Tabriz, dans la première moitié du XIVe siècle, n’ont jamais connu un bien grand développement: trois ou quatre fonctionnaires aidés de quelques serviteurs, une petite garnison instable et périodiquement renouvelée, cela suffisait à affirmer une présence génoise et à protéger quelques marchands attirés par les ressources de l’Asie mineure elle-même, quand la région cessa d etre la grande voie de passage vers la Perse et l’Extrême-Orient. Enfin, contrairement à ce que voulait organiser le statut du 31 octobre 1290, plaçant toutes les colonies génoises de la mer Noire sous l’autorité du podestat de Péra ss, au XIVe siècle c’est le consul de Caffa qui tient sous sa dépendance les fonctionnaires génois de toute cette côte septentrionale de i Asie mineure. S’il ne nomme pas encore le consul de ces divers établissements, il veille aux approvisionnements, recrute les mercenaires que paie le tresorier de Cafia, organise la levée des taxes commerciales. Bien avant le statut de 1398 faisant du consul de Caffa le véritable chef des Génois « de toute la mer Noire et de tout l’empire de Gazarie »89, Cafïa est devenue dès la seconde moitié du XIVe siècle la capitale de l’ensemble des comptoirs génois en mer Noire. Son influence est naturellement aussi notable dans les régions danubiennes. 87 E. Skrzinskaja, Barbaro i Kontarini o Rossii, Léningrad, 1971, pp. 128-129; en 1399, Michele Drago est élu consul des Génois à Savastopoli (ASG. Archivio Segreto, Diversorum negociorum n° 499, f. 33 r). 88 M. G. Canale, Commentari, op. cit., p. 227 et G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 222. 89 G. Rossi, Gli statuti della Liguria, dans ASLI, t. XIV, Gênes, 1888, pp. 102-110. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 143 II - Les Génois dans les régions du Bas-Danube A l’autre extrémité de la mer Noire, dans les régions du Danube, point de routes caravanières ni de rades bien protégées, mais un lacis de cours d’eau et de limans se perdant dans de vastes étendues marécageuses. Les conditions naturelles ne paraissaient guère favorables à l’exercice d’une activité commerciale. Pourtant les Génois s’intéressèrent à ces régions dont l’arrière-pays, constitué de grands domaines, pouvait fournir des produits agricoles indispensables pour leur propre ravitaillement et celui des grandes cités pontiques et de Constantinople. Ils cherchèrent à obtenir des potentats locaux la concession d’un comptoir; ils y réussirent en trois points du littoral pontique occidental: Vicina, Kilia et Moncastro90. 90 La bibliographie roumaine sur les comptoirs italiens dans les pays danubiens est particulièrement riche. On citera surtout N. Iorga, Etudes historiques sur Kilia et Ceta-tea Alba (en roumain), Bucarest, 1899; G. I. Bratianu, Vicina I. Contributions à l histoire de la domination byzantine et du commerce génois en Dobrodgea, dans Bulletin Historique de l’Académie Roumaine, t. X, 1923, pp. 113-189; Idem, Recherches sur Vicina et Cetatea Alba, Cluj, 1935; Idem, Vicina 2. Nouvelles recherches sur l’histoire et la topographie médiévales du littoral roumain de la mer Noire. A propos des « Miscellanies » de ]. Bromberg, Bucarest, 1940; Idem, Notes sur les Génois en Moldavie au XVe siècle, dans Revista Istorica Romena, t. III, 1933, pp. 152-158; Idem, La Mer Noire, op. cit.; N. Banescu, Chilia (Licostomo) dans B. Z., t. XXVIII, 1928, pp. 68-72; Idem, Maurocas-trum, Moncastro-Cetatea Alba, dans Académie roumaine. Bulletin de la secüon historique, XX, Bucarest,, 1939; B. Campina, Despre rolul Genovezilor la gurile Dunarii in seco-lele XIII-XV, dans Scrieri Istorice, vol. I, Bucarest, 1973, pp. 47-135 (article paru en 1953); O. Iliescu, Notes sur l’apport roumain au ravitaillement de Byzance d’après une source inédite du XIVe siècle, dans Nouvelles études d’Histoire, t. III, Bucarest, 1965, pp. 105-116; Idem, Localizarea vechiului Licostomo, dans Studii Revista de Istorie, Bucarest, t. XXV, 3,i 1972, pp. 435-462; R. Manolescu, Le commerce sur le littoral ouest de la mer Noire, dans Etudes d’histoire maritime présentées au XIIIe congrès international des Sciences Historiques, Moscou, 1970, pp. 237-278; R. Ciobanu, Genovezii si rolul lor in Dobrogea in sec. XIV, dans Pontica, t. 2, 1969, pp. 401-412; S. Papacostea, Aux débuts de l’Etat moldave, considérations en marge d’une nouvelle source, dans Revue roumaine d’Histoire, t. XII, 1973, pp. 138-139. Y ajouter l’édition de G. Pistarino, Notai genovesi in Oltremare. Atti rogati a Chilia da Antonio di Ponzò (1360-1361), Gênes, 1971, de S. Raiteri, Atti rogati a Licostomo da Domenico da Carignano (1373) e Oberto Grassi da Voltri (1383-1384), dans G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi in Oltremare. Atti rogati a Caffa e a Licostomo (sec. XIV), Gênes, 1973, les articles de G. Airaldi, I Genovesi a Licostomo nel sec. XIV, dans Studi Medievali, 1972, pp. 967-981, de M. Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire au XIVe siècle, dans Actes du XIVe Congrès international des Etudes Byzantines, Bucarest, septembre 1971, t. II, Bucarest, 1975, pp. 21-32 et les communications présentées au colloque italo-roumain de Bucarest (mars 1975): cf. Lazarescu, Le colloque roumano-italien. Les Génois dans la mer Noire aux XIIIe-XIVe 144 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Vicina fut la première place visitée par les marchands génois, car elle se trouvait à l’époque de Michel Paléologue dans la dépendance de l’empire byzantin. D’après les minutes de Gabriele di Predono, le cinquième des investissements des Génois de Péra prend en 1281 la direction de Vicina91. La communauté génoise y est si florissante qu’à la fin du siècle, elle est dirigée par un consul, Montano Embriaco, qui transmet à Gênes les biens d'Andréa Barlaria mort à Vicina 92. La prohibition de tout commerce génois dans les Etats de Svetoslav en 1316 puis la conquête mongole durent éloigner pendant quelque temps les Génois des bouches du Danube 93. Vicina ne redevient accessible qu’après la retraite mongole qui suit la victoire du voïvode André Lackfi sur les Tatars; le retour des Génois à Vicina pourrait bien être une conséquence du privilège commercial que leur accorde en 1349 le roi de Hongrie Louis Ier, avec lequel les Génois entretenaient des relations d’autant plus amicales que les deux parties avaient le même ennemi, Venise H. En 1351, la communauté génoise de Vicina est suffisamment étoffée pour que le doge lui envoie deux enquêteurs, Rafïo Erminio et Oberto Gattiîusio, chargés de percevoir une contribution de guerre sur les Génois qui y résident95. Cela suppose un trésorier, un embryon d’administration: or un acte de Kilia de 1361 mentionne le consul de Vicina, Bartolomeo di Marco, et une minute de date incertaine, mais immédiatement postérieure à 1360, cite le notaire Bartolomeo de Ursetis di Voltaggio qui a instrumenté à Vicina en siècles, dans Revue roumaine d’histoire, 1915, t. 3, p. 574, ainsi que G. Pistarino, Chi-lia dei Genovesi alla foce del Danubio, dans Liguria, t. XXXIX, n. 6, juin 1972, pp. 9-11 et la bibliographie de G. Airaldi, Colonie genovesi nel Mar Nero, Studi storici in Romania, Polonia e Bulgaria, dans Liguria, t. XXXVII, 5, 1970, pp. 9-12; S. Papacostea, Kilia et la politique orientale de Sigismond de Luxembourg, dans Revue roumaine d Histoire, t. 15/3, 1976, pp. 421-436, et en dernier lieu O. Iliescu, Nouvelles éditions d’actes notariés instrumentés au XIVe siècle dans les colonies génoises des bouches du Danube -Actes de Kilia et de Licostomo, dans Revue des Etudes sud-est européennes, t. XV/I, 1977, pp. 113-129. 91 G. I. Bratianu, La mer Noire, op. cit., pp. 221 et 233; V. Laurent, La domination byzantine aux bouches du Danube sous Michel VIII Paléologue, dans Revue historique du Sud-Est européen, t. 22, 1945, pp. 250-255. 92 ASG. Not. cart. n° 45, ff. 95 v, 192 r - v. 93 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 304; G. I. Bratianu, La mer Noire, op. cit., p. 281. 94 G. I. Bratianu, La mer Noire, op. cit., p. 282; R. Manolescu, Le commerce sur le littoral, op. cit., p. 250. 93 L. T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., p. 250. tableau des comptoirs génois dans l’orient byzantin 145 elle faveur de marchands génois que l’on retrouve en 1361 à Kilia96. Ce même ipire document parle d’une créance de 99 hyperpères ad sagium Vecine: à des cette date, comme à la fin du XIIIe siècle, Vicina vit encore dans l’orbite éco- iasi nomique de Byzance97. diri- I Mais bientôt les difficultés commencent pour la petite communauté la- An- t*ne Vicina. Une grande partie de la côte pontique au sud du Danube [ans Passe au P°uvoir d’un dynaste local, Dobrotitch, qu’un acte qualifie d’emulo ien_ I pravo communis Ianue 98, et qui ne cessait de harceler les navires génois. La ent I guerre éclate en 1374; les Génois de Caffa en assument la direction, sans I grand succès, semble-t-il, puisque les opérations datent de 1375 et que la I Pa*x ne revient qu’en 1387, lorsqu’une ambassade envoyée de Péra, sous la conduite de Tedisio Pasteca, conclut un traité avec le fils de Dobrotitch, Ivanko Des privilèges commerciaux sont accordés aux Génois en Dobrou-dja l0°; mais ils viennent trop tard; nos marchands ont délaissé Vicina et transféré à Kilia le centre de leurs activités économiques dans les régions da-ur I nubiennes. On rencontre encore après 1375 quelques habitants de Vicina °> I au service des Latins, les uns comme mercenaires à Péra et à Caffa, d’autres >i- I comme manoeuvres au port de Gênes. te Dans la seconde moitié du XIVe siècle, passe au premier plan le comptoir -t de K i 1 i a - L i c o s t o m o 101. Il vaudrait mieux dire les comptoirs de Kilia e et de Licostomo, car il est désormais établi qu’il s’agit de deux lieux distincts, n l’un plus en amont sur une des branches septentrionales du delta danubien, l’autre en aval, constitué d’une île, à l’embouchure du fleuve I02. Kilia, c’est la ville indigène entourée d’un fossé et accessible par une seule porte. Les 96 G. Pistarino, Notai genovesi, op. cit., p. 66 et ASG. Not. cart. n° 461, f. 239r-v. 97 O. Uiescu, La circulation de l'hyper père dans la région du bas-Danube (fin du XIe-début du XVe siècles), dans Revue des Etudes sud-est européennes, t. VII/I, 1969, pp. 109-118. 98 G. Balbi - S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., p. 205. 99 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 15 v, 82 v, 256 v, 258 v, 323 v, partiellement publié par N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., p. 33; ASG. Peire Massaria 1390j f. 66v (N. Iorga, Ibidem, p. 66) et R. Manolescu, Le commerce sur le littoral, op. cit., p. 250. 10() L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 145-146. 101 G. Pistarino, Chilia dei Genovesi, op. cit.; G. Airaldi, I Genovesi a Licostomo, op. cit.; O. Uiescu, Localizarea vechiului Licostomo, op. cit.; M. Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, op. cit., pp. 27-30. 102 La distinction est établie par Antonio di Ponzò lui-même (éd. G. Pistarino, Notai genovesi, op. cit., pp. 130-131) qui, dans une de ses minutes écrit d’abord in su-maria sive flumine Chi (li), puis cancelle le mot Chi pour le remplacer par Licostomo. 10 146 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Génois y ont une logia où se tient la « cour » du consul; elle est précédée d’une petite place sur laquelle donne également l’église Saint-Jean des Grecs et la maison du consul ’03. L’île de Licostomo est véritablement le comptoir occidental, avec les « échelles » réservées au chargement des céréales. Qualifiée de « castrum », elle est fortifiée. Une petite garnison composée de mercenaires défend la place dès 1375 et se maintient au moins jusqu’en 1402, date à laquelle des frais s’élevant à 4746 hyperpères sont engagés pour l’entretien de la citadelle 104. La dévotion des Génois a contribué à l’érection de deux églises placées sous le patronage de saint François et de saint Dominique: le testament de Simone de Solario da Varazze nous apprend d’ailleurs que les deux édifices sont tenus par des frères mendiants 105. L’administration des deux comptoirs n’est pas très développée. Kilia en 1361 est administrée par un consul, Bernabò de Carpina, qui, à sa sortie de charge, s’est établi définitivement à Licostomo où il est mort en 1382, comme le confirme l’inventaire de ses biens réalisé en janvier 1383 106. Il tient sa petite cour et rend ses jugements à la maison de la Commune de Genes, dont dépend la logia lanuensium 107. Il est assisté par un greffier, un écuyer et un planton résidant à la maison de la Commune. A Licostomo, les actes de 1373 et 1384 signalent un consul et des gubernatores insule Licostomi\ le fait ne manque pas de surprendre. En réalité, pour s’opposer à Dobrotitch qui en 1373 leur a confisqué la galère qu’ils avaient armée pour défendre leur comptoir, les marchands génois ont avancé des fonds aux autorités locales pour armer un nouveau bâtiment; ils ont constitué, pour ce faire, une mahone à laquelle sont affermés les revenus de Licostomo, en particulier le commerchium et la tolta vini, ou gabelle du vin, que prélève un bourgeois de 103 G. Pistarino, Notai genovesi, op. cit., p. 51 et ASG. Not. ign., B. XVIII, fï. 5 v - 6 r; cf. G. Airaldi, I Genovesi a Licostomo, op. cit., pp. 967-968; M. Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, op. cit., pp. 29-30. 104 G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 220 et 222; ASG. Peire Massaria 1390 bis, f. 2 v; Peire Massaria 1391, f. 46 r; Peire Massaria 1402, f. 70 v; cf. G. Airaldi, I Genovesi a Licostomo, op. cit., p. 968, et M. Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, p. 30. 103 G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., p. 213; G. Fedalto, La chiesa Latina in Oriente, op. cit., t. I, p. 470, cite les fondations franciscaines de Vicina et de Mon-castro, non celles de Licostomo. 106 ASG. Not. cart. n° 376, f. 90 v. 107 G. Pistarino, Notai genovesi, op. cit., pp. 27, 30, 35. Bernabò de Carpina est un notaire qui, tout en étant consul, ne cesse pas pour autant d’exercer son art au service des marchands: cf. ibidem, p. 34. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 147 Pera, Bartolomeo di Langasco 1US. La mahone est dirigée par un conseil de marchands, qualifiés de gubernatores, au premier rang desquels se place Luciano di Negro. Elle se juxtapose à l’administration régulière, composée d’un consul — Paolo di Podio en 1373, Luca Usodimare en 1383-1384 — aidé par un cavale) ius, habituellement exécuteur des hautes oeuvres, un interprète Antonio Imperiale en 1373, le Grec Antipapas en 1391 — et un notaire qui est en même temps scribe de la cour et de la Massaria, à laquelle est prépose un autre fonctionnaire m. Incontestablement, Licostomo, mieux fortifiée dans son île, tend a 1 emporter sur Kilia, plus exposée aux attaques d’adversaires comme Dobrotitch: aussi les mentions de Kilia disparaissent-elles après 1370, comme si les Génois avaient trouvé un refuge durable à Licostomo n0. A 1 embouchure du Dniestr, l’ancien Maurokastron byzantin (M o n c a s-t ro ou Cetatea Alba) a été très tôt un centre d’affaires pour les Génois: quelques marchands s y rendaient déjà dans les années 1290 ni. Ici aussi les activités commerciales furent entravées par des heurts avec la population locale; en vain, 1 Officium Gazane envoya-t-il auprès du tsar Svetoslav (1295-1322) une mission pour réclamer en 1315 la restitution des dommages subis par les marchands génois. L’échec de la négociation amena YOfficium à concéder un droit de représailles aux victimes et à interdire à ses ressortissants tout commerce dans ces parages m. Le nom de Moncastro disparaît alors des documents génois. Mais la position de Moncastro était trop importante pour qu’à la faveur de la disparition de Svetoslav l’interdit ne fût pas levé; en 1339, la carte du Majorquin Dulcert mentionne que des marchands latins vont à Lwow, en Galicie orientale m; or cette ville est sur la route du Dniestr, empruntée obligatoirement par ceux qui s’y rendent. D’ailleurs en 1351, les deux enquê- 108 G. Pistarino, Notai genovesi, op. cit., p. 4; G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., p. 199. Sur cette mahone, cf. G. Airaldi, I Genovesi a Licostomo, op. cit., pp. 970-971. 109 G. Balbi - S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 197, 198, 218, 220; ASG. Peire Massaria 1402, ff. 4v, 70 v, 121 v, 141 v. Antonio di Nazaro, Lazarino di Levanto, Giacomo Bontempo ont été massiers de Licostomo avant 1402. 110 U est caractéristique de ne pas voir le nom de Kilia cité dans les actes de Licostomo de 1373 et 1383-1384 (G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit.). Les registres de la Massaria de Péra ne connaissent que Licostomo. 111 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 517; cf. R. Manolescu, Le commerce sur le littoral, op. cit., pp. 243-244. 112 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 382 (22 mars 1316); cf. G. I. Bratianu, La mer Noire, op. cit., pp. 261-262, et G. Forcheri,, Navi e navigazione, op. cit., p. 21. 113 G. I. Bratianu, La mer Noire, op. cit., p. 231. 148 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE teurs envoyés par la Commune rencontrent des Génois à Moncastro et les font participer aux frais de la guerre engagée contre Venise ’14. Moncastro n’est toutefois pas un comptoir doté d’une administration propre. Aux XIIIe et XIVe siècles, il n’est jamais fait mention d’un consul génois établi à l’embouchure du Dniestr. Moncastro, à la fin du XIVe siècle, devait etre une commune autonome ou passée déjà sous la domination de la principauté moldave, puisque les Génois de Caffa, au plus fort de la guerre qui les oppose aux Tatars de Solgat, y dépêchent deux ambassadeurs, Carlo dell Orto et Illario Doria, pour requérir l’aide de la cité; l’envoi de mandataires officiels ne se justifierait pas s’il s’agissait d’un comptoir génois I15. Au XV siècle encore, quand Moncastro connut, grâce à la route moldave, sa plus grande prospérité, les Génois y jouissaient d’une grande influence, non de privilèges exclusifs "6. Ces trois comptoirs étaient fréquentés par une population mélangée que les minutes notariales de Kilia et de Licostomo nous font connaître. Résumons les conclusions auxquelles nous sommes parvenus 117. Parmi les Génois, une population mouvante, instable, constituée de marchands de passage qui se disent cives ianuenses et non habitatores Chili, titre porté par cinq d entre eux seulement. Très peu de membres des grandes familles de l’aristocratie marchande, en comparaison de l’échantillon que nous offrent les actes e Péra, de Caffa et de Chio: tout se passe comme si les activités commerciales étaient confiées à des facteurs chargés de rapporter à Péra, dans les entrepôts des grands marchands, les productions des régions danubiennes. A côté d eux, vingt-six Ligures et une dizaine d’italiens étrangers aux Riviere, dont quatre Placentins et deux Vénitiens, mais surtout une cinquantaine de eens qui se disent habitatores ou burgenses Peire et une vingtaine de personnes originaires de Caffa: c’est dire la mainmise de Péra et de Caffa sur le commerce du bas-Danube. Les Orientaux se partagent entre Grecs, venus de tous points de la mer Noire, et surtout de Constantinople, Arméniens, dont un un Sarchis originaire de Caffa paraît bénéficier d’une singulière aisance, L- T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., p. 250. annrèc A,i ^assar*a 1386, ff. 316 v, 99 v: une seconde ambassade est envoyée G Musso T? Ct,re *Cr ^usat a°ût 1386. Cette notice donnée d’abord par G. (édité en Ws/ o7 SUUa Massaria di C«ffa, dans Studi Genuensi, t. V* 1964/65 et Dar non P‘r ’ A ^ Kpàx Par S' PaPacostea> Aux débuts, op. cit., pp. 139-158 et par nous-meme, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, op. cit., p. 31. 117 M 1 Bratlanu’ Notes sur les Génois, op. cit., pp. 152-158. • Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, op. cit., pp. 28-29. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 149 Tatars, maîtres de la vente des esclaves, et Juifs. En revanche, les grands propriétaires féodaux aussi bien que les paysans, qui ne sont pas clients du notaire, nous restent totalement inconnus 118. La grande affaire reste « la marchandise ». Les Génois s’intéressent aux céréales de Bulgarie et de la plaine du Danube, le principal produit d’exportation. Une flotille de petits tonnages vient le chercher près de l’embouchure, ad bocham stimane Chili, et le porte à Péra: entre janvier et mai 1361, 1438 muids de grain, soit près de 3500 quintaux, sont ainsi chargés vers Constantinople . Mais la Commune bénéficie également de cette production céréalière: en 1357 et en 1361, les livres de 1 'Officium Victualium enregistrent 1 arrivée à Gênes de 312 muids de grains de Licostomo, particulièrement avantageux, puisque la mine ne coûtait que 7 sous 5 deniers en 1361, au moment même où le prix du blé atteignait à Gênes 35 sous 6 deniers la mine . Kilia et Licostomo étaient donc pour les Génois des colonies d’exploitation, au sens moderne du terme. Elles fournissaient également quelques autres produits agricoles, cire et miel, ainsi que des esclaves, d’origine tatare ou gothe, comme le précise un document inédit 121. En valeur, les échanges étaient plus intenses vers Péra que vers Caffa: de mars à mai 1361, d'après les actes d un seul notaire, les contrats de change de Kilia sur Péra s’élèvent à 7700 hyperpères, soit une trentaine de milliers d’hyperpères dans l’année; au contraire, la valeur totale des échanges entre Caffa et Licostomo est estimée en 1381 à 37.500 hyperpères, d’après le taux d’affermage d’un cotnmer-chium de 3 % 1~. Les régions du bas-Danube sont donc économiquement tournées vers Constantinople et Péra plutôt que vers la Gazarie génoise. Mais le lien est aussi politique. Car les comptoirs génois du bas-Danube sont au débouché des grandes voies terrestres reliant la mer Noire à l’Europe centrale et à la Hongrie et qui portent dans l’histoire les noms de route va- 118 Une exception cependant: le meunier Manoli di Romania, auquel un Génois loue un moulin in territorio Pendavogni (G. Pistarino, Notai genovesi, op. cit., p. 54). 119 M. Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, op. cit., p. 22. Il s’agit du muid de Péra et non, comme le pense O. Uiescu, Notes sur l’apport roumain, op. cit., p. 107, d’un muid de 7 kg. 120 ASG. Antico Comune, Massaria Comunis Ianue, n° 8, ff. 7 v, 8 r, 143 r, 158 v, 164 r-165 v, 202 v; San Giorgio, Gabella grani, 1361, ff. 4v, 7 v, 13 r, 132 r; sur le trafic génois du blé oriental, cf. infra, chap. XIV. 121 ASG. Not. ign., B. XVIII, f. 8r-v. 122 Sur ces calculs, cf. M. Balard, Les Génois dans l’Ouest de la mer Noire, op. cit., p. 25. 150 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE laque et de route moldave. Leur importance stratégique est capitale pour les Génois de Péra et de Cafïa, particulièrement en temps de guerre, lorsque les Détroits sont fermés et que les escadres vénitiennes ou turques bloquent les communications avec la Méditerranée. Aussi n’est-il pas étonnant de voir des courriers parcourir ces routes pour le compte de la Commune: en 1353, en 1381, des envoyés passent par Buda et Licostomo pour apporter à Cafïa des lettres du doge ou à Gênes des nouvelles de la mer Noire. L’alliance des souverains angevins de Hongrie avec la Commune favorise ce va-et-vient de messagers. En 1392, la route valaque est encore plus importante, en raison des succès de Bajazet. Les Pérotes l’utilisent pour envoyer des ambassadeurs auprès du prince valaque Mircea et du roi de Hongrie, Sigismond. Sans doute cherchaient-ils à les acquérir à leur cause et à renforcer la ligue anti-turque que négociaient alors les Chevaliers de Rhodes, la Mahone de Chio, les Gat-tilusio de Mytilène et les Génois de Péra. Mais, duplicité ou réalisme, ces derniers continuaient à négocier avec Bajazetl23. L’importance de la route moldave ne se révèle qu’au XVe siècle, lorsque la principauté valaque doit se soumettre aux Ottomans. Marchés de produits agricoles aisément commercialisâmes et débouchés de grandes routes terrestres, à fonction commerciale et stratégique, les pays du bas-Danube ont attiré les Génois jusqu’aux derniers jours de leur présence en Gazarie, fleuron de leurs comptoirs pontiques. III - Le nord de la mer Noire et la Gazarie génoise Autour de Caffa reconstruite après 1316 grâce aux dispositions prises par 1 Officium Gazarie 124, les Génois acquièrent tout au long du XIVe siècle une chaîne de comptoirs leur assurant la liberté des communications entre Caffa elle-même et Tana, au fond de la mer d’Azov, point d’aboutissement de la célèbre route mongole de la soie et des épices. Il ne s’agit jamais, avant les années 1365, d’une conquête territoriale donnant aux Génois la maîtrise d espaces continentaux: quelques échelles protégées par une petite garnison et administrées par un gouverneur suffisaient. Mais profitant du déclin de la Horde d Or après la mort du khan Berdibeg, et désireux d’éviter le renou- 123 ibidem, pp. 31-32, et P.P. Panaitescu, La route commerciale de la Pologne à la mer Noire au Moyen Age, dans Revista Istorica Romana, t. III, 1933, pp. 172-193. 124 Impositio Officii Gazarie, op. cit., col. 377-382. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 151 veUement d’attaques aussi dangereuses que celles de 1344 et de 1346, les Génois réussirent en 1365 a mettre la main sur Soldaïa et sur des villages voisins, constituant les casaux de Gothie125. Il fallut deux guerres victorieuses pour que le khan, par l’intermédiaire de son représentant en Crimée, reconnût aux Génois par deux traités successifs la possession de cette étroite frange littorale comprise entre les monts Iaïla et la mer. Toute la côte de Crimée était désormais génoise. Ainsi l’histoire de la Gazarie au XIVe siècle est celle d’un développement progressif de l’emprise génoise, cherchant à contrôler le mieux possible la voie commerciale Péra-Caffa-Tana. En effet, entre les années 1280 et 1350, Tana et les comptoirs de la mer d’Azov ont pris une importance exceptionnelle. En 1289-1290, d’après les contrats de commande conclus à Caffa devant le notaire Lamberto di Sam-buceto, Tana l’emporte de loin sur les autres places de la mer Noire par le volume des investissements qu’y réalisent nos marchands126. Dès le début du XIVe siècle, la communauté génoise est placée sous la direction d’un consul, Ansaldo Spinola, assisté d’un scribe, que l’on voit mettre aux enchères, en décembre 1304, les biens de Raffo Vento, mort à Tana127. La prépondérance génoise à l’embouchure du Don devient si éclatante que les khans s’inquiètent. Prenant prétexte des excès de la traite pratiquée par les Génois au détriment des populations qui lui étaient assujetties, le khan Tohtu fit arrêter en 1307 les marchands génois qui se trouvaient à Saraï, confisqua leurs biens puis vint assiéger Caffa 128. La ville est abandonnée par les occupants qui l’in- 125 G. I. Bratianu, Les Vénitiens dans la mer Noire au XIVe siècle après la deuxième guerre des Détroits, dans Echos d’Orient, t. 33, 1934, p. 148; M. Nystazopoulou, Soug-ddia, op. cit., p. 50; Idem, Venise et la mer Noire, op. cit., p. 27. 126 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., et ici même, la carte des investissements commerciaux des Génois de Cafïa, chap. XIV. 127 ASG. Not. cart. n° 77, ff. 13v-14v. 128 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 84; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 283; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, p. 170. Les minutes notariales génoises précisent l’importance de Saraï pour nos marchands: en 1307, Francescano Lercari et Dagnano Vento se trouvent dans la capitale du Kiptchak avec le montant de plusieurs commandes et societates, dont ils ne sauvent qu’une partie (ASG. Not. cart. n° 134, f. 191 v; Not. ign., B. 8, fr. 93). Le notaire Giovanni de Porticello di Reggio, sans doute le même homme que le scribe des Génois à Tabriz en 1307 (cf. supra, p. 140), y instrumente en mars 1304 (ASG. Not. cart. n° 33, ff. 160v- 161 r). Après les incidents de 1307, les Génois reviennent à Saraï, sous le Khan Ozbek: la Commune envoie auprès de lui en 1320 un ambassadeur, Giannoto Ghisolfi, qui y rencontre quatre marchands, Andriolo Bonacia, Andrea Ghisolfi, Andrea Spezapetra et Domenico Bestagno. Les 152 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE cendient avant leur départ (21 mai 1308). Les voyages vers Tana cessent par la même occasion. Ils reprennent dès que les Génois réoccupent Cafïa. En 1316, 1’Officium Gazarie, soucieux de reconstruire le comptoir criméen, interdit aux Génois d’hiverner à Tana et d’y posséder une maison, pour ne pas susciter une concurrence néfaste au renouveau de Cafïa ’29. Cela signifie qu’à cette date existait à l’embouchure du Don une petite colonie permanente que B. Spuler voit établie dès 1313, sans grande preuve l3°. Il est certain en tout cas qu’en mai 1315 les Génois fréquentaient de nouveau Tana, quisque certains d’entre eux, Percivalle Giudice, Giovannino Drisacorne, Gabriele di Vedereto, Francesco di Guirardo, servent de témoins lors de la rédaction à Tana du testament de Gabriele Dugo par le notaire génois Oberto di Bartolomeo 131. Dans les années suivantes, et avant même que les Vénitiens n obtiennent du khan un comptoir proche du sien 132, la communauté génoise de Tana s est singulièrement développée: en 1326, un notaire, Francesco de Campis, est consul du lieu et exerce en même temps la fonction de scribe ’33. L administration du comptoir s’étoffe vite et en 1341 l’on parle de la « cour de Tana » dont le notaire Niccolò Bocacio tient les livres 134. Plusieurs mentions d aspres de Tana — monnaie taillée dans un sommo d’argent à raison de 202 pièces n- — attestent des relations commerciales extrêmement étroites entre Caffa et le comptoir de la mer d’Azov 136 où, comme le remarque Pegolotti, cinq Génois ont à leur disposition un notaire, un certain Leonardus de Cina, qui rédige en leur faveur un contrat portant sur une fourniture de vairs. Cela suppose une colonie latine florissante et illustre l’importance de la pénétration occidentale sur les routes de l’Extrême-Orient (cf. infra, chap. XIV). 129 V. Vitale, Le fonti del diritto, op. cit., p. 146. 130 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 397. Une minute notariale de 1312 donne la preuve que les Génois étaient revenus dès 1311 à Tana, où instrumentait le notaire Riccobono Palmerio (ASG. Not. cart. n° 67, f. 181 r). 131 ASG. Notai, cart. n° 220, ff. 149 v -151 v. 132 E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., p. 8 et G. Thomas, Diphmatarium, op. cit., t. I, pp. 243-244. 133 ASG. Not. ign., B. 9, fr. 100, f. 11 r (24 novembre 1326). 134 G. Balbi - S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., p. 99. 135 F. B. Pegolotti, La pratica della mercatura, éd. A. Evans, Cambridge (Mass.), 1936, p. 25. 136 ASG. Not. Resignani Raffaele II, 1344, ff. 131 v, 185 v, 186 r; not. Pietro de Carpena 1371, f. 169 r; cf. G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 99, 119, 141. Mer de T AN A TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 153 - i La Gazarie génoise 154 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE les mesures en usage sont génoises I37. L’ampleur des transactions réalisées par les marchands génois est attestée par les dépositions de ceux qui ont été volés par les gens de Djanibek, lors des graves événements de septembre 1343: Leonardo Giudice avait alors 75 sommi d’argent confiés par Badasale Adorno et Andalo Ceba 251 sommi, c’est-à-dire plus de 8.000 livres de Gênes138. Certains d’entre eux se préparaient peut-être à parcourir les routes de PA-sie 139, et Pegolotti leur conseillait de se munir de 25.000 florins au départ de l’expédition l40. La prospérité du comptoir génois n’allait pas sans risque: Génois et Vénitiens s’y disputaient fréquemment141, mais s’entendaient pour commettre des fraudes au détriment du seigneur de Tana 142. En septembre 1343, le khan prit prétexte du meurtre d’un Tatar par un marchand vénitien, meurtre suivi du massacre de quelques Latins, pour ordonner l’expulsion de tous les Occidentaux de Tana 143. Il s’en prit ensuite à Caffa. Aussi, de 1343 à 1358, année marquant la fin du devetum, institué par le traité de Milan et interdisant aux Génois et aux Vénitiens de retourner à Tana avant un délai de trois ans l44, le comptoir génois à l’embouchure du Don disparaît. Il ne tarde pas à renaître; en effet, dans le privilège par lequel le khan Berdibeg accorde aux Vénitiens en juillet 1358 de s’installer à nouveau à Tana, il est fait mention du quartier des Génois 145. Les actes du notaire vénitien Benedetto Bianco nous aident à mieux connaître celui-ci146: pas de port, mais une grève où se fait l’embarquement des marchandises; les galères jettent 1 ancre dans le fleuve, à l’embouchure du Don. De nombreuses églises ont été érigées: les Vénitiens en ont une dédiée à saint Marc, les frères mineurs ont 137 F. B. Pegolotti, La pratica della mercatura, op. cit., p. 23. 133 ASG. Not. Tomaso Casanova 1346 in 1347, ff. 36 r - v et 95 r - v. 139 Nous renvoyons à notre article Les Génois en Extrême-Orient, op. cit. 140 F. B. Pegolotti, La pratica della mercatura, op. cit., p. 22. 141 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 44 et 51. 142 Ibidem, p. 53. 143 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, p. 187; R. S. Lopez, Nuove luci, op. cit., pp. 365 et 385 rectifiant les affirmations de B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 394; E. Skrinskaja, Storia della Tana, op. cit., pp. 101-11; M. Morozzo Della Rocca, Notizie da Cafta, op. cit., pp. 267-295. 144 Liber lurium, op. cit., col. 620; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 200-201, E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., p. 12. 143 G. Thomas, Diplomatarium, op. cit., t. I, pp. 47-51. 146 A. S. Venise, Cancelleria Inferiore, B. 19 (sept. 1359-sept. 1363). TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 155 consacré la leur à la Vierge, les prêcheurs à saint Dominique et les deux ordres mendiants ont un cimetière où certains testateurs demandent à être inhumés; il existe en outre une église placée sous le vocable de saint Jacques, deux « consorzie » de Saint-Antoine et de Sainte-Marie et un « cimetière des fidèles catholiques », où Andalo Basso désire que son corps soit porté par quatre chameaux. Un consul, Francesco di Benedetto, veille sur les marchands génois, alors que les Vénitiens sont sous la juridiction de Giacomo Contarini. Génois et Vénitiens ne sont pas les seuls Occidentaux: il y a là des Catalans, des Florentins, des gens établis à Cafïa et à Péra, dont la grande affaire est la marchandise. Us traitent avec des Tatars, des Grecs, des Arméniens, des Alains, vendent du vin, des toiles, des draps, achètent de la soie, des grains, des poissons, des fourrures, des perles, des esclaves surtout147. Il y a là une communauté vivante, active, mais instable, qui voyage de Péra à Tana, ou de Tana à Moncastro. Mais, après la mort de Berdibeg (1359), la situation politique devient défavorable aux Occidentaux. Le Kiptchak est déchiré par les luttes fratricides des héritiers148 et Tana, au contact direct de la steppe et des Tatars, ressent violemment tout changement dans la politique intérieure de la Horde d’Or 149. De plus, l’expulsion des Mongols de Chine et la ruine du pouvoir des Djagataïdes en Asie centrale, sous les premiers coups de Timour, marquent la destruction de la « route mongole » et par conséquent le déclin de Tana b0. A la fin du siècle, les Génois y maintiennent pourtant un consul, Niccolò Maruffo en 1386, Stefano Doria en 1387, et des hommes d’affaires portant quelques grands noms génois — Doria, Pallavicino — y résident. Mais le faible montant du commerchium collecté par les consuls — 14 sommi en 1386, 21 sommi l’année suivante — montre bien que le trafic est languissant et à la merci des désordres intérieurs de la Horde1'1. En 1395, le comptoir disparaît à nouveau, détruit avec toute la cité par les armées de Timour b2. 147 Ch. Verlinden, Le Recrutement des esclaves à Venise aux XIVe et XVe siècles, dans Bulletin de l’institut historique belge de Rome, fase. XXXIX, 1968, pp. 185-199. 148 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., pp. 109-121. î-w E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., pp. 14-15. 150 M. Lombard, Caffa et la fin de la route mongole, dans Annales E.S.C., 1949, pp. 100-103; R. S. Lopez, Nuove luci, op. cit., pp. 368-369. 151 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 387 r et 453 v. En 1386, le paiement du commerchium est compensé par la vente de 53 livres 5 onces de soie; les routes de l’Asie ne sont peut-être pas tout à fait closes. 152 E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., p. 16; W. Heyd, Histoire du com- merce, op. cit., t. II, pp. 374-376. 156 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE Après ces ravages, les Génois, comme les Vénitiens, tentent de reconstruire. Le consulat génois de Tana reparaît en 1399 I53. Quatre ans plus tard, l’on voit des marchands de Caffa conclure des contrats de commande pour aller commercer à Tana: Niccolò Fieschi va jusqu’à emprunter 100 sommi d’argent, espérant sans doute obtenir d’aussi beaux profits que naguère 154. Mais avec la ruine du commerce extrême-oriental, les beaux jours du comptoir génois de Tana appartiennent au passé. Sur l’histoire des autres établissements génois en mer d Azov au XIV siècle, les données précises sont rares. La situation géographique de Vos-p o r o, contrôlant le détroit de Kertch, est si importante que les Génois y ont établi un consul 15\ Après la paix de Turin, les autorités génoises y envoient plusieurs bâtiments pour faire respecter le devetum Tane, interdisant aux Vénitiens de se rendre à Tana pendant deux ans 156. Plusieurs capitaines de navires sont récompensés pour s’être emparés de bateaux ayant enfreint le devetum b7. Les Génois cherchent également à contrôler M a t r e g a de 1 autre côté des détroits. Ils arment en 1386 un brigantin occaxione guetre ad Vos pulum pro Matrega, selon l’expression du scribe de la Massaria, qui ne pré cise pas les circonstances de ce conflitI5S. A proximité, la C o p a , où se rendent des marchands de Caffa dès la fin du XIII siècle 1;)9, n’est guère citée dans les sources du XIVL et n est le siège d’un consul génois qu’en 1427 16°. Il ne semble pas y avoir d’autre comptoir génois en Zichie, sauf San Giorgio où instrumente le notaire Oberto di Salvo en 1344 161. Pegolotti jugeait ce petit port impropre au transbordement des marchandises 162. Ainsi, la mer d’Azov est jalonnée d’escales plus ou moins contrôlées par Gênes: simples relais, servant souvent d’abri aux pirates gé- , ASG. Archivio Segreto Diversorum negociorum Comunis Janue, n° 499, doc. n 61, et Man. n° 858 (Officium Monete 1401): le consul est Carlo Spinola en 1400 et Giuliano Malocello en 1401. 154 ASG. Not. Giovanni Balbi, 25 juillet 1403 et 22 août 1403. 155 ASG. Cafïa Massaria 1381, f. 295 r. 156 E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., p. 15. 137 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 67 r et 293 r. 158 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 10 r. G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 244-245. 160 M. G. Canale, Commentari, op. cit., t. I, p. 313; t. II, p. 353. 161 ASG. Not. Resignani Raffaele II, 1344, f. 180 r; cf. G Balbi-S Raiteri, Notai genovesi, op. cit., p. 137. 162 F. B. Pegolotti, La pratica della mercatura, op. cit., pp. 54.55. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 157 nois faisant la chasse aux corsaires circassiens ou aux galères vénitiennes, permettant surtout de dominer la grande route commerciale menant à Tana. Pour réaliser mieux encore cette politique, Gênes est conduite à occuper l’ensemble du littoral criméen, de telle sorte qu’à la fin du XIVe siècle, de Cembalo à Vosporo, s’étend sans solution de continuité la Gazarie génoise. Après Caffa, Cembalo (Balaklava), à l’extrémité occidentale de la presqu’île de Crimée, en a été un des premiers centres. Dès 1344, un notaire Rolando Saliceto y instrumente en faveur de Paolo di Podio dans une église consacrée à la Vierge 163. En 1357, le consul, Simone dell’Orto, entreprend d’y construire une citadelle 1M. Le comptoir est dirigé par un consul qui est en même temps castellanus 165. Argono di Savignone, qui occupe cette fonction au début de l’année 1386, poursuit l’édification des murailles, mais est traduit en justice pour des malversations. Ses successeurs, Giorgio Spinola, puis Giovanni di Podio, s’occupent de faire venir de l’eau dans la ville, aménagent quatre tours, dont l’une est placée sous le vocable de Saint-Nicolasl66. Les revenus du comptoir proviennent de gabelles prélevées sur le vin, le sel et les moulins167. Ils ne suffisent pas à rétribuer tous les fonctionnaires envoyés à Cembalo: deux huissiers, un scribe en langue grecque, un interprète, deux gardiens des portes, deux orguxii, le chapelain de l’église de Cembalo, ainsi qu’une garnison de vingt-six hommes, placés en 1386 sous le commandement d’un castellanus distinct, cette fois, du consul168. Plus à l’est, Soldaïa (Sougdéa) est fréquentée par des marchands génois dès 1274 I69. La ville devient vers 1287 le siège d’un consul vénitien qui 163 ASG. Not. Resignani Raffaele II, 1344, f. 129 v; cf. G. Balbi - S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., p. 112. 164 M. G. Canale, Commentari, op. cit., t. I, p. 229; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. 2, p. 210, note 2; E. Skrzinska, Inscriptions latines, op. cit., p. 129. 165 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 256 v. 166 ASG. Caffa Massaria 1386, fl. 6 v, 97 r, 361 r, 374 r. Il en subsiste de beaux restes: cf. E. Skrzinska, Inscriptions latines, op. cit., p. 127; A. L. Jakobson, Sredneve-kovyj Krym, Moscou, 1964, p. 216. Ces ruines sont décrites avec force superlatifs par le voyageur polonais Broniovius de Biezdzfedea: cf. G. Airaldi, Colonie genovesi nel mar Nero, op. cit., pp. 9-12. 167 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 4v. 168 Ibidem, ff. 595r-603r. 169 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 205; Idem, La mer Noire, op. cit., p. 222. 158 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE étend sa juridiction sur toute la Gazarie 170; à partir de cette date, elle est le grand centre vénitien dans le nord de la mer Noire, entrant en concurrence avec Caffa, ce qui n’empêcha nullement des Génois de Crimée d’aller faire des affaires chez leurs voisins m. Mais, en 1316, pour faciliter la reconstruction de Caffa, 1 'Officium Gazarie, défend aux Génois de commercer à Soldaïa. L’interdiction est étendue en 1336 à tout le littoral compris entre Soldaïa et Caffa 1/2. Elle semble avoir été respectée car, à notre connaissance, les actes notariés génois ne mentionnent aucun voyage vers Soldaïa entre 1316 et le milieu du siècle. Lors du conflit entre l’empire tatar et les républiques italiennes, à partir de 1343, Soldaïa fut enlevée aux Vénitiens qui ne purent récupérer leur établissement, à la fin de la période de devetum instituée par la paix de Milan 173. Ce furent au contraire les Génois qui surent profiter des désordres intérieurs de la Horde d’Or, après la mort du khan Berdibeg, pour s’emparer en 1365 de Soldaïa et de la région voisine, formant un ensemble de dix-huit casaux 174. Ainsi se trouvait complétée la Gazarie génoise et affermie la domination de la Commune sur l’ensemble du littoral criméen. Soldaïa, devenue génoise, est dirigée par un consul, chef à la fois civil et militaire puisqu’il porte le titre de castellanus 175. Il touche 60 sommi par an, le sixième de ce que gagne son collègue de Caffa. Il est assisté par deux serviteurs, un chevalier, un notaire, scribe de sa cour, deux trésoriers, un interprète d’origine grecque, d’autant plus indispensable que les Grecs forment l’élément dominant de la population de la ville 176. La cour du consul comprend encore trois greffiers, trois portiers préposés à la garde de la forteresse et de la porte inférieure, un trompette et un nacharato 177, plusieurs orguxii 170 M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit.,( p. 32; Idem, Venise et la Mer Noire, op. cit., p. 26. 171 ASG. Notai, cart. n° 77, ff. 188 v -189 r. 1/2 V. Vitale, Le fonti del diritto, op. cit., pp. 146-147; cf. G. Forcheri, Navi e navigazione, op. cit., p. 20. 173 F. Thiriet, Régestes du Sénat, op. cit., t. I, pp. 77 et 82. 1/4 A. A. Vasiliev, The Goths in thè Crimea, Cambridge (Mass), 1936, p. 177; A. L. Jakobson, Srednevekovy) Chersones, XII-XIV v.v. dans Materialy i Issledovanija po Archeologii SSSR, t. 17, 1950, p. 39; M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 50. 173 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 455 v et M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 53; cf. en appendice la liste des consuls génois de Soldaïa. 176 M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., pp. 65-68. 1/7 Sur ce personnage que l’on retrouve également à Péra, le statut de Caffa de 1449 (éd. Vigna, Codice diplomatico delle colonie tauro-liguri, dans ASLI, t. VII/2, fase. 2, Gênes, 1881, pp. 567-680) ne fournit aucune précision. Il s’agit d’un joueur de na-caire (cf. ASG. Notai, cart. n° 202, f. 193 r). TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 159 qui constituent la suite militaire du consul,78. Sont également rétribués par la Commune l’évêque de Soldaïa, le frère franciscain Andrea, un fontainier I79, un médecin et un maître de hache qui est aussi maçonI80. Un gouverneur commande la forteresse et une petite garnison dont l’effectif varie selon la situation politique du moment: fixé à 42 hommes en 1376, il passe à 80 en 1381, lorsque l’on craignait peut-être une tentative de Venise pour reprendre Soldaïa, retombe à 12 en 1382, la paix de Turin étant signée, s’élève de nouveau à 60 en 1386, lorsque la guerre menée contre les Tatars de Solgat menace de s’étendre à toute la Crimée. Il en coûte à la Commune de Caffa 1226 sommi en 1381-1382, 717 sommi en 1386-87 181. La garnison est essentiellement composée de mercenaires latins, complétée par quelques volontaires venus de Candie, de Phocée, de Siwas et même de Tana, alors que certains Grecs occupent des fonctions subalternes à la cour du consul. Quelques grands travaux sont entrepris à Soldaïa à la fin du XIVe siècle: réparation d’une église, aménagement d’une citerne 182, et surtout édification d’une enceinte. Celle-ci fut commencée dès les premiers temps de l’occupation génoise, puisqu’une des premières inscriptions qui en provient date de 1371 183. En 1374, 4000 aspres sont dépensés prò murando Soldaia, à la suite d’une délibération du consul et de YOfficiutn Monete de Caffa 184. Puis lors de la guerre de Chioggia, l’on s’empresse de compléter la défense de la ville. Raffaele Ultramarino, consul en 1380-1381, fait construire une grosse tour et un mur de 72 goda de long, soit environ 53 mètres1S5. Les comptes de 1386 font état de dépenses pour la remise en état de la porte de la ville 18é. Il s’agit peut-être de ces travaux effectués à la tour ouest de la 178 ASG. Cafïa Massaria 1381, f. 177 r. Le nombre des orguxii est de 4 en 1381; il passe à 6 en 1386 (Massaria 1386, f. 568 r à 571 v) et doit être de 20 en 1449, cf. ASLI, t. VII/2, fase. 2, p. 612. 179 Le statut de 1449 se préoccupe de la distribution de l’eau à Soldaïa, cf. ASLI, t. VII/2, fase. 2, p. 656. 180 ASG. Cafïa Massaria 1381, fï. 402r, 404r, 406v, 408 r, 409r-v, 412r. 181 ASG. Cafïa Massaria 1374, fi. 264v-265r, 268r, 323v, 337v, 338v, 339r, 341 r-v, 342 r; Massaria 1381, fï. 402 v, 404r, 406v, 408r-v, 412 r; Massaria 1386, ff. 578 r à 589 r, f. 457 v. 182 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 7 v. 183 E. Skrzinska, Inscriptions latines, op. cit., p. 107. 184 ASG. Cafïa Massaria 1374, ff. 54v, 55r-v. 185 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 65 r. 186 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 92 v. 160 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE porte, sous la direction du consul Giacomo Torselli 1S7- Au cours des années suivantes, l’enceinte est complétée: elle comporte à son sommet la citadelle Sainte-Croix et une enceinte inférieure, hérissée de tours et portant le nom de Saint-Elias 18S. Pour faire face à ces dépenses, les ressources locales sont insuffisantes. En effet, le seul revenu de Soldaïa que signalent les registres de la Massaria de Caffa est celui de la gabelle du vin. Simone di Oliva en achète la perception à un prix de 1703 aspres pour un an, somme très modique en comparaison de ce que rapporte cette même gabelle à Caffa 189. Pourtant, depuis que Soldaïa avait perdu son rôle de grande place de commerce, la viticulture restait l’activité principale de ses habitants 19°. Les autorités génoises se préoccupent de la favoriser: en 1381-1382 les trésoriers de Caffa dépensent 3352 aspres pour faire garder les vignes de Soldaïa au moment des vendanges, frais supérieurs aux revenus de la gabelle du vin 191. Il faut toutefois tenir compte des ressources des casaux de Gothie, placés sous 1 autorité du consul de Soldaïa192. Les Génois s’emparèrent de ces dix-huit villages au moment même ou ils occupèrent Soldaïa193. L’organisation de ce nouveau territoire fut assez lente: des vixitatores Gotie entreprirent des tournées d’inspection dans les casaux 194, et l’on a conservé les comptes des amendes qu’ils infligèrent aux 187 E. Skrzinska, Inscriptions latines, op. cit., p. 108. 188 E. Skrzinska, Inscriptions latines, op. cit., pp. 108-125; S. Sekirinskij, Ocerki istorii Suroia, Simferopol, 1955, pp. 63-71; M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 55 (plan de 1 enceinte); G. I. Bratianu, Notes sur un voyage en Crimee, dans Revue historique du Sud-Est européen, t. XIX, 2, 1942, pp. 177-178; S. A. Cerinskij-O. V. Volobujev - K. K. Kogonasvili, Sudakskaja krepost’ (La forteresse de Soldaïa), Sin-feropol, 1971; S. O. Visotskij, Ghenuez ’ka fortetsia v Sudaku (La forteresse génoise de Soldaïa), Kiev, 1972. 189 ASG. Caffa Massaria 1386, fï. 154 r, 227 v. 190 M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., pp. 55-56. 191 ASG. Cafïa Massaria 1381, f. 27 r. 192 M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 54. C. Desimoni, Trattato dei Genovesi col chan dei Tartari 1380-1381, dans Archivio Storico Italiano, t. 20, 1887, pp. 163-167; A. A. Vasiliev, The Goths, op. cit., p. 177; M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 50. A la liste donnée par Vasiliev, The Goths, op. cit., pp. 180-181 et M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 51,i note 76, il faut ajouter: Lo Sdafo, Megapotamo, S. Johanis et Despitra (ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 51 r et 317 r). 194 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 7 r et 8 r. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS l’orient BYZANTIN 161 Goths, 1791 aspres dans quatre de ces villages193. Les exigences fiscales des Génois firent-elles regretter aux Goths l’ancienne obédience tatare? On pourrait le croire puisqu’avant 1380 et peut-être même 1375, l’émir Mamaï établit sa domination sur les dix-huit villages196. Ceux-ci sont rendus à Gênes par le traité le 1381 qui suit l’assassinat de Mamaï197. Aussitôt, les auto-torités génoises envoient Raffaele Ultramarino avec une bonne escorte, pour visiter les casaux 198. Le notaire Antonio Mazurro fait partie de l’expédition qui se rend jusqu’à Cembalo pour « recevoir le serment de fidélité de la Gothie et des autres lieux donnés à la Commune par le seigneur de Solgat ou les représentants de l’empereur des Tatars » En même temps sont couchés par écrit tous les revenus des casaux 20°; ils rapportent à la Commune en 1382 81.612 aspres et 665 sommi, soit autant que la gabelle du vin perçue à Caffa cette année-là201. Gênes fait payer très cher l’infidélité ancienne des Goths. Comment s’étonner dès lors si, au moment de la guerre entre Caffa et Solgat, les Génois envoient un navire en Gothie pro damnificando inimicos 202? La population des casaux, soulevée contre les Génois, ne paie plus d’impôts, ne fournit plus le bois, les rames et les mâts dont se pourvoyaient jusque là chez eux les gens de Caffa 203. La fin des conflits ramène les Goths à l’obédience génoise: le traité conclu en 1387 entre le seigneur de Solgat, Cottolbogha, et le consul de Caffa, Giovanni de Innocentibus, confirme les accords de 1381 et rattache donc à nouveau les casaux de Gothie à la Gazarie génoise 204. Pour compléter le réseau des établissements génois dans le nord de la mer Noire et relier la Gazarie aux comptoirs des régions danubiennes, 195 Ibidem, f. 5 v. 196 C. Desimoni, Trattato dei Genovesi, op. cit., p. 163. 197 Ibidem et M. Nystazopoulou, Sougdaia, op. cit., p. 50. 198 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 65 v. 199 Ibidem, f. 292 v. Cette double mention expliquerait qu’une double version du traité de 1380-1381 ait été conservée, l’une conclue avec le seigneur de Solgat, Eliasbey, l’autre avec un certain Jharcassius (cf. C. Desimoni, Trattato dei Genovesi, op. cit.). 200 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 293 r et 294 v. 201 Ibidem, ff. 40 r et 277 v. 202 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 95 v. 203 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 8v, 54 v, 55 v; Massaria 1381, f. 67 r. 204 ASG. Materie Politiche, B. 10/25 (12 août 1387) et Gènes, Bibliothèque de l’Université, Manoscritti E. VII. 9, ff. 48 et sq.; S. de Sacy, Pièces diplomatiques, pp. 62-64. U 162 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE un contrôle des bouches du Dniepr était nécessaire. Les Génois ne purent l’assurer au cours du XIVe siècle, se contentant d’établir d’assez bonnes relations avec le seigneur tatar d’Illice (Lerici), Acboga. En 1381 - 1382, plusieurs courriers sont échangés, un panfile va charger du mil à 1 embouchure du Dniepr, un messager venu de Licostomo passe par Illice . Ces voyages ne sont pas sans danger: Paolo della Torre envoyé auprès d Acboga « pour les affaires de la Commune », dit le scribe de la Massana, est rançonné en chemin par les gens de Ato 206. Ce n’est qu’au début du XV siècle que les Génois se rendront maîtres d’Illice, en achetant la place aux Tatars et en y construisant une citadelle 207. Ainsi se trouvait renforcée la mainmise génoise sur les régions septentrionales de la mer Noire, où un ensemble de comptoirs s’étendant de Moncastro à Tana permettait, sous la direction du consul de Caffa, d’assurer la liberté des communications maritimes et d’établir en ces régions la domination commerciale des marchands génois. IV - Les Génois en mer Égée et en mer Ionienne L’histoire des établissements génois dans le bassin égéen au cours du XIVe siècle ne peut être détachée de ce tourbillon d’ambitions politiques et de concurrences commerciales, nées de la faiblesse de plus en plus évidente de l’empire byzantin, et de la division de l’Asie mineure turque en beyliks mouvants, que la puissance naissante des Osmanlis n’arrive pas encore a unifier. La rivalité vénéto-génoise, sensible en mer Noire, est ici éclatante. La mer Egée ne représente-t-elle pas le grand axe maritime menant à Constantinople et au Pont-Euxin d’une part, au Proche-Orient de l’autre? Pour les deux républiques italiennes, il s’agit d’en obtenir le contrôle, en y fixant des points d’escales, appuyés au besoin sur des aires territoriales plus vastes dont elles veulent s’assurer la domination. D’autre part, la formation des émirats anatoliens débouchant sur la mer et y poursuivant les razzias audacieuses qui leur avaient valu de s’agrandir au détriment de Byzance, pose de redoutables problèmes aux comptoirs génois: fera-t-on la police des mers ou cherchera-t-on à s’entendre pour profiter de nouveaux marchés et drainer vers l’Occident les ressources anatoliennes? Entre une attitude favorable aux 203 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 63 r, 64 r, 292 v. 206 Ibidem, f. 65 v. 207 L. T. Belgrano, Vrima serie, op. cit., p. 219. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 163 grands desseins pontificaux de croisade contre l’infidèle et une autre, propice aux compromis, Gênes hésite d’autant plus que parfois, sous Andronic III et Jean VI Cantacuzène, l’entente byzantino-turque risque de ruiner des comptoirs en plein essor, mais fragiles et mal défendus. Leur histoire est désormais assez bien connue pour nous dispenser d’en décrire pas à pas la naissance et le développement 208. Cependant quelques documents inédits des Archives de Gênes permettent de rectifier tel ou tel détail, sans modifier toutefois les grandes lignes. Il est généralement admis que l’antagonisme vénéto-génois aboutit au partage de la mer Egée en zones d’influence: à Venise, l’Ouest et le Sud, de telle sorte que par le contrôle des côtes dalmates et des îles Ioniennes, la Seigneurie pouvait dominer la route de Constantinople jusqu’aux Détroits; à Gênes, les côtes et les îles de l’Est, Chio, Phocée et Mytilène. Du point de vue des conquêtes territoriales, il est certain que la division est exacte. Mais les activités commerciales se jouent, au moins en temps de paix, des clivages politiques. Les hommes d’affaires génois cherchent à tirer parti des domaines vénitiens ou des régions passées sous la dépendance économique de Venise. En mer Ionienne, quelques indices révèlent la présence des Génois à Durazzo: en 1204-1205, déjà, les Vénitiens craignaient un coup de main de leurs adversaires contre la ville. En 1278, des marchands génois sont accusés d’y avoir dérobé 800 hyperpères à des sujets vénitiens 209 : il est incontestable qu’ils s’intéressaient aussi aux facilités de pénétration jusqu’en Macédoine qu’offrait la via Egnatia. Plus au sud, Clarence, le grand port de la Morée franque210, accueillait fréquemment nos marchands; entre 1274 et 1345 près de 4620 livres s'investissent dans le commerce avec Clarence en seize contrats, mais en dehors de la soie, on ignore ce que les Génois 208 C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 685-713; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 486-497; R.S. Lopez, Genova marinara, op. cit., surtout ch. 2, pp. 23-61 et ch. 9, pp. 213-233; L. Gatto, Per la storia di Martino Zaccaria, op. cit.; P. Lemerle, L!émirat d’Aydin, op. cit., pp. 51-56, 66, 108, 196; Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 31-105. 209 A. Ferretto, Codice diplomatico, op. cit., doc. 451, pp. 211-212; cf. A. Ducellier, Durazzo, Valona et la côte moyenne de l’Albanie du XIe au XVe siècle, thèse pour le doctorat ès-lettres (dactylographiée), Paris, 1970, t. II, p. 278 et t. III, p. 504. 210 J. Longnon, L’empire latin de Constantinople et la Principauté de Morée, Paris, 1949, p. 209; A. Bon, La Morée franque - Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaie (1205-1430), 2 vol., Paris, 1969, t. I, pp. 230 et 320-325. 164 I.A FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE allaient y chercher, sans doute les produits agricoles de la principauté, huile, raisins secs, cire, miel et vin, qui intéressaient également les hommes d’affaires vénitiens211. Sur la côte thessalienne, on rencontre nos marchands à Almyros, où Paléologue Zaccaria et ses associés vont charger du grain en 1303 “12, et surtout à Cassandria et à Thessalonique. Par le traité de Nymphée, Michel VIII Paléologue avait accordé à la Commune la possession d’un comptoir « in partibus Salonichi apud Cassandriam », la préposition apud étant interprétée par I. Sevcenko comme désignant le thème de Thessalonique213. Si aucun document génois ne fait allusion à Cassandria, en revanche, contrairement à l’avis de Sevcenko, une petite communauté génoise a dû s’établir à Thessalonique même; plusieurs contrats mentionnent cette place, et surtout, en mai 1305, Sestino Codino porte le titre de consul des Génois à Thessalonique, ce qui suppose l’établissement permanent de quelques marchands 2I4. Jusqu’en 1317, la ville est le but de quelques investissements commerciaux des Génois, dont l’activité semble y cesser bien avant que ne se déclenche la célèbre révolte des zélotes2b. Ces tentatives pour prendre pied dans la zone d’influence vénitienne furent sans lendemain. La conquête de Chio, puis la guerre des Détroits rejetèrent les Génois sur les rives opposées de la mer Egée où, d’ailleurs, Michel VIII 211 S. Borsari, Il commercio veneziano nell’impero bizantino nel XII secolo, dans Rivista storica italiana, t. 76 (2), 1964, pp. 982-1011. Quelques références sur le trafic génois à Clarence: ASG. Not. cart. n° 38, f. 194 v (1274); cart. n° 74, ff. 136 v, 146 r, 139 v, 145 v, 154 r, 158 r, 164 r, 164 v, (1287); cart. n° 63/2, f. 35 r (1287); Not. ign., B. 4, fr. 55, fi. 3v, 5v (1287); cart. n° 87, f. 179 r; n° 136, f. 38 r (1304); cart. n° 140, f. 233 v (1318); Not. ign., B. 9, fr. 103, f. 73 v (1330); cart. n° 246, f. 185 v (1345). 212 ASG. Not. cart. n° 99, f. 187 v. Faut-il rappeler qu’en 1171, un vaisseau génois défendit contre les Vénitiens la rade d’Almyros: cf. G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 288, G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 69, et P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 77, note 1. 213 I. Sevcenko, The Zealot Revolution, op. cit., pp. 609-610. 214 ASG. Not. cart. n° 119, f. 109 v. 215 ASG. Not. cart. n° 74, f. 20r (1277); n° 212, ff. 34v-36r (1308); n° 140, ff. 100 v-101 r (1317). Sur la révolte des zélotes, cf. O. Tafrali, Thessalonique au XIVe siècle, Paris, 1913, pp. 225-254; G. I. Bratianu, Privilèges et franchises municipales dans l’empire byzantin, Paris-Bucarest, 1936, pp. 119 et sq. (lien entre la révolte des zélotes et les mouvements sociaux d’Orient et d’Occident au XIVe siècle); P. Charanis, Internai strife in Byzantium during the XlVth century, dans Byzantion, t. 15, 1940, pp. 208- 230 (rééd. in Social, Economie and Politicai Life in the Byzantine Empire, Variorum Re-prints, Londres, 1973); I. Sevcenko, The Zealot revolution, op. cit. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 165 Paléologue par les concessions faites lors du traité de Nymphée, avait établi les fondements de la fortune de ses alliés. En effet, ce texte accordait aux Génois un quartier dans un certain nombre de ports et d’îles: Ania, près de Samos, Smyrne, Adramyttion, Chio et Lesbos, sans parler de la Crète qui restait à conquérir216. Ces comptoirs furent-ils effectivement créés avec leur loggia, leur église, leurs entrepôts, une administration consulaire comme le prévoyait le traité? ou plus simplement les Génois se virent-ils promettre les revenus de certaines de ces places, et en particulier de Smyrne 217? Les conditions dans lesquelles les Génois occupèrent cette ville ne sont pas claires; on sait que Smyrne est une place de commerce fréquentée par les Génois à la fin du XIIIe siècle, que dans les actes de Caffa de 1289-1290, deux pactes de nolisement et quelques investissements la concernent2I8. Mais, puisque des Génois ont en 1294 à se plaindre de payer le kommerkion à Smyrne 219, la ville et ses revenus n’appartiennent évidemment pas à la Commune. Serait-ce à la suite du chrysobulle de 1304 que nos marchands occupent le port et construisent une forteresse, connue sous le nom de « château des Génois », que Martino Zaccaria tient contre les Turcs jusqu’en 1329 220? Aucun document génois ne permet de le dire. Tout au plus, peut-on remarquer que l'occupation de Smyrne, l’année même où Benedetto Zaccaria s’établit à Chio, entrerait dans un plan d’ensemble, dont l’objectif est de protéger coûte que coûte les liaisons maritimes avec Phocée. Pour la même raison, sans doute, Adramyttion est, à la même époque, défendue par une garnison génoise aux ordres de Zaccaria, seigneur de Phocée221. Ce qui importe en effet est la libre exploitation des alunières. Phocée est le premier établissement que Michel VIII ait concédé aux Génois, après la reconquête de Constantinople. Fut-elle attribuée au seul Manuele Zaccaria, 216 C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., pp. 793 et 795. 217 Cf. les interprétations de P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., pp 45-46 et d’H. Ahrweiler, L’histoire et la géographie de la région de Smyrne entre les deux occupations turques (1081-1317), dans Travaux et Rémoires, t. I, Paris, 1965, pp. 40-41, selon lesquels les clauses du traité de Nymphée concernant Smyrne sont restées lettre morte. 218 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 442, 651, 788. 219 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 520; cf. G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 133 et P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p 46. 220 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 106; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 55. 221 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 558. 166 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE alors que son frère Benedetto reçut en mariage une soeur du basileus, ou bien fut-elle accordée aux deux frères de manière indivise, comme le rapporte Marino Sanudo 222? Le récit du chroniqueur semble plausible, car en affaires les deux Zaccaria apparaissent constamment liés; que ce soit pour des commandes, des contrats de nolis ou des procurations, les actes notariés génois associent le plus souvent les noms des deux frères 223. D’autre part, d’après Pachymère, Benedetto et Manuele sont considérés comme feudataires du basileus ~4 et payent à celui-ci un tribut annuel; l’on ne voit pas à quel autre titre Benedetto le serait, s’il n’était en même temps que Manuele maître de Phocée 225. Quand eut lieu cette concession? Il faut écarter la date de 1275, retenue par certains historiens sur la foi d’un texte de Pachymère 226, car, dès 1268, Benedetto Zaccaria participe au trafic de l’alun, venu probablement de Phocée -1. En 1264, ce même Benedetto conduit une ambassade auprès de Michel VIII: est-ce à cette occasion qu’il reçut en mariage une soeur du basileus et Phocée, à titre de dot? Les circonstances n’étaient pourtant guère favorables: le basileus, déçu par ses nouveaux alliés, les avait exilés à Héraclée et licencié la flotte génoise, dont il n’avait pas eu toute l’aide espérée 228. 222 C. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, Berlin, 1873, p. 146; cf. W. Miller, The Zaccaria, op. cit., p. 285; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 51. 223 ASG. Not. ign., B. 17, fr. 2, f. 48 r (1271); cart. n° 80, f. 75 v (1281); cart. n° 40/2, ff. 70 r à 72 v (1282); cart. n° 81, f. 96 r (1285) etc. ... cf. également G. L Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 139, 214, 349, etc. ... 224 II s’agit plutôt d’une donation à titre personnel que d’un fief. Nous partageons la réserve de D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., p. 210. 223 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 558; R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., pp. 12-13. 226 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. I, pp. 448-449. 221 ASG. Not. cart. n° 72, f. 21 v; cf. R. S. Lopez et I. Raymond, Medieval trade iti the Mediterranean World, New-York, 1955, p. 219 et R. S. Lopez, Familiari, procuratori e dipendenti di Benedetto Zaccaria, dans Su e giù per la Storia di Genova, Gênes, 1975, p. 335. 228 D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 168-171. R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., p. 12; Idem, Majorcans and Genoese on the North Sea Route in the XlIIth century, dans Revue belge de Philologie et d’Histoire, t. XXIX, 1951, p. 1167, note 2 et Idem, Familiari, procuratori, op. cit., p. 331, note 7, retient la date de 1264 en s’appuyant sur le fait que dans un document de 1282, Paléologue Zaccaria, fils unique de Benedetto, déclare avoir 17 ans; il serait donc né en 1264 ou 1265 et aurait reçu le prénom de Paléologue pour témoigner de la reconnaissance de son père envers le basileus. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 167 En 1267, au contraire, lorsqu’il constate l’échec de son ouverture diplomatique en faveur des Vénitiens, Michel VIII se retourne vers les Génois: on comprend mieux, comme l’affirme Marino Sanudo, qu’il ait alors offert « La Foggia » aux deux frères, en gage de bienveillance 229. L’établissement des Zaccaria à Phocée dut rencontrer quelques difficultés. Benedetto et Manuele, en dépit de la faveur impériale, ne réussirent pas à s’assurer le monopole de l’exploitation de l’alun, contre leurs compatriotes mêmes 2j0. Dans les premiers mois de 1282, un minutier nous fait connaître, en l’espace de quelques feuillets, la mort à Phocée de dix-huit Latins au service des Zaccaria 231. Ce ne peut être une simple coïncidence, car le cas est unique dans les actes notariés du XIIIe siècle. Y eut-il un conflit entre les Occidentaux et les ouvriers grecs des alunières? une épidémie foudroyante, le naufrage corps et biens d’un des nombreux navires de Benedetto Zaccaria:' mais, en ce cas, le notaire ne préciserait pas avec insistance que tous ces gens sont « morts en Romanie, à Phocée ». En l’absence d’autre indication, toutes les hypothèses sont possibles. L’alun de Phocée fit la fortune des Zaccaria. Ils en organisaient la production, le transport sur leurs propres navires, la commercialisation en Occident. Ils firent construire la Nouvelle Phocée, une ville en plein essor quand Muntaner la visita 232. L’on sait comment ils prirent pied à Chio en 1304, soit pour défendre l’île, et par la même occasion Phocée, contre les pirates turcs, soit pour ajouter au monopole de l’alun celui du mastic 23 . L association des deux frères fut durable. En effet, contrairement à ce que 1 on affirme 229 C. Hopf, Chroniques gréco-romanes, op. cit., p. 146; D. J. Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus, op. cit., pp. 210-211 et P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 51, note 2. 230 Cf. infra, chap. XIV. 231 ASG. Not. cart. n° 40/1 ff. 147 v, 150 v, 153 v, 155 r; cart. n° 40/2, ff. 15 r, 17 v, 18 r, 20 v, 21 r, 24 v, 25 r, 99 r, 110 v, 111 r; cf. R. S. Lopez, Familiari, procuratori, op. cit., pp. 339-340. 232 R. Muntaner, L’expedicio, op. cit., p. 156; cf. J. A. C. Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, 1841, p. 466; cf. R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., p. 222, et P. Lemerle, L émirat d Aydin, op. cit., p. 26, note 1. 233 W. Miller, The Zaccaria, op. cit., p. 287; W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 463; R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., pp. 224-227; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 51, note 5; Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 55; cf. supra, p. 119. 168 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE généralement 234, Manuele Zaccaria survécut à Benedetto, mort en 1307. Pendant que son frère aîné s’illustrait en Castille puis mettait sur pied la marine française 235, Manuele continuait à exploiter l’alun de Phocée, s’associant avec son neveu Paléologue, fils de Benedetto, pour envoyer de l’alun jusqu’à Bruges et commercer dans toute la Romanie; une galère porte d’ailleurs les noms réunis de l’oncle et du neveu 236. Manuele disparut entre mai 1309 il s engage alors à livrer de l’alun en Flandre — et septembre 1310, date à laquelle sa veuve Clarisia charge Simone di Carmadino et Bonifacio Grimaldi de recouvrer à Chio une quantité de mastic lui appartenant Après la mort de Benedetto et de Manuele, Phocée échut à leur demi-frère Nicolino dans des circonstances peu claires. En effet, tout en gardant des intérêts en Romanie, à Péra, Phocée et Chio, comme le rappelle une procuration de 1330 238, les deux fils de Manuele, Giovannino et Giannono furent écartés du gouvernement des territoires acquis par leur père. Par testament, Benedetto avait remis les deux Phocées à Nicolino qui dut en expulser un certain Tedisio Zaccaria, maître de Thasos, pour le remplacer par Andreolo Cattaneo della Volta, devenu gouverneur de la place au nom de Nicolino 239. Tedisio évincé se vengea en lançant les Catalans dans un raid de représailles contre Phocée 24°. Paléologue Zaccaria, maître de Chio, conservait néanmoins des droits sur l’exploitation des alunières. On le trouve en janvier et février 1311 débiteur de plus de 3.000 cantares d’alun de Phocée et l’année suivante de 11.360 cantares envers trois marchands génois, Manfredo et Luchetto de Mari, Ugolino Castagna241. A la mort de Nicolino (vers 1314?), Andreolo Cattaneo reste maître des deux villes, mais doit rétrocéder l’Ancienne Phocée à l’empire byzantin avant 1329 A1. A cette date, après avoir replacé Chio sous 234 P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 51. 233 R. S. Lopez, Genova marinara, op. cit., pp. 161-203. 236 ASG. Not. ign., B. 2, fragment 6 (1305); cart. n° 200, f. 13 v (1306); cart. n° 321, f. 134v (1307); cart. n. 147/2, ff. 131 v-132r (1309). 2y7 ASG. Not. ign., B. IV, pièce 15 (10 septembre 1310). 238 ASG. Not. cart. n° 277/1,' f. 13 r. 239 P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 52, note 2; Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 56-57. 240 W. Miller, The Zaccaria, op. cit., p. 288 et P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 26, note 1. 241 ASG. Not. cart. n 149/2, ff. 7 r-v, 22 r-v, 23 r-v; Not. ignoti, B. IV, pièce 11. “42 Cantacuzène, éd. de Bonn, t. I, pp. 388-89; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 66. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 169 l’autorité de Byzance, Andronic III soumet aisément la Nouvelle Phocée et nomme Andreolo comme gouverneur de la place, au nom du basileus 24\ Les ambitions de Cattaneo en viennent à menacer les possessions byzantines: le fils d’Andreolo, Domenico, se sert d’une ligue conclue entre les Chevaliers de Rhodes, le duc de Naxos et Phocée pour s’emparer de Lesbos. Andronic III arme alors une flotte qui au cours de l’hiver 1335-1336 assiège les Génois dans Phocée et dans Mytilène. Après l’intervention des Chevaliers de Rhodes et des émirs turcs, les assiégés se rendent, mais obtiennent de conserver le gouvernement de la Nouvelle Phocée 244. Quatre ans plus tard, la population grecque se soulève et massacre la garnison latine 24\ Le basileus envoie alors un gouverneur, vraisemblablement ce Léon Pétronas de Nymphée qui, le 17 septembre 1346, se rendit à Simone Vignoso, commandant la flotte génoise qui venait de s’emparer de Chio 24°. Le traité de capitulation imposé aux Grecs de la Nouvelle Phocée le 20 septembre 1346 se contente dans 1 un de ses articles d’interdire aux familles Cattaneo et Zaccaria de résider à Phocée, d’y détenir une fonction officielle, ou d’en percevoir des revenus ~47. La rupture avec le passé est consommée. Désormais l’histoire de Phocée, devenue possession de la Mahone, se confond avec celle de Chio 248. A partir de cet avant-poste en territoire turc, les Génois se risquèrent-ils en Anatolie? Dès l’époque de l’empire de Nicée, on en rencontre quelques-uns: un acte de 1237 prévoit la fréquentation du « littoral syrien jusqu à Alep, Chypre, la Turquie et Alexandrie »; l’on sait par Guillaume de Rubruck que Niccolò di San Siro, aidé d’un Vénitien Bonifacio de Molinis, s intéressait à l’alun de la région d’Iconium 249. Après 1261, quelques contrats génois 243 W. Miller, The Zaccaria, op. cit., p. 294; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., pp. 66-67. 244 Ibidem, pp. 108-111, où sont analysés les récits de Grégoras (éd. de Bonn, t. I, pp. 525-545) et de Cantacuzène (éd. de Bonn, t. I, pp. 476-499). 245 N. Grégoras, éd. de Bonn, t. I, p. 553; cf. W. Miller, The Zaccaria, op. cit., p. 295. 246 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 100. 247 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 36. 248 De 1347 à 1349, l’Ancienne Phocée revint toutefois au pouvoir de l’empire: cf. supra p. 125. 249 G. Gorrini, Documenti sulle relazioni fra Voghera e Genova (960-1325), dans Bi- blioteca della Società storica Subalpina, vol. XLVIII, Pinerolo, 1908, doc. n° 87; G. de Rubruck, éd. van den Wingaert, Sinica Tranciscana, Quaracchi, 1929, p. 328; cf. C. Cahen, Le commerce anatolien au début du XIIIe siècle, dans Mélanges Louis Halphen, Paris, 1951, p. 99 (rééd. in Turco-byzantina et Oriens Christianus, Variorum Reprints, Londres, 1974); Idem, Pre-Ottoman Turkey, Londres, 1968, pp. 161 et 319. 170 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE mentionnent des sommes portées en commande en Turquie, où Guglielmo di Pagano est mort en 1299 25°. Au sud de Smyrne, les Génois fréquentent Lo Cristo, ville qui pourrait être Christoupolis ou Dioshiéron d’Ionie, dont l’archevêque de Smyrne leur concède les revenus en 1354 251. Altologo surtout attire nos marchands: en 1351, une administration consulaire y est en place et elle se maintient au moins jusqu’en 1394. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, Altologo est l’objet de plusieurs contrats d’assurance maritime et représente pour les Génois de Chio la véritable porte de l’Anatolie turque 252. Dans l’intérieur, les Génois gagnent Philadelphie, où l’un d’eux, du nom de Jean, est protégé par les autorités ecclésiastiques en 1342 et où la communauté occidentale devait être suffisamment nombreuse pour qu’on y cite la présence d’un consul des Vénitiens au début du XIVe siècle 253. Sur la côte méridionale, les Génois fréquentent Sattalia dès 1210, et, vers 1330, Domenico Doria, tombé aux mains des Egyptiens, peut fournir à al-Umari une information prouvant une connaissance remarquable de ces régions 254. Il est exclu toutefois qu’il s’agisse d’une pénétration massive des Génois dans le sud de l’Asie mineure: les sources ne révèlent que des initiatives individuelles de marchands qui, à partir de Chypre, ont étendu leurs affaires à la côte turque voisine, en même temps qu’à la Petite Arménie. L’intérêt de nos marchands pour l’île de Mytilène est beaucoup plus grand. Par le traité de Nymphée, la Commune avait obtenu la concession d’échelles de commerce dont on ignore si elles furent réellement occupées 255. Mais la situation géographique de l’île sur la grande voie de navigation vers Constantinople et la mer Noire était trop importante pour que les Génois n’aient point 250 ASG. Not. cart. n° 93, f. 107r et v (1282); cart. n° 148, fi. 125v-126r. 231 ASG. Not. cart. n° 280, f. 192 v. Sur l’identification de ce « castrum de Lo Cristo », cf. P. Lemerle, L'émirat d’Aydin, op. cit., p. 21, note 2. 232 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 551; ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n 209 (11 mai 1394), publié par P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio nel 1394, dans ASLI, n. s., t. V, Gênes, 1965, p. 127. Sur Altologo, cf. L. Hopfgartner, Altologo, dans Miscellanea storica ligure, t. II, Milan, 1961, pp. 99-110. 253 Miklosich -Müller,: Acta et diplomata, op. cit., t. I, p. 227; S. Lindstam, Ett i Mitylene fôrôvat ôvergrepp pa nagra resande till Thessalonike, dans Byzantinische Zeits-chrift, t. 25, 1295, p. 48. Sur les Occidentaux à Philadelphie, cf. l’étude préparée par H. Ahrweiler, que nous remercions de ces indications. 254 H. C. Krueger - R. L. Reynolds, Lanfranco 1202-1226, dans Notai liguri del sec. XII, VI, 3 vol., Gênes, 1951-1953, doc. n° 717 et 754; Cl. Cahen, Ere-Ottoman Turkey, op. cit., p. 324. 255 C. Desimoni, Le relazioni, op. cit., p. 793. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 171 tenté de s’y installer. Déjà en 1304, aux dires de Pachymère, Benedetto Zaccaria, voyant qu’Andronic II négligeait de défendre les îles « situées de part et d’autre d’Adramyttion et de Phocée », c’est-à-dire Mytilène et Chio, demanda au basileus l’autorisation de les occuper pour y organiser la défense contre les Turcs. Seule la seconde passa au pouvoir des Génois 256. Domenico Cattaneo s’empara de Lesbos d’où il réussit à évincer ses alliés, les Chevaliers de Rhodes et le duc de Naxos. L’expédition d’Andronic III l’en délogea au cours de l’hiver 1335-1336, le gouverneur byzantin, Alexis Philanthropène, ayant habilement réussi à soudoyer la garnison latine 2d7. Mytilène revint ainsi à l’empire. En 1346, Simone Vignoso songea à l’occuper, pour compléter les conquêtes de Chio et de Phocée: la lassitude de ses équipages le fit renoncer au projet238. Celui-ci fut repris par un autre aventurier génois, Francesco Gattiîusio, qui profita des guerres civiles entre Jean VI Cantacuzène et Jean V Paléologue pour se rendre maître de Lesbos. Ayant lié son sort à ce dernier, il l’aida à retrouver son trône et à chasser Cantacuzène. Il reçut en récompense la main de Marie, soeur du nouveau basileus, et en dot l’île de Lesbos. L’abdication de Jean VI ayant eu lieu le 22 novembre 1354, c’est à juste titre que Giorgio Stella place en 1355 la concession de Lesbos à Francesco Gattiîusio 259. Cette concession ressemble fort à celle qu’obtinrent les Zaccaria à Phocée à la fin du XIIIe siècle. Francesco et ses successeurs préservent l’apparence d’une souveraineté byzantine, faisant figurer sur les pièces qu’ils frappent le blason des Paléologues 260. Les liens de parenté ne sauraient seuls l’expliquer. Toutefois, contrairement aux Zaccaria de Chio qui se reconnaissaient servi imperatoris sur leurs monnaies d’argent, Francesco se proclame « seigneur de Mytilène » dès 1357, lorsqu’il émet une monnaie de cuivre et contrefait les ducats de Venise, s’attirant ainsi une remontrance des autorités génoises émues par les plaintes d’un envoyé vénitien261. Le titre exprime davantage la réalité 256 G. Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 558. 257 P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 111, note 2. 258 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 149-150. 259 Ibidem, p. 154; cf. également N. Grégoras, éd. de Bonn, t. III, p. 554, qui donne la date du 17 juillet 1355; Dukas, éd. de Bonn, pp. 40-43; cf. W. Miller, The Gattilusi, op. cit., p. 315; T. Dennis, The short chronicle, op. cit., p. 125; P. Schreiner, Die Byzantinischen Kleinchroniken, op. cit., p. 219. 260 G. Schlumberger, Numismatique, op. cit., pp. 435-444; W. Miller, The Gattilusi, op. cit., p. 352. 261 G. Schlumberger, Numismatique, op. cit., p. 436 et H. E. Ives, The Venetian gold ducat and its imitations, dans Numismatic Notes and Monographs, n° 128, New-York, 1954, pp. 23-24. 172 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE du pouvoir des Gattilusi que le symbole byzantin de leurs pièces: pendant plus d’un siècle cette famille allait gouverner l’île en s’y comportant en seigneurs indépendants, mais en lui assurant une grande prospérité grâce à une bonne administration 262. La richesse de Mytilène reposait sur d’abondantes ressources naturelles, et en particulier l’alun. Des nefs allaient le charger à Kalloni et le portaient en Flandre; ces voyages donnaient lieu à la rédaction de contrats d assurance portant sur des sommes élevées 263. D’autre part, offrant aux navires deux magnifiques refuges naturels, les golfes de Kalloni et de Véra, Lesbos pouvait servir d’escale aux galères génoises se rendant en Romanie et en même temps de base de piraterie contre les Turcs ou les ennemis de Gênes -64. Aussi 1 alliance des Gattilusi était-elle recherchée: en 1388, Francesco II conclut une ligue avec le roi de Chypre, les Hospitaliers de Rhodes, la Mahone de Chio et la Commune de Péra 265. Huit ans plus tard, il fournit 1 appoint de ses galères à la flotte vénitienne, au moment de la croisade anti-turque qui aboutit au désastre de Nicopolis, mais refusa de s’engager à aider les Pérotes, tant que ceux-ci ne sortiraient pas de leurs murs pour combattre les Turcs . Par deux fois, Gattiîusio se trouva aux côtés de Boucicault lors de ses expéditions en Orient-0'. Il s’agissait plus d’une communauté d’intérêts que d un acte d allégeance envers l’ancienne métropole, car les liens entre Gênes et les seigneurs de Mytilène semblent être fort lâches au XIVe siècle, au moins sur le plan politique. Il n’en est pas moins vrai qu’avec l’occupation de Lesbos, facilitée par les bonnes relations de Gênes avec Jean V Paléologue, se trouvait complète le réseau d escales génoises sur les routes de Romanie et de l’Asie mineure, 262 W. Miller, The Gattilusi, op. cit., pp. 313-353. 263 ASG. Not. cart. n° 380, lï. 19-21 (1376); n° 322, f. 124 v (1377); n° 324, ff. 153 r-v, 156 r, 160 r, 162 v, 165 v (1398); n° 314, ff. 169 r, 171 r, 173 r (1409); cf. également L. Liagre de Sturler, Les relations commerciales entre Gênes, la Belgique et l Outremont d’après les Archives notariales génoises (1320-1400), 2 vol., Bruxelles-Rome, 1969, t. II, p. 746. Balard, Escales génoises sur les routes de l’Orient méditerranéen au XIVe siècle, dans Recueils de la Société ]ean Bodin - L’escale, t. 32, Bruxelles, 1974, p. 249. 265 ASLI, t. XXVIII, Gênes 1898, pp. 953-965 et W. Miller. The Gattilusi, op. cit., p. 319; T. Dennis, The short chronicle, op. cit., p. 138. 266 ASLI, t. XXVIII, Gênes, 1898, pp. 965-967. 267 G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., pp. 243 et 267; cf. T. Dennis, The short chronicle, op. cit., p. 318, n° 41 et J. Delaville Le Roulx, La France en Orient, op. cit., t- I) PP- 365-375; F. Surdich, Genova e Venezia, op. cit., p. 263. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS l’orient BYZANTIN 173 Plan du château des Gattiîusio à Mytilène (d’après Hasluck) 174 LA FORMATION DE LA ROMANIE GÉNOISE faisant contrepoids au réseau parallèle de Venise, centré davantage sur la péninsule gréco-balkanique. Aux Génois, l’Est de la mer Egée, aux Vénitiens, 1 Ouest. Mais les deux systèmes rivaux cherchaient à empiéter l’un sur l’autre. C est en ce sens que l’on doit comprendre l’effort heureux des Gattilusi pour s emparer d Aenos sur la côte de Thrace. Niccolò Gattiîusio, ftère de Francesco, s y établit et cette branche de la famille accrut au XVe siecle ses possessions en obtenant du basileus les îles d’Imbros et de Samothrace 268. Mais, à leur tour, les Vénitiens cherchèrent à prendre pied dans la sphère d influence génoise: toute l’affaire de Ténédos et de la guerre de Chioggia en découle 269. Le compromis élaboré lors de la paix de Turin renvoyait dos à dos les adversaires, mais laissait intacts les établissements génois en mer Egée, dont Chio constituait la clef de voûte 27°. Dans ces régions, la Commune de Gênes a dû au XIVe siecle laisser 1 initiative à des particuliers; elle ne contrôle aucune possession directe: Chio et Phocée sont le domaine utile de la Mahone, Lesbos et ses dépendances les biens personnels de la famille Gattiîusio. Si le réseau génois n’a pas les larges assises de l’empire vénitien, il a peut-être plus de souplesse. Des autorités locales responsables et mieux averties que la lointaine métropole de tous les . bouleversements politiques qui constituent la trame de l’histoire du Proche-Orient au XIV siècle, sont mieux à même de s’adapter à l’avance turque et au déclin de Byzance, pour maintenir, voire renforcer, les positions commerciales génoises. Martino Zaccaria a pu abandonner Smyrne à Umur en 1329 2/1, essayer de reprendre ensuite la ville à la tête d’une croisade pontificale et mourir au cours de l’expédition 272, cela n’empêche point ses compatriotes dans les décennies suivantes de développer une grande activité commerciale en pays turc et d établir de bonnes relations avec Orhan seigneur des Osmanlis, et Hizir, émir d’Altologo, particulièrement lors de la guerre des Détroits . Obligés de rester en bons termes avec les émirats turcs, les établis- m W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 512; t. II, p. 289; W. Miller, ibe Gattilusi, op. cit., pp. 318, 330-331. 269 F. Thiriet, Venise et l’occupation, op. cit., pp. 224-228; Idem, La Romanie vénitienne, op. cit., pp. 176-178; F. Surdich, Genova e Venezia, op. cit., p. 221. 270 Cf. supra, p. 91. 271 P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 55. J. Gay, Le pape Clément VI, op. cit., p. 57; P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., pp. 190-191. M. Balard, A propos de la bataille du Bosphore, op. cit., pp. 443.444. TABLEAU DES COMPTOIRS GÉNOIS DANS L’ORIENT BYZANTIN 175 sements génois en mer Egée ne pouvaient ouvertement adhérer à un projet de croisade, mais se prêtaient volontiers à des solutions de compromis préservant leur rayonnement commercial. En ce sens, ils sont en grande partie responsables de la politique hésitante pour ne pas dire ambiguë, déployée par Gênes en Romanie dans la seconde moitié du XIVe siècle. Cette politique a néanmoins réussi à organiser en un système colonial relativement souple tous les comptoirs qui de la mer Egée à la mer d’Azov soutiennent le réseau économique de Gênes dans l’Orient byzantin. A sa tête, trois établissements qui rassemblent les plus fortes communautés de Génois d Outre-Mer, et centralisent les activités commerciales: Péra, Caffa et Chio. pu y "'\ji0jifSd W»>\ ivAp1/ K<3^f©îï& "«Wtt&vC-* i i -JnbnUSb^iA Ç*v Pmbifi^J Matmux>‘ [imcîjM ' flcèmo. 5t)wm<)»j jpnMgili, J Êh La mer Noire dans l’Atlante Luxoro Pl. II: Le ’Castrum’ des Gattilusio à Mytilène Pl. Ili: Le ’ Castrum ’ des Gattilusio à Mytilène a - Plaque armoriée des Paléologues et des Gattilusio (Hasluck n° 8) b - Plaque armoriée des Paléologues et des Gattilusio (Hasluck n° 2) Pl. IV: Tours et enceintes de Péra Pl. V: Tours et enceintes de Péra Pl. VI: Plaque armoriées de Péra a - Plaque de la tour Hisar Dibi (E. Rossi n° 3) b - Pierre tombale d’Ingo et de Cristiano Cattaneo (E. Dalleggio d’Alessio n° 21) DEUXIÈME PARTIE LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT: CAFFA, PÉRA et CHIO CHAPITRE IV LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES La concession impériale ou la conquête avaient donné aux Génois des quartiers où, à côté de terrains vides, existaient avant leur arrivée des maisons appartenant à des Grecs, à des Arméniens ou à des Tatars, des fondations religieuses plus ou moins développées, parfois même des bâtiments officiels qu’on ne pouvait pas aisément transformer. Aussi, les Génois durent-ils souvent se contenter d’aménager leur quartier, en juxtaposant aux maisons de type oriental des édifices dont les formes s’inspiraient des modèles ligures. Ce fut le cas à Péra et à Chio, quoique progressivement les Latins se soient groupés autour des édifices publics, alors que les Grecs et les Juifs se réservaient, à l’écart, leurs propres quartiers. Au contraire, à Caffa, les Génois retrouvèrent après les destructions de Toktaï en 1308, de grands espaces vides leur permettant de reconstruire la ville selon leurs désirs. Ils le firent en s’inspirant d’un véritable plan d’urbanisme, élaboré par YOfficium Gazarie et prévoyant, jusque dans les moindres détails, l’utilisation du sol ‘. Mais très vite, l’intense activité économique des trois colonies en fait des foyers de peuplement étouffant dans leurs premières enceintes; les nouveaux venus s’installent dans des faubourgs qu’il faut bientôt enclore. Le cycle de l’expansion urbaine qu’a connu l’Occident aux XIIe et XIIIe siècles2 se répète dans les colonies génoises d’Orient mais avec plus d’un siècle de retard. I - La topographie du comptoir génois de Constantinople et de Galata Avant que leur comptoir ne disparaisse dans la tourmente de la IVe Croisade, les Génois étaient installés au coeur de la ville, dans cet embolos de 1 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 406-408. 2 R. S. Lopez et H. A. Miskimin, The economie dépréssion of the Renaissance, dans The Economie History Review, t. 14, 1961-1962, pp. 408-426. 180 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GENOIS D’ORIENT Coparion dont les procès-verbaux de 1170, 1192 et 1202 donnent les trois états successifs 3. Ce quartier, composé primitivement de quelques maisons et d’une échelle, s est agrandi depuis ce premier noyau jusqu’à constituer en 1202 l’une des plus importantes concessions qu’aient obtenues des Latins dans Constantinople 4. Ses dimensions restaient malgré tout modestes, son aspect chaotique et dégradé, comme le montre une lecture attentive du procès-verbal de 1202 5. Au moment de sa plus grande extension intra-urbaine, le quartier génois comprenait en bordure de la Corne d’Or trois échelles, enlevées par le basileus au monastère du magistros Manuel et situées à l’est de la porte Veteris Rectoris, entre la muraille maritime et le rivage. Elles mesuraient chacune entre 24 et 29 mètres, de telle sorte que l’ensemble du front de mer concédé aux Génois ne devait pas dépasser cent cinquante mètres, si l’on tient compte des pontons secondaires de bois faisant partie des échelles principales . Entre celles-ci, des ruisseaux conduisant jusqu’à la mer les eaux de la ville. Des constructions basses étaient adossées à la muraille maritime et séparaient les échelles: on en dénombre dix-sept en 1202, auxquelles s’ajoutent cinq maisons à étages, des boutiques et une table de changeur. Près de la porte Veteris Rectoris, une tour sert de limite aux échelles génoises. Au delà de la muraille, commençait Yembolos proprement dit. Il s’étendait sur le versant septentrional de la seconde colline et s’arrêtait à l’est, aux premières pentes de l’ancienne Acropole constantinopolitaine. Le procès-verbal de 1202 distingue assez nettement les limites orientale, occidentale et septentrionale du quartier, mais laisse dans l’ombre les confins méridionaux de 1 embolos. Du côté de l’est, se trouvaient le monastère du patrice Théodose et des maisons appartenant au monastère de l’Hypsilis, dont on ignore 1 emplacement exact1, des ruelles remontant les pentes de la seconde colline, un terrain vide de 357 m2, et des maisons en rez-de-chaussée ou à un étage, 3 Cf. supra, pp. 109-112. 4 C. Desimoni, Sui quartieri dei Genovesi, op. cit., p. 175. 5 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 475-491. Ibidem, p. 487: « ita ut sit tota longitudo hujus (maritimae scalae) cubitorum triginta trium et latitudo a muro usque ad arenam ... ». D’après P. Rocca, Pesi e misure an-iche di Genova e dei Genovesato, Gênes, 1871, p. 59, la coudée correspond à une lon- f, ” ,0 °’?2 “f,116’ Par 16 chrysobulle 1192, Isaac II Ange accordait aux Pïsans une eC 6 ^ e coudees de long: cf. G. Müller, Documenti sulle relazioni, op. cit., pp. 40-58. R- Janin, La géographie ecclésiastique, op. cit., p. 491. LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 181 habitées par des Grecs et parfois construites par leurs occupants, à la suite d’un contrat d’emphytéose conclu avec les monastères voisins. An nord, une rue suivant à quelque distance la muraille maritime, un terrain inoccupé de 603 m2 et des maisons de toutes tailles dont la plus grande ne dépasse pas 17 mètres sur 6 mètres de large; c’est là, tout près des échelles, que l’on trouve les échoppes des fabricants de rames, qui ont donné leur nom au quartier (Coparion). A l’ouest, le monastère des Apologothètes, dont le mur d’enceinte constitue la limite du quartier génois, et qui s’interpose entre ce dernier et la concession des Pisans, dont la « cour » est toute proche. Alexis III restitue également aux Génois dans cette région le palais de Botaniate, qui était situé, comme le pense R. Janin après Nordtmann8, à l’emplacement de l’ancien ministère de la police. L’édifice, qui a été occupé par des mercenaires allemands9, a subi des dégâts irréparables; l’une des deux églises qui s’y trouvaient est en ruine; il n’en reste que les fondations. Des colonnes s’effondrent, des plafonds lambrissés s’écroulent, des pavements de marbre sont en un triste état. Les abords ne valent pas mieux: des maisons sont en ruine, une grande pièce a perdu son toit. Subsistent des maisons basses, des puits, une citerne. La limite méridionale de Yembolos est moins nette, sans doute parce qu’il n’y existait point d’édifice remarquable. Des maisons à étages y alternent avec des constructions basses, des ruelles, un petit terrain et, non loin, un moulin proche du monastère des Apologothètes. Au total, le quartier de Coparion comprend quarante-cinq maisons à étages (généralement un seul) dont certaines sont pourvues d’une terrasse, une quarantaine de constructions basses, abritant tantôt des logements, tantôt des boutiques, parfois une étable; des puits, la citerne du Christ Antiphonitès et quelques rares terrains inoccupés, de dimensions réduites. Les loyers de tous ces édifices, soigneusement notés par le procès-verbal, rapportaient à la Commune 230 hyperpères et deux livres d’hyperpères, au poids. Dans les boutiques et les ateliers, travaillaient des forgerons, des menuisiers, des bouchers, des changeurs mais surtout des fabricants de rames, si souvent cités. La confusion du procès-verbal de 1202 reflète l’enchevêtrement des édifices, coupés de murs d’argile, le dédale des ruelles descendant vers la mer, la confusion des ruines d’où s’échappent encore, par endroits, les ors des mosaïques et l’éclat des marbres. Le texte que nous venons d’examiner ne parle jamais des entrepôts, pourtant indispensables. Ils devaient être compris dans 8 R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., p. 326. 9 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 470. 182 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT l’espace, limité, réservé aux échelles. Insérés au coeur de la ville, bloqués dans leur extension par le voisinage des Pisans et des monastères, les Génois ne trouvaient pas là les meilleures conditions possibles pour l’exercice du négoce. Aussi reçurent-ils sans trop de déplaisir, au retour de leur exil à Héraclée, les terres que Michel VIII voulut bien leur assigner dans le faubourg de Sykae, en face de Constantinople. Aux dires de Pachymère, le basileus avait pris soin de faire raser les murailles et les fortifications de Galata et de faire rentrer dans Constantinople tous les Grecs qui résidaient au dehors de l’enceinte I0. Il ne croyait pas si bien préparer les développements futurs de la colonie génoise. Celle-ci s’établit donc, à partir de 1267, dans la XIIIe région de Constantinople, sur le versant de la colline, faisant face à la ville impériale, de l’autre côté de la Corne d’Or. Les Grecs appellaient ce quartier Sykae, à cause des nombreux figuiers qui y étaient plantés, puis, à partir du XIVe siècle, Galata, alors que ce nom désignait primitivement les seules pentes sud-orientales de la colline, les abords du château où était attachée la chaîne fermant la Corne d Or 11. Au contraire, tous les documents génois utilisent le mot Péra; C. Desimoni a montré que ce terme, dérivé du grec 7répav, avait été adopté pour désigner de manière vague tout ce qui se trouvait au-delà de la Corne d’Or 12. Lorsque les Génois eurent accaparé tout l’espace compris entre l’Exartysis et le faubourg de Lagirio, Péra et Galata ne désignèrent plus qu’une seule et même chose. La première délimitation précise du quartier attribué aux Génois date de mai 1303. Pour les premières années de la colonie génoise, il faut se contenter des rares indications topographiques fournies par les actes rédigés à Péra en 1281 par le notaire Gabriele de Predono 13, complétés par les trop brèves notices des chroniqueurs byzantins. A cette date, les édifices publics sont encore peu nombreux. Le plus important est la logia des Génois, où se tient la cour du podestat, où ce dernier rend la justice, où les notaires viennent instrumenter pour leur nombreuse clientèle de marchands utilisant le fondouk voisin 14. Deux testaments nous font connaître l’hospice Sainte-Hélène de 10 Pachymère, éd. de Bonn, t. I, p. 163. 11 R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., pp. 457-458 et 466-467. C. Desimoni, I Genovesi ed i loro quartieri, op. cit., pp. 247-248; A. M. Schneider-M. Nomidis, Galata topographisch-arcbaologischer Plan, Istanbul, 1944, pp. 1-2. Ce» actes ont été publiés par G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 73-173 (documents) et 301-326 (régestes). 14 Ibidem, pp. 75 et 168. LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 183 Péra, proche d’une église du même nom, englobée dans le périmètre de la concession génoise 15. L’église Saint-Michel de Péra a également la faveur des testateurs 16. A la fin du siècle, sont encore mentionnées les églises Saint-Fran-çois et Sainte-Marie de Péra, le sanctuaire de Sainte-Irène, près duquel se trouve le cimetière des Génois17, ainsi que l’église Saint-Paul des frères prêcheurs, établis au faubourg de Galata, dès l’époque de l’empire latin 18. Gabriele de Predono nous fait connaître une cinquantaine de maisons, dans lesquelles il instrumente, ou bien dont il rédige les contrats de vente ou de location. Les unes, comme l’a remarqué Bratianu, sont situées sur la « terre concédée par le basileus à la Commune des Génois », les autres « sur la terre du basileus à Péra », c’est-à-dire hors des limites de la concession impériale 19. Aucun acte notarial ne donnant les dimensions de ces édifices, il n’est pas aisé de les décrire; qu’y a-t-il de commun en effet entre ce terrain, ces deux bains, ces puits et cette maison vendues globalement 400 hyperpères 20 et la maison qu’achète la Grecque Cali au prix de 3 hyperpères 21 ? Une telle diversité de prix a parfois une signification politique. Si l’on exclut le cas de trois édifices vendus 3, 4 et 6 hyperpères, on remarque que le prix des maisons est toujours plus élevé, lorsqu’elles sont situées à l’intérieur du périmètre concédé à la Commune. Est-ce par défiance envers la population grecque que les Génois hésitent à se rendre acquéreurs de biens-fonds dans les quartiers dépendant de l’autorité impériale? Il le semble, mais l’étroitesse de la concession est telle que les Génois en débordent vite et s’installent, de gré ou de force, au voisinage des Grecs. Le tailleur Beltrame se fixe en terre d’empire, à côté des demeures de deux autres Latins, le marchand d’épices Gio- 15 Ibidem, pp. 84, 103, 149, 151, 158 et L. T. Belgrano, Seconda serie, op. cit., p. 933; cf. R. Janin, Géographie ecclésiastique, op. cit., p. 589, qui ne tient pas compte des actes édités par Bratianu. 16 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 83, 85, 90; Idem, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 93; R. Janin, Géographie ecclésiastique, op. cit., ppl. 589-590 qui, de manière inexacte, note que cette église est mentionnée pour la première fois en 1296; cf. A. M. Schneider-M. Nomidis, Galata, op. cit., p. 25. 17 L. T. Belgrano, Seconda serie, op. cit., p. 933; Prima serie, op. cit., p. 103; R. Ja-nin, Géographie ecclésiastique, op. cit., pp. 587-8, 589. 18 R. Janin, Géographie ecclésiastique, op. cit., pp. 591-592 et bibliographie, p. 592; A. M. Schneider-M. Nomidis, Galata, op. cit., pp. 19 et 23. 19 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 91. 20 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 97. 21 Ibidem, p. 149. 184 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT vanni Cibo et Marcellino Piccamiglio 22, tandis qu’un certain Manfredo s’établit à côté du logis de la Grecque Maria 23. Le tanneur Oberto habite, lui, une maison située à Constantinople même, dans le quartier Saint-Pierre 24. A Péra, plusieurs familles se partagent la même maison, tantôt par moitié, tantôt par quart'". Enfin, les loyers sont fort élevés, entre 12 et 16 hyperpères par an, soit environ le quart de la valeur des immeubles. Ce sont là autant de signes que la jeune colonie génoise étouffe dans le quartier qui lui a été accordé; dès 1281, son expansion est inévitable. L on sait dans quelles circonstances elle fut réalisée 26. En 1296, lors de la guerre de Curzola, l’amiral vénitien Ruggero Morosini avait pu ravager, sans rencontrer de résistance, l’établissement génois de Péra, dépourvu de murailles, et dont les habitants s’étaient réfugiés à Constantinople 21. Prenant prétexte de ces dégâts, qu’ils jugèrent insuffisamment compensés par les 80.000 hyperpères qu’Andronic II avait confisqués aux Vénitiens de Constantinople28, les Génois de Péra laissèrent se manifester l’impuissance de la flotte byzantine en 1301-1302 devant les attaques vénitiennes, pour faire comprendre au basileus 1 utilité de l’alliance génoise et demander l’agrandissement de leur comptoir . Ils 1 obtinrent en mai 1303; le procès-verbal de concession décrit précisément les nouvelles limites de Péra30. Les Génois se voient attribuer un quartier de forme trapézoïdale31, dont les côtés mesuraient à l’ouest 90' pas, à l’est 75 pas, au nord 217 pas, au sud, le long du rivage de la Corne d’Or, 339 pas. Si l’on adopte les équivalences 22 Ibidem, pp. 96-97. 23 Ibidem, p. 111. 24 Ibidem, pp. 77-78. 25 Ibidem, pp. 96, 101, 111. 26 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, pp. 454-455; C. Manfroni, Le rela-op. cit., pp. 688-689; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 277 21 o. y' Promis> Continuazione, op. cit., p. 498; G. Monleone, Iacopo da Varagine, op. cit., t. II, p. 413. 28 Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 242. 29 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 454; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 277. 30 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 103-104. Habere debeant Ianuenses in loco Galathe locum quem requisiverunt in formam quadrangulatam », dit le chysobulle de mars 1304 qui se réfère au procès-verbal de l’année p ecedente (cf. L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 105). LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 185 métriques proposées par Rocca32, le périmètre du nouvel établissement mesurait 1.250 mètres. Il était tracé au milieu des vignes et des dépendances des monastères. Le point de départ était à l’ouest, à proximité (43 mètres) de l’échelle dite de l’ancien arsenal, terme traduisant, selon toute vraisemblance, l’expression grecque 7raXaià èZô.p'tëâiç, citée dans le texte de la convention passée le 8 juin 1265 entre Michel VIII Paléologue et les Vénitiens33, et qui désignait un arsenal situé au sud du pont actuel d’Atatürk 34. De là, sur une distance de 156 mètres, la limite du quartier s’élevait vers le nord au milieu des vignes, en laissant hors du périmètre l’église Saint-Jean Baptiste 3\ Puis le tracé s’orientait vers l’est, en traversant de nouvelles vignes, possédées par des dignitaires byzantins ou des monastères, s’approchait de quelques églises, Saint-Théodore36, Sainte-Irène, auprès de laquelle les Génois se faisaient inhumer, Saint-Georges, sise hors de la concession. Vers ce point, le tracé perdait la belle régularité que lui a donnée R. Janin 37, pour contourner les églises des saints Anargyres et de Saint-Nicolas 38 et obliquer ensuite vers le sud, pour rejoindre le rivage de la Corne d’Or à 70 pas (121 mètres) à l’ouest du château de Galata, resté aux mains du basileus. La limite méridionale du quartier suivait le bord de mer, jusqu’à l’Exartysis, sur une distance de 588 mètres. Les Génois disposaient ainsi d’un établissement s’étendant sur près de six hectares39. Très vite, ils ne s’en contentèrent plus. 32 P. Rocca, Pesi e misure, op. cit., p. 59. Le pied équivaut à 0 m,2477, le pas de sept pieds à 1 m,734; cf. C. Desiraoni, I Genovesi ed i loro quartieri, op. cit., pp. 248-250. 33 F. Miklosich et J. Miiller, Acta et diplomata, op. cit., t. III, p. 79. 34 R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., p. 457. 35 R. Janin, Géographie ecclésiastique, op. cit., p. 589. 36 Ibidem, p. 147. R. Janin parle d’une église S. Théodule, alors que le texte du procès-verbal porte « ecclesiam sancti et magni martiris beati Theodori » (cf. L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 103). Il est plus vraisemblable qu’il s’agit de Saint Théodore, honoré dans 17 églises de Constantinople, et non de S. Théodule, dont ce serait la seule mention. 37 R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., plan n° 10. 38 R. Janin, Géographie ecclésiastique, op. cit., p. 590. 39 J. Sauvaget, Notes sur la colonie génoise de Péra, dans Syria, 1934, p. 255, avance le chiffre de 12 hectares, sans aucune preuve, et sans tenir compte des mesures que donne l’acte de concession de 1303. D’après celui-ci, il vaut mieux retenir l’estimation faite par C. Desimoni, I Genovesi ed i loro quartieri, op. cit., p. 272, d’après le plan dressé en 1875 par de Launay (Notice sur le Vieux Galata, dans L’Univers Revue Orientale, Constantinople, 1875). Au XVe siècle, la colonie génoise couvrait près de 37 hectares. On mesure ainsi l’ampleur de son extension. 186 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS ü’ORIENT En 1304, par un nouveau chrysobulle accordé aux Génois, au moment où l’on craignait que ceux-ci n’entrent en guerre contre les Catalans que le basileus avait pris à sa solde, Andronic II autorisait la construction d’un abattoir, d’une logia, de bains et d’églises, reconnaissait aux Pérotes le droit de protéger leur établissement, tout en leur interdisant de l’entourer d’une muraille 40. Pachymère note avec quel empressement les Génois creusèrent un fossé, aux abords duquel ils fortifièrent leurs maisons41. Dans une lettre écrite aux autorités de la Commune en 1308, le basileus reconnaissait l’existence du fossé, mais se plaignait de ce que les Génois construisaient des maisons hors des limites qu’il leur avait fixées 42. Tout fut à reprendre quelques années plus tard. En effet, à une date que le continuateur anonyme de la chronique de Jacques de Varagine fixe à l’an 1315, alors qu’une inscription publiée par Hasluck parle de l’année 1312, plus de la moitié de Péra fut détruite par un incendie, dans lequel disparurent des églises et le palais de la Commune 43. L’année suivante, le podestat Montano de Marini les fit reconstruire, ainsi que la place de Péra, un hospice, l’octroi; enfin, contrairement aux termes du chrysobulle de 1304, il fit édifier une enceinte à la limite nord du quartier. Cette première muraille fut rapidement suivie d’une autre, du côté de la mer, cette fois. Sa construction doit être antérieure à 1324. En effet, à cette date, une flotte guelfe part de Gênes pour aller faire une démonstration devant Péra, restée gibeline44. Comment croire que son commandant, Carlo Grimaldi, ait renoncé à attaquer les colons, si ces derniers n’avaient pas été à l’abri de leurs remparts? De même en 1328, l’amiral Giustiniano Giustiniani obtient des Pérotes le versement d’une indemnité, non pas en les attaquant sur leur propre terrain, trop bien défendu, mais en arrêtant les nefs génoises dans le Bosphore 4\ Quelques années plus tard, au moment où Domenico Cat- 40 L. T. Belgrano, Frima serie, op. cit., pp. 105-106. 41 Pachymère, éd. de Bonn, t. II, p. 495. 42 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 112. Dans un règlement de 1317 (Ibidem, p. 118) les gouverneurs de Gênes renouvellent aux Pérotes l’interdiction de construire des maisons hors des limites de la concession. Cela suffit à montrer à quel point ces interdits étaient peu appliqués. 43 V. Promis, Continuazione, op. cit., p. 500; F. W. Hasluck, Genoese heraldry, op. cit., appendice, pp. 142-143. 44 V. Promis, Continuazione, op. cit., p. 505; G. Stella, Annales Genuenses, éd. cit., p. 105; cf. A. Laiou, Constantinople, op. cit., pp. 300-301. 45 W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 485; C. Manfroni, Le relazioni. op. cit., p. 699. LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 187 3 - Les murs de Galata en 1861 (d’après le plan de C. Stolpe) 1 Porte Kürçü 6. Porte Kireç 11. Tour de Galata 2 Porte Yag kapani 7. Porte Egri 12. Rue Büyük hendek 3 Porte Balikpazar 8. Porte Tophane 13. Porte Iç Azap 4 Karakoy 9. Rue Hissar Dibi 14. Porte Yamk 5. Porte Mumhane 10. Porte Küçük kule 188 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT taneo, seigneur de Phocée, s’empare de Mytilène, les Pérotes, reprochant à Andronic III une attitude trop favorable à Venise, élèvent des citadelles sur les hauteurs dominant Galata. Le podestat Andalo de Mari fait édifier en 1335 une tour, proche de l’actuelle rue Voivoda; une inscription qui nous est parvenue commémore cette érection46. Le basileus fait incendier les tours et les palissades nouvellement édifiées, et, fort de ce succès, peut aller chasser Cattaneo de Mytilène47. Les Génois n’en poursuivent pas moins leurs projets d’extension. La guerre civile byzantine leur en donne l’occasion. Ils commencent par empiéter sur les terres d’empire, au nord de leur établissement. Puis ils se dressent contre Cantacuzène, qui diminuait les droits de douane à Constantinople, afin d’y attirer les marchands, au détriment de Péra4S. Ils profitent d’un séjour du co-empereur à Didymotique pour annexer les terres s’étendant jusqu’au sommet de la colline de Galata. Pour les protéger, ils les entourent d’une muraille, dont ils poussent fébrilement la construction, de jour et de nuit; au point le plus élevé, ils érigent la tour du Christ ou tour de Galata 49. Vaincu sur mer par les Pérotes en 1349, puis abandonné par ses alliés vénitiens et catalans, après la bataille du Bosphore, Cantacuzène dut en mai 1352, lors du traité conclu avec l’amiral Paganino Doria, accepter le fait accompli. Il donne alors en pleine propriété aux Génois toutes les terres comprises entre le sommet de Galata, le château Sainte-Croix et la tour de Traverio, dont on ignore l’emplacement exact. Au delà du fossé, un espace de cent coudées, soit environ soixante-quinze mètres, devrait rester libre 50. Très vite, ces conventions furent rendues caduques. Dès 1351 en effet, les Génois avaient acquis des droits sur les bourgs de Péra. A cette date, le gouvernement génois charge ses deux représentants en Orient de collecter une gabelle du vin au bourg de Spiga51. C’est, à notre connaissance, la première mention d’une mainmise des Génois sur ces bourgs qu’ils annexèrent dans la seconde moitié du XIVe siècle: bourg de Spiga à l’ouest, bourg 46 L. T. Belgrano, Lapidi dei Genovesi a Pera, dans ASLI, t. XIII, p. 322. 47 Grégoras, éd. de Bonn, t. I, pp. 527-528. 48 E. Frances, Quelques aspects, op. cit., pp. 174-175. Grégoras, éd. de Bonn, t. II, pp. 841-867; Cantacuzène, éd. de Bonn, t. III, pp. 68-80, L. T. Belgrano, Lapidi dei Genovesi, op. cit., p. 323; cf. S. Eyice, Galata ve kulesi (avec résumé en anglais), Istanbul, 1969. 50 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 124. 51 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 554. LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 189 - Plan de Péra 190 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT de Lagirio à l’est de Péra, comme l’a montré Desimoni ’2. La construction d’une enceinte entourant les bourgs marque l’extension des prérogatives génoises. Elle eut lieu entre 1387 et les premières années du XVe siècle. Une inscription de 1387 commémore l’érection de la tour de Hendek, à l’est de la tour de Galata, par le podestat Raffaele Doria 53. L’enceinte est en construction en 1389, lorsque le podestat fait acheter un vignoble, près de la tour Saint-Christophe, pour construire les murs des bourgs 54. En 1390, on poursuit l’ouvrage, tout en creusant un fossé 55. En 1397 et en 1404, deux nouvelles inscriptions rappellent la construction de deux tours, 1 une par Luchino de Bonavei à l’est des bourgs, dans le quartier actuel de Kassim Pacha, 1 autre par le podestat Giovanni Sauli, à l’ouest, près de Hisar Dibi36. Ainsi, dans les premières années du XVe siècle, se trouvait complétée 1 enceinte de Pera, enfermant une superficie de près de trente-sept hectares 57. La colonie génoise ne devait pas avoir de plus grande extension 58. Les dessins illustrant les manuscrits de Buondelmonti, meme s ils ne sont pas de 1 auteur du Liber Insularum et révèlent, d’un manuscrit à 1 autre, de notables différences 59, représentent la colonie génoise dans son plus grand développement. Elle aurait alors, d’après un voyageur du XVIe siècle, Gyl-lius, un périmètre d’environ 2.800 mètres, marqué par une ligne continue de murailles, entrecoupées, à espaces réguliers, de tours rondes, carrées ou pentagonales. Les premières enceintes, celles du début du XIVe siecle, auraient disparu, de telle sorte que ne subsisteraient vers 1420, date problable de composition du Liber insularum que quatre ensembles de murs: ceux des bourgs, à 1 est et à l’ouest, ceux de Péra proprement dit au centre, isolant des bourgs le coeur de la colonie. Cette division reproduit le plan même de C. Desimoni, I Genovesi ed i loro quartieri, op. cit., pp. 253-257. Le nom de piga vient sans doute de Eiç c’est-à-dire proche de Pégées, quartier bordant la rne dOr, cf. R. Janin, Constantinople byzantine, op. cit., p. 463. L. T. Belgrano, Lapidi dei Genovesi, op. cit., p. 324. 54 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 15. ASG. Peire Massaria 1390, f. 39 r; Massaria 1390 bis, f. 25 r. L. T. Belgrano, Lapidi dei Genovesi, op. cit., pp. 325 et 326. 57 Cf. note 39. Les travaux importants entrepris au cours du XVe siècle ne font que renforcer les enceintes existantes; ils ne les créent pas, contrairement à ce que pense J. Sauvaget, Notes sur la colonie, op. cit., p. 265. Les murs des bourgs existaient dès 1391. Ed. E. Legrand, Paris, 1897; G. Gerola, Le vedute di Costantinopoli di Cristo-foro Buondelmonti, dans Rivista di studi bizantini e neoellenici, t. Ili, 1931, pp. 247-279. LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 191 Gênes, où les bourgs de San Tommaso et de Santo Stefano, protégés par une enceinte construite au XIVe siècle, sont isolés de la cité par le mur de 1155 60. Les érudits du XIXe siècle, qui ont pu examiner les ruines génoises de Péra, décrivent une muraille d’une épaisseur moyenne de deux mètres, précédés d’un fossé atteignant quinze mètres de large61. Le rempart était construit avec une roche schisteuse dure, débitée en moellons et terminée, de place en place, par des arasements de briques. Du côté de la ville, deux étages de niches voûtées, percées de meurtrières, facilitaient la défense62. Les tours, espacées d’une trentaine de mètres, portaient un toit conique, recouvert de plaques de plomb, que l’on discerne bien sur les premières gravures de Péra63. Ce toit protégeait les cloches, placées là pour donner l’alarme; la tour Sainte-Croix portait en outre une grosse sphère de cuivre, surmontée d’une croix64. A l’intérieur, l’on entreposait le bois, le millet, les armes et les bombardes de la Commune fo. Chaque tour était placée sous la protection d’un saint, dont elle portait le nom: les registres de la Massaria de Péra citent les tours de Saint-Christophe, de Saint-Barthélemy, de Saint-Nicolas, de la Vierge, et en dehors de la tour Sainte-Croix déjà nommée, la tour de Saint-Michel portant l’étendard de la Commune66. Le pivot de tout ce système défensif était la tour du Christ ou tour de Galata, au sommet de la colline; cet énorme donjon cylindrique, maintes fois remanié au cours des siècles, subsiste aujourd’hui. Ses assises inférieures seraient celles du Moyen Age. Elle était reliée à la ville basse par deux murs renforcés de tours 60 J. Heers, Gênes au XVe siècle. Activité économique et problèmes sociaux, Paris, 1961, pp. 678-679. 61 M. de Mas Latrie, Notes sur un voyage archéologique en Orient, dans Bibiothèque de l'Ecole des Chartes, Paris, 1845-1846, p. 464; De Launay, Notice sur le vieux Galata, op. cit.; A. Paspati, L’emporio dei Genovesi in Costantinopoli e nel Mar Nero nel medio evo, dans Actes de la Société grecque de philologie, t. VI, Constantinople, 1873, pp. 138-165. 62 J. Sauvaget, Notes sur la colonie, op. cit. p. 257; A. M. Schneider-M. Nomidis, Galata, op. cit., pp. 5-6. 63 J. Sauvaget, Notes sur la colonie, op. cit., pp. 270-271. Des travaux entrepris à la tour Sainte-Croix ont coûté en 1390 5000 hyperpères (ASG. Peire Massaria 1390, f. 76 v). 64 ASG. Peire Massaria 1390, ff. 36 r, 68 v, 69 r, 146 r; cf. S. Eyice, Galata ve kulesi, op. cit., pp. 73-77. 65 ASG. Peire Massaria 1390, f. 75 v; Massaria 1391, f. 113. 66 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 15; Peire Massaria 1390, ff. 68 v, 146 r; Massaria 1391, ff. 68, 78; L. T. Belgrano, Seconda serie, op. cit., p. 969. 192 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT semi-cylindriques et, grâce à une position exceptionnelle, veillait à la sécurité de l’ensemble de la colonie. Ajoutons encore les tours Trapea et Lercha, édifiées entre 1391 et 1402, mais sans doute hors de l’enceinte elle-même, pour protéger Péra, menacée par les Turcs de Bajazet67. Pénétrons dans la ville. Des portes peu nombreuses nous y conduisent; deux seules permettent de franchir l’enceinte des bourgs, comme l’indiquent les dessins du Liber Insularum: Azap kapisi à l’ouest, Top hane kapisi à l’est. Vers le nord, une seule porte, gardée par la tour du Christ, la Meyt kapisi, ainsi dénommée car elle conduisait au cimetière; dans les murailles intérieures, des portes avaient été aménagées pour faciliter les communications avec les bourgs, lorsque ceux-ci eurent été également pourvus d’une enceinte 6S. Selon les observations de De Launay, la muraille maritime était percée de six portes, quatre entre Top hane et le château de Galata et deux autres s’ouvrant entre celui-ci et l’Exartysis: Karakoy kapisi et Yag kapani kapisi, à l’entrée de la grande rue Persembe pazar, axe transversal du premier quartier génois de 1303 69. Péra était ainsi davantage tournée vers la mer et Constantinople que vers les vignobles et les vergers couvrant la colline, au-delà des murailles 70. Comme la métropole, la colonie génoise est divisée en contrade portant le nom de la paroisse voisine, d’une riche famille ou du corps de métier le mieux représenté. On connaît ainsi les contrade de Saint-François, Sainte-Marie, Saint-Lazare, Sainte-Catherine, Saint-Dominique et Saint-Michel Les pelletiers établis non loin de Saint-Michel et de Sainte-Marie, les fileurs travaillant au bourg de Spiga ont donné leur nom à une contrada, de même que les familles des Octaviani et des de Draperiis, ces derniers habitant près de Saint-François72. Enfin, des biens appartenant au patriarche de Constan- 67 ASG. Peire Massaria 1402, ff. 54 v, 246 v. On accède par barques à la tour de Trapea; peut-être s’agit-il d’un ouvrage construit sur le Bosphore à Tarabya. 68 J. Sauvaget, Notes sur la colonie, op. cit., p. 265; A. M. Schneider-M. Nomidis, Galata, op. cit., pp. 15-18. 69 C. Desimoni, I Genovesi ed. i loro quartieri, op. cit., p. 266. Un acte du notaire Donato di Chiavari cite la porta Panigerii reliée par une ruelle à la loggia des Génois (ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 66). 70 D’après Froissart, livre III, ch. 21, Péra n’aurait même qu’une seule grande porte du côté des monts. 71 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 12, n° 61, n° 66; Not. Tomaso Casanova n° 232, f. 30 r - v. 72 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n°12, n° 24, n° 61; Not. Tomaso Casanova 1363, f. 213 r. LE PAYSAGE URBAIN: TROIS AUTRES GÊNES 193 tinople sont à l’origine de la contratta Patriarce73. Au coeur de la ville, les bâtiments officiels. Il y avait là, à l’angle de Persembe pazar et du Voyvoda Caddesi le palais de la Commune, dénommé également palais du podestat '4. Peint à la chaux, il tranchait par sa blancheur sur les petites maisons de bois environnantes, dont quelques exemples subsistent le long des pentes du Galata kulesi sok. Sur sa façade, était représenté un Saint-Georges que des chandelles illuminaient lors des grandes fêtes religieuses73. On y peignait également les armes du basileus, du podestat et des trésoriers de la Commune de Gênes, ces dernières étant remplacées en 1402 par les armes du roi de France et de son gouverneur, Boucicault76. Le bâtiment à deux étages comprenait une grande salle du Conseil, une salle plus petite où se tenait le vicaire du podestat, les appartements privés du vicaire et du podestat, donnant sur une place par un balcon, d’où l’on pouvait assister aux feux traditionnels de Noël et de la Saint-Jean77. Des travaux sont constamment entrepris dans le palais de la Commune: réparation des portes, pose de ferrures, construction d’un bureau dans les appartements du vicaire, d’un escalier monumental par des maîtres-maçons. Les sous-sols du palais servaient d’entrepôt d’armes78. Au sud du palais, en direction de la mer, l’on rencontrait la logia, reconstruite vers 1316 par le podestat Montano de Marini. C’était le centre des activités économiques. Les notaires venaient sous les portiques rédiger les actes que leur demandaient les marchands/9. La logia abritait les bureaux de la douane de Péra et les salles du tribunal où le podestat venait rendre la 73 ASG. Not. Donato di Chiavari, doc. n° 12. 74 L. T. Belgrano, Lapidi dei Genovesi, op. cit., p. 322; C. Desimoni, I Genovesi ed i loro quartieri, op. cit., p. 262. Sur son plan de Péra (ASLI, t. XIII, appendice), Belgrano mentionne l’emplacement d’une ancienne citadelle près du palais de la Commune. Le fait est vraisemblable. Pero Tafur (éd. M. Letts, New York, 1926, p. 149) parle d’une logia fortifiée et l’une des maisons des Falaca est située in contratta S. Marie intra castrum (ASG. Not. Donato di Chiavati 1389, doc. n° 12). L’extension de cette citadelle demeure inconnue. 75 ASG. Peire Massaria 1390, f. 74 r. 76 ASG. Peire Massaria 1402, f. 54 v. 77 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 3, 5, 10, 45, 56; Peire Massaria 1390, ff. 69 v, 71 r, 74 r. 78 ASG. Peire Massaria 1390, ff. 70 v, 71 r; Massaria 1391, ff. 68, 113. 79 ASG. Not. cart. n° 329, ff. 276 v-277 r; Not. cart. n° 144, ff. 143 r, 144 r, 144 v, 211 v, 212 v, 213 r et v, 214 r. D’après Pero Tafur (éd. cit., p. 149), la logia était fortifiée. 13 194 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT justiceso. Les abords de la logia étaient nettoyés régulièrement par un certain Antonio Manco81. Dans le voisinage se trouvaient la maison de la Massaria, avec les bureaux des fonctionnaires financiers et les écuries de la Massaria, alors que l’on devait louer une écurie privée pour abriter la cavalerie du podestat Dans le même quartier, l’on décida de construire un grenier public, à l’emplacement de quatre maisons expropriées; un moulin de la Commune, d abord édifié dans un verger hors de l’enceinte, fut reconstruit en 1391 à 1 intérieur de Péra83. L’on ne sait où se trouvait la prison de la Commune dans laquelle des travaux furent entrepris en 1390 84. Quant à l’abattoir, on doit le chercher du côté du bourg de Spiga, à petite distance du rivage S5. Péra, « ville bien marchande » selon l’expression de Bertrandon de la Broquière 86, tirait toute sa richesse de la mer. L’auteur du Voyage d’Oultre-mer, comme tous les autres voyageurs qui ont décrit Péra, s’émerveille devant le site portuaire « le plus beau havre que je visse oncques et croy qu’il soit ès Crestiens », dit-il87. Quant à Ibn Battuta venu à Constantinople vers les années 1335-1340, il remarquait déjà que « le port est un des plus grands qui existent. J y ai vu environ cent navires, tels que des galères et autres Oros bâtiments. Quant aux petits, ils ne peuvent êtres comptés, à cause de eur multitude » . Les avantages du port ont été soulignés par Ruy Gonza-es e Clavijo. il est à 1 abri de tous les vents; il offre toute sécurité à con-îtion que la paix règne entre Péra et Constantinople; les eaux sont si pro-s* c^aires clue les plus gros bateaux peuvent venir tout contre la e . En effet, comme 1 a noté Pierre Gille, le rempart est à une ving- extipdir^^f Not. cart. n 144, ff. 144 v et 213 v {in logia Comunis Peyre ubi colligitur expedicamentum); Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n» 1, 2, 7, etc. 81 ASG. Peire Massaria 1391, ff. 76, 78. 8- Ibidem, f. 68; Massaria 1390, ff. 68 v, 78 v. vues du IjV, Pm; quant à Johanes Coressi, il exerce la charge de notaire et comparaît comme témoin devant son confrère Gregorio Panissaro l4°. On citera encore Georgios Agélasto, qui n’est pas le signataire du traité de 1346, mais son petit-fils, puisque l’usage grec est d’attribuer au fils aîné le prénom de son grand-père paternel141, et Sergios Vestarchi dont le nom vient sans doute d’un ancêtre, haut dignitaire byzantin ,4:. A côté de ces représentants de la noblesse de l’île, les actes notariés nous font connaître une centaine de Grecs moins illustres. Dans ce groupe, les habitudes onomastiques sont un peu différentes de celles qui étaient en usage à Péra. Quoique les prénoms d’origine religieuse l’emportent encore, d’autres apparaissent. Plusieurs Chiotes se nomment Criti, rappelant par là des ancêtres venus de Crète, d’autres Siderus et Stelianus, sobriquets évoquant la dureté du fer ou des manches de cognée. Huit clients de nos notaires descendent de pappates et l’on pourrait dire, comme E. Topping, qu’« aucun autre état n’est si abondamment représenté clans les noms de famille »M3, puisque 8 % de l’échantillon examiné porte un nom incluant le mot papa. Cette proportion élevée reflète la profonde hellénisation de l’ile et la vigueur de l’orthodoxie. Quelques Grecs établis à Chio dans les années 1394-1408 ont une origine étrangère; l’on rencontre un Grec de Morée et un autre de My-tilène 144. En dehors de quelques paysans exploitant les terres dites chisilima, on ignore le plus souvent l’activité professionnelle de ces Grecs. Quatre banquiers, Criti Cavali, Théodore Sirichari, Ctiti Sepsi et Théodore Calocetus, trois bouchers, un fabricant de chausses, un boulanger, un aubergiste, un maçon, un maître de hache, voilà quelques indications complétant les ta- 138 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 203. 139 Ibidem, doc. n° 207; Not. Giovanni Balbi. 13 ociobrc 1408. 140 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 422; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 21. 141 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 141; cf. Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 595. 142 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 221. 143 J. Longnon et P. Topping, Documents, op. cit., p. 230. 144 D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., pp. 392 et 398. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 277 bleaux dressés par Argenti, qui concernent plutôt le XVe siècle et les « arts » pratiqués par les Latins145. Ainsi les Génois se trouvaient en présence d’une très forte communauté grecque, placée sous l’autorité d’un métropolite, puis d’un dichaios, et d’une noblesse locale attachée au pouvoir impérial par les prostagmata qu’elle en avait obtenus. Après les rigueurs d’une occupation militaire justifiée par la conquête et les réactions nationalistes qu’elle provoqua, les Génois, numériquement inférieurs, durent mener vis-à-vis des Grecs une politique plus souple, respectant leurs droits et leurs usages traditionnels, cherchant surtout à associer quelques-uns de leurs plus éminents représentants au gouvernement de l’île, tout au moins dans des postes secondaires. Les efforts de rapprochement étaient toutefois gâtés par les exigences fiscales des maîtres, pesant autant sur les Grecs que sur les autres ethnies que l’on connaît malheureusement moins bien. b/ Les Juifs. En s’installant à Péra, les Génois occupèrent une partie du quartier juif, fort peuplé, puisqu’aux dires sans doute excessifs de Benjamin de Tudèle, il comprenait 2500 habitants, Rabbanites et Kéraïtes14é. Les bouleversements de la IVe Croisade durent affecter cette communauté, sans la faire disparaître totalement M7. Pourtant, en 1281, les actes rédigés à Péra par Gabriele di Predono ne mentionnent aucun Juif; il est vrai que le notaire a très peu de clients parmi les Orientaux. A la fin du XIVe siècle, ces Juifs soumis à la domination génoise sortent de l’ombre. Ils sont près de vingt-cinq qui comparaissent devant le notaire Donato di Chiavari ou ont affaire à la trésorerie de Péra. D’après les noms qu’ils portent, ils proviennent en majorité des territoires byzantins: Melica a la saveur du miel; la Juive Pothiti est l’objet d’ardents désirs; Starnata est peut-être celle qui est ceinte d’une couronne 148. Erigni (la paisible) Castoriagni vient de Kastoria’49. Chez les hommes, des 145 Pli. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 639-648. 146 M. N. Adler, The ilinerary of Benjamin of Tudela, Londres, 1907, pp. 13-14; cf. D. Jacoby, Les quartiers juifs de Constantinople à l’époque byzantine, dans Byzantion, t. 37, 1967, pp. 167-227. 147 J. Starr, Romania: thè Jewries of thè Levant after thè IVth Crusade, Paris, 1949, pp. 15-19. 148 ASG. Pcirc Massaria 1390, ff. 145 r, 175 v, 198 v. 149 ASG. Peire Massaria 1402, f. 274 v. 278 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT noms tels que Calo judeus, Anestaxius judeus. Micheli Scolari, Pangani ont sûrement une origine byzantine l5°. Le maître Ismaël était anciennement établi à Chio et la famille de Beiaminus vient peut-être de Berrhoia 151. D’autres portent des noms illustres dans l’histoire juive, mais qui ne permettent pas de déceler leur provenance: Abraanus, Aron, Moyses, Samaria, Salomon Deux Juifs sont originaires d'Occident: le maître Baronus et le Juif Isac BarcelaiIB. Les Juifs ont un quartier réservé, la contratta Judeorum, au coeur de Péra, près de l’église Sainte-Marie sise intra castrum 1M. Cette dernière expression peut désigner le quartier proche du château Sainte-Croix, puisque l'on a de fortes présomptions qu’une église dédiée à la Vierge se trouvait aux alentours lx\ En pareil cas, le quartier juif au XIVe siècle ne serait guère distinct de celui que décrivait Benjamin de Tudèle, au XIIe siècle. Il ne s’agit pas d’un ghetto où les Juifs devraient obligatoirement résider. En effet le maître Baronus accueille le notaire Donato di Chiavari dans sa maison située près d’une autre église, Sainte-Catherine, dont on ignore la localisation précise, mais qui fut probablement érigée à l’intérieur du périmètre concédé aux Génois par Michel VIII, puisqu’elle fut fondée en 1299 156. Le même Baronus possède d’ailleurs d’autres maisons à ConstantinopleIS7. Enfin, un autre Juif, Saluchan, déclare habiter près de l’église Saint-Antoine ,M. Trois Juifs ponent le titre de maître, complété par les mots medicus et fixicus. Ces connaissances médicales, qui ont rendu les Juifs célébrés dans le monde médiévall59, se transmettaient au coeur des mêmes familles: le maître Ismaël exerce la même activité que son père, le maitre Calo On ignore à quelles professions s’adonnent les autres Juifs de Péra: sont-ils commerçants, 150 ASG. Peire Massaria 1390, f. 145 r; Massaria 1391, ff. 161, 188 et 209. 151 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 18 et 27. 152 ASG. Peire Massaria 1390, ff. 2 r, 9r, 198 r, 201 r; Massaria 1390 bis, ff. 59 v. 86 r. 153 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 18 et 19. 154 Ibidem, doc. n° 12 bis. 155 R. Janin, La géographie ecclésiastique, op. cit., p. 589. Ibidem, p. 586. 157 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 19. 158 ASG. Peire Massaria 1390 bis, f. 88 v. 159 Cf. A. Milano, Storia degli Ebrei in Italia, Turin, 1963, pp. 105-108; St. d'Irsay, Histoire des universités françaises et étrangères, Paris, 1933, t. I, pp. 99-120. 1W ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. 18 et 19. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 279 prêteurs sur gages, artisans? Ils avaient en tout cas toute liberté d’exercer le métier de leur choix. Il devait en être de même dans les deux autres colonies génoises. A Caffa, en 1289-1290, les actes du notaire Lamberto di Sambuceto ne signalent que deux Juifs. L’un achète des peaux de moutons à des Italiens, dont il se reconnaît débiteur. L’autre accorde à un coreligionnaire une caution que renforce celle d'un Latin ,M. L’on ne peut dire si cette double garantie est exigée par des créanciers méfiants ou si, plus simplement, une collaboration s’instaure en affaires entre Juifs et Génois. Au cours du XIVe siècle, les Juifs de Caffa prennent l’habitude de se réunir dans un quartier particulier, la /«-decha, qui est néanmoins ouvert à d’autres ethnies,62. Les registres de la Mas-saria de Caffa citent une trentaine de Juifs. Certains appartiennent encore au monde byzantin: Michali, Elias, Paxa, Ellia, Baxas, Melixa et Johanes Cacanachi, par exemple ,4J. D’autres noms ont une résonance turco-tatare comme Tactacha fils de Tartachi, Cayni, Casin, Merdaxe (Merv?), Saymarc, Sacarbec, Mordac, ou arménienne tels que Rosbey et Amir 16\ Un Catalan, maitre Leo, est isolé au sein de ces Juifs orientaux ,6S. Ici encore, les professions exercées sont peu connues. Le Juif Abraam fabrique des flèches; deux de scs coreligionnaires se disent marchands 166. Il est vraisemblable que beaucoup d’autres font métier d’usurier. L’emprunt forcé que lève sur les Juifs la Commune de Caffa en 1381 vise sans doute à recouvrer pour le bien commun le montant de bénéfices illicites. Cet emprunt rapporte 75 sommi, c’est-à-dire le dixième du produit de l’emprunt levé sur les Arméniens "'7. Si le taux est identique, les Juifs formeraient donc un groupe d’importance numérique réduite. On ne peut en dire autant de la communauté juive de Chio. Formée d’une quinzaine de familles au XIe siècle, lorsque Constantin Monomaque l’oblige à payer une capitation ou kephalètion au monastère de la Nea Monil68, 161 M. Baiarti. Gênes cl l’Outrc-Mcr, op. cit., doc. n° 371. 162 ASG. CafTa Massaria 1381, ff. 3v et 191 v. Ibidem, ff. 260 r, 295 r, 380 r, 403 r, 463 v. IW ASG. Caffa Massaria 1374, (T. 16 v, 32 r, 38 v; Massaria 1381, ff. 260 r, 403 r, 410 v, 458 bis r, 165 r et 229 v. 165 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 8r et 128 r. M* Ibidem, ff. 4 r, 410 v, 464 v. 167 Ibidem, f. 211 r. I6> Ph. P. Argenti, The religions minorüies of C.hios. Jetvs and Roman catbolics, Gmbridge, 1970, p. 64; Idem, The Jewish Comunity in Chios during the XIth century, dans Polychronion, Festschrift F. Dólger, Heidelberg, 1966, pp. 39-68. 2S0 I.ES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS d’ORIFNT elle s’accroît beaucoup en un siècle, puisque Benjamin de Tudèle, qui visite Chio vers 1150, constate laconiquement que l’île abrite près de 400 Juifs 169. Il faut ensuite attendre la fin du XIVe siècle pour mieux connaître cette communauté grâce aux minutes des notaires génois. Les documents inédits de Gregorio Panissaro et de Giovanni Balbi permettent d’ajouter quelques remarques aux études menées par D. Jacoby et Ph. Argenti 17°. Une cinquantaine de Juifs comparaissent ou sont cités dans les minu-tiers génois de Chio entre 1394 et 1408. La plupart d’entre eux porte des noms d’origine grecque et provient des territoires byzantins: chez les femmes, le prénom auguratif Jhera est fréquent et se trouve complété par des qualificatifs comme Melicha ou Porfira 171 ; Afrati, la secrète, et Ecsati ont la même origine l7\ Chez les hommes, Pangalo se rencontre trois fois, Callo une seule fois, de même que le sobriquet Lachano porté par le Juif Elias l7î. Joseph, fils de Salomon, habite Candie et Samarius est originaire de Péra l7\ Trois de leurs coreligionnaires viennent de Bulgarie: Lazaro, Joël et Sabata, fils d'Ovadia de Zagora 175. Plusieurs autres ont quitté l’Italie du Sud pour la mer Egée: Sadia, dit le Sicilien 17é, Elias et son frère Josep, fils d’Auraca Fogiono ou Foihano, mot qui vient sans doute de Foggia ,77. de même que le nom Feihano porté par le Juif Beiamino et par son fils Leonino ,7*. Quelques Juifs viennent d’Espagne, les Catalans Salvus, Gigel et Raffael, ainsi 169 M. N. Adler, The itinerary, op. cit., p. 14. Le commentaire de ce bref passage est fourni par Ph. P. Argenti, The religious minorities, op. cit., pp. 93-99. 10 D. Jacoby, The Jews in Chios under Genoese rule (1346-1566), dans Zion a Quarterly for research in Jewish History, Jérusalem, 1960, pp. 180-197 (en hébreu avec résumé en anglais); Ph. P. Argenti, The religious minorities, op. cit., pp. 100-146. On pourra également consulter l’article de G. G. Musso, Gli Ebrei nel Levante genovese: ricerche di archivio, dans La Berio, 1970, t. X, n° 2, pp. 5-27. 171 D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., p. 379; P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., p. 148; ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n6 105. 172 P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., p. 130. 1/3 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 509. 174 P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., p. 130. 1/3 Ibidem, p. 133; ASG. Not. Giovanni Balbi, 28 juin 1408. 176 ASG. Not. Giovanni Balbi, 30 août 1408. 177 D. Jacoby, The Jews in Chios, op. cit., p. 190. I/S P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., p. 121; D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., p. 379; ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 112; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 509. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 281 que maître Benedictus de Ologar et Vidal de Bonsegno 179. Moïses Alamanus, quant à lui, a bien évidemment une origine germanique 18°. D’autres Juifs enfin portent des noms bibliques, ne permettant pas de déterminer à quel groupe ils appartiennent: Moises, Elias, Eliseus, Samaria, Josep ou Jusef, Isac, Abraam sont les plus fréquents. Comme l’ont remarqué tous les voyageurs qui ont visité Chio, les Juifs occupent une partie du castrum, l’espace compris entre la petite place de la chancellerie et l’une des portes de la citadelle, ajoute Jérôme Giustiniani181. A en croire celui-ci, ce quartier leur aurait été concédé afin de leur éviter de subir des outrages, au moment de la commémoration de la Passion par les Chrétiens. Dès la dernière décennie du XIV1' siècle, ce quartier est désigné sous le nom de Judaica, ou contratta Judaiche\ c’est là que se trouvait la synagogue au début du XVe siècle IU. Etait-ce un quartier propre aux Juifs, ceint d'un mur intérieur, comme le représente une estampe du XVIIIe siècle provenant d’un manuscrit de la Bibliothèque Nationale, en un mot un ghetto, comme semble le croire Ph. Argenti? 183 Faut-il au contraire, en suivant D. Jacoby, considérer que si beaucoup de Juifs habitaient le castrum de Chio, d’autres avaient élu domicile hors de la Judaica et qu’alors l’usage du mot ghetto est impropre? IM Ph. Argenti rappelle à juste titre qu’en Orient, tout en étant souvent en marge de la société, les Juifs ne subissaient pas les brimades parfois infligées en Occident à leurs coreligionnaires à la fin du Moyen Age: port d’un costume différent de celui des Chrétiens, résidence obligatoire dans un quartier clos 11 ne semble pas que les Mahonais aient imposé aux Juifs de telle contraintes. En ce qui concerne le vêtement, la lettre du pape Martin V à levcque de Chio Leonardo rappelle qu’en 1423 aucun signe extérieur ne distinguait encore les juifs des Chrétiens, « au grand scandale des âmes pieuses », et invite levcque à contraindre les Juifs au respect de la législation ca- 179 P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., pp. 127-128; ASG. Not. Giovanni Balbi, 28 juin 1408 et doc. n° 364; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 99. 1W ASG. Not. Giovanni Balbi, 27 décembre 1407. m H. Giustiniani, History o/ Chios, op. cit., p. 65 - Les témoignages des voyageurs sont rassemblés par Ph. P. Argenti, The religious minorities, op. cit., p. 118. 1,3 P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., p. 130; D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., p. 379. 183 Ph. P. Argenti, The religious minorities, op. cit., pp. 119-120. 1M D. Jacoby, The Jews in Chios, op. cit., p. 185. 185 Ph. P. Argenti, The religious minorities, op. cit., pp. 110-113. 282 I LS TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT nonique l86. Quant à la Juiverie, elle était encore un quartier ouvert à d’autres ethnies, au moins au début du XVe siècle. Ainsi, dans son étrange vision onirique, maître Benedictus de Ologar raconte qu’habitant près de la synagogue, il fut invité par des jeunes gens chrétiens à se lever pour aller déguster l'eau d’une nouvelle source et des fruits dans le jardin de Francesco Giustiniani de Campis. Voulant les atteindre, il tomba dans un puits et ne se tira d’affaire que grâce à l’intervention de quelques Juifs du voisinage qui le reconduisirent chez lui ,s\ Ce récit, couché par le notaire dans son minutier, montre que les Juifs, s'ils n‘étaient pas à l’abri de mauvaises plaisanteries de la part des Chrétiens, n’étaient pas confinés dans un ghetto: le jardin de Francesco Giustiniani est à côté du puits de la synagogue. L’on sait aussi que la veuve de maitre Ismael, Jhera Melicha, possédait une maison dans le quartier juif, jouxtant la demeure du Grec Criti Trandasalo ,w. Donc des biens appartenant à des Mahonais, mais aussi à des Grecs sont inclus dans le périmètre de la Judaica. D’autre part, des Juifs, ne serait-ce qu’à la suite d’appropriation de gages laissés par des débiteurs insolvables, possèdent des biens en dehors du castrum: la même Jhera Melicha détient un verger et une maison dans la contratta Saponarie et Elias Pardevignano un verger dans la contratta Parichie, c’est-à-dire dans les bourgs de Chio IM. Prétendre, comme le fait Argenti, que les Juifs ne pouvaient résider sur leurs propriétés extérieures au castrum ne repose sur aucun document, alors même qu’un acte de 1450, relevé par D. Jacoby, signale qu’un Juif habite une maison dans le quartier de Sainte-Hélène, en dehors du castrum l9°. Ajoutons enfin que la iMahone contrôle l’établissement des Juifs dans la citadelle: c’est ainsi qu’en juillet 1404, elle accorde au rabbin Elias l’autorisation de construire une maison près de celle qu’il occupe, en raison des grands services qu’il a rendus aux Mahonais l91. Il y a là, sans nul doute, le souci de limiter la concentration des Juifs dans la citadelle de Chio. Ce rabbin Elias, qui est sans doute ce lettré que rencontra à Chio en 1360 Judah ben Moses Mosconi d’Ochrida 191, a au moins trois autres confrères au début du XVe siècle: le rabbin Mossi, le rabbin Samarias et maître 156 Ibidem, p. 123. 157 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 99. 188 D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cil., p. 379. 189 Ibidem, pp. 355 et 379-380. 190 Ph. P. Argenti, The religious minorities, op. cit., p. 121, note 4. 191 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 104. 192 D. Jacoby, The Jews in Chios, op. cit., pp. 186-187. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 283 Goarterius, qualifié d'episcopus Judensis, en qui il faut voir le grand rabbin de l’ensemble de la communauté juive de Chio l93. Comme beaucoup de leurs coreligionnaires, ces rabbins ne se privent pas de se livrer aux prêts sur gages. Comment comprendre autrement le fait que, créancier de Nicola Tiliano pour une somme de 60 hyperpères, le rabbin Elias obtienne du vicaire du podestat la cession de biens immobiliers ayant appartenu à son débiteur 194? Le taux de ces prêts devait être élevé, puisque le collecteur d’une gabelle de Chio s'engage à rembourser une dette au taux de 12 % au Juif Samaria Bona-vita l95. Les Juifs ne sont pas uniquement prêteurs. Il y a parmi eux trois médecins, un maître d ecole, Petino Elia, des artisans, des marchands. L’on voit ainsi Elias Fogiano et Samuel, fils d’Elia Lacanas, s’associer pour tenir une teinturerie 190 et Elias Calogeri se quereller avec le Juif sicilien Sadia à propos d’un ballot de soie 197. D’autres participent avec des Chrétiens à des affrètements, entretiennent des relations d’affaires avec plusieurs places de la Méditerranée orientale, sont mêlés au commerce du mastic, car ce produit sert de gage à des prêts l'"\ Ainsi certains membres de la communauté juive peuvent atteindre un rang social élevé, entrer même dans les offices du gouvernement de l’île: le Juif Beiaminus fait partie de YOfficium Provisionis, chargé d’assurer l’approvisionnement régulier de Chio Il faudra donc se demander si les Juifs de l‘ile jouissent au regard des Mahonais et des burgenses d’une condition juridique inférieure ou s’ils ont réussi, en devenant indispensables par les services financiers qu’ils rendent à avoir un rang égal à celui des Grecs M0. d Autres ethnies. Vis-à-vis des autres minorités ethniques, la politique génoise est aussi souple, à condition que soit respectée la domination de la Superbe. A Péra 19-' D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., pp. 348 et 399; ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 354. 1.4 P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., pp. 122-126. 1.5 D. Giofïrc, Atti rogati in Chio, op. cit., p. 393. 1.6 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 509. Ibidem, doc. n“ 376. I9S Les documents publics par P. Villa, op. cit., pp. 138-142 et 149-151 sont commentés par PH. P. Argenti, The rcligious minorities, op. cit., pp. 127-129. 199 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 393. 200 Cf. infra p. 335. 284 LI S TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS d’ORIENT résidaient quelques Arméniens, encore peu nombreux en 1281 :ul, minorité non négligeable un siècle plus tard. Ils se partagent en deux groupes, les uns portent des noms à consonnance latine, Guirardus Ermineus, Nicolaus Ferrarius Ermineus, Georgius et Manuel Ermineus par exemple les autres rappelant davantage par leur nom leur origine orientale: Abraynus, Caihador, Armir, Scandar Quatre d’entre eux sont venus de Caffa s’établir à Péra. Ils y exercent des fonctions artisanales. Mais c’est en Crimée, particulièrement à Caffa, que l’on trouve la plus forte communauté arménienne, plus stable encore que les Grecs. En 1289-1290, un seul Arménien, Christophanus, se voit attribuer plusieurs résidences, Caffa, Solgat ou l’Aïas **, alors que beaucoup de ses compatriotes habitent Caffa même œ. Ventes d’esclaves, de maisons, de cantares de cuir, transports de sel jusqu’à Trébizonde, prêts à court terme ou bien achats à crédit, autant d’opérations diverses auxquelles les Arméniens sont mêlésa36. Cette communauté est encore mieux connue à la fin du XIVe siècle. Elle est alors, parmi les Orientaux, la seconde en importance avec 91 membres, loin derrière les Grecs. Elle dispose d’au moins trois églises à Caffa. Saint-Sarchis. Sainte-Trinité et Saint-Grégoire w. Habitant en majorité l’un des bourgs de Caffa, puisqu’ils ont donné leur nom à l’une des portes de la ville M, ils s’établissent aussi près de l’église Sainte-Agnès ou bien dans le bazar et se mêlent à des Latins et à des Grecs dans d’autres quartiers m. Pas plus que les Grecs, les Arméniens n’exercent de fonctions administratives importantes: ils occupent quelques places parmi les fonctionnaires subalternes et servent parfois de messagers entre Caffa et Solgat 2I°. Recrutés pour servir sur les galères de la Commune, ils sont plus fidèles à leur poste que les Grecs mais beaucoup 201 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., doc. n° 29. 202 ASG. Peire Massaria 1390, ff. 100 v, 152 v; Massaria 1391, ff. 13 et 97. 203 ASG. Peire Massaria 1390, f. 37 r; Massaria 1391, ff. 124 et 175. 204 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 602. 205 Ibidem, doc. n° 593, 756 et 773. 206 Ibidem, doc. n° 593 , 602, 626, 727, 730, 756. 207 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. 26 r, 27 r; Caffa Massaria 1381, ff. 16 v, 174 r; Massaria 1386, f. 238 r. 208 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 180 r. 209 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 170 v, 193 v, 223 r, 416 v. 210 Ibidem, ff. 92 v, 502 r et 508 r. 211 Une longue liste de marins fugitifs ne contient que quatre noms d'Arméniens (ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 622 r -630 r). GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 285 semblent avoir cru à la victoire des Tatars sur les Génois, car le nombre des Arméniens ayant fui à Solgat est élevé m. Dans la vie économique du comptoir, leur rôle, insignifiant en ce qui concerne le grand commerce21î, se limite à l’exercice de métiers artisanaux. Les Arméniens dominent très largement l’art des bouchers; ils sont bien représentés dans les métiers du 1er, parmi les pelletiers et les boutiquiers du bazar, mais n’ont aucune part au traitement ou au commerce des tissus venus d’Occident. Par contre, trois Arméniens, et eux seuls, portent le titre de magister camocatorum\ le travail de la soie leur est donc réservé. Aucun Arménien n’est mentionné à Chio dans les actes notariés de la fin du XIVe siècle. Si 1 ’on excepte les esclaves en transit dans l’île, aucun autre groupe d’Oricntaux n’y est signalé à cette époque. En dehors des Grecs et des Arméniens, la seule communauté cohérente est celle des Turco-Tatars, bien représentée à Caffa. Entre ces deux groupes, la distinction n’est pas aisée. En 1289-1290, on les voit vendre des esclaves à des Latins, posséder une maison à Caffa, devoir quelque somme à un Génois •N. Les renseignements se précisent dans les sources de la fin du XIVe siècle. En 1386, les Turco-Tatars constituent à Caffa le troisième groupe ethnique. Mais leur nombre à cette date — soixante-et-un — pourrait bien ne pas correspondre à leur importance numérique réelle. En effet, en 1386-1387, des combats opposent les Tatars de Solgat aux Génois. A cette occasion, beaucoup de Tatars de Caffa ont pris parti pour leurs compatriotes et ont déserté le comptoir génois dont les autorités les traitent en rebelles et confisquent leurs biens21'. Pourtant, bien avant ces conflits, les Tatars sont inférieurs en nombre aux Grecs et aux Arméniens, selon les registres de la Massaria. Cela s’explique. Les Génois ont fait de Caffa un centre autonome par rapport à la Horde d’Or et il est normal que les sujets du khan y soient moins attirés que dans les autres comptoirs italiens plus fortement insérés dans les Etats du Kiptchak ‘,|6. A Caffa, les Tatars sont soumis à une taxe spéciale de 5 %, la 212 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 277 v. 211 Les registres de la Massaria de Caffa ne mentionnent aucun homme d’affaires arménien, à l’exception de trois courtiers (Gffa Massaria 1386 ff. 4 r, 50 r, 152 r), aucun propriétaire de navire; sur les Arméniens à Caffa, cf. G. G. Musso, Gli Orientali, op. cit., pp. 102-103 et 109-110. 214 Gènes et l'Outrc-Mcr, op. cit., doc. n° 685, 729, 891. 2,5 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 213 r-v, 416v, 445v, 447 r. 216 F.. Skr/inskaja, Stona della Tana, op. cit., p. 27; M. Nystazopoulou, Sougdàia, op. cit., pp. 68-69. 286 I ES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT tolta ou commerchium Canlucborum, à la perception de laquelle participe un Tatar Exinbey, et dont un septième du montant revient au seigneur de Solgat :'7. Ce dernier délégué à Caffa un fonctionnaire, le « tudun » (en latin titanus), chargé de juger les sujets du khan: Cachador qui porte ce titre en 1374 :is est maintenu dans ses fonctions lorsque, après l’assassinat de lemir Matnaï par les gens de Calla :i,t un traité rétablit des rapports amicaux entre les Génois et le seigneur de Solgat ro. Dans ces conditions, les Tatars ne sauraient être des auxiliaires de l’administration génoise. De fait, ils sont exclus de toute fonction publique, mais participent en assez grand nombre aux activités commerciales et artisanales: on trouve parmi eux des courtiers, des bouchers, des fabricants de chausses et de camocats, des artisans du fer. Cependant, ils ne constituent jamais, comme à Soldaïa un groupe numériquement ou économiquement prépondérant. Les autres « nations » ont dans les trois grandes colonies génoises un rôle tout à fait secondaire, à l’exception peut-être des Syriens. Ceux-ci paraissent solidement établis à Cafïa dès la fin du XIIIe siècle. Michel et Tedari y possèdent deux maisons dont l’une — symbole du mélange ethnique et confessionnel — est partagée avec l’évêque de Soldaïa Hassan le Syrien est propriétaire d’un fondouk dans lequel le notaire Lamberto di Sambuceto vient instrumenter et prendre par écrit les dernières volontés de Giorgio di Gavim. Amarrico de Gibelet collabore en affaires avec Oliverio Doria **\ Quant à Ansaldo, il confie des fonds en commande à Bertolino Sola **s. Ces deux derniers « Syriens » sont vraisemblablement des Francs exilés de Syrie, à la suite de la débâcle latine en Terre Sainte. On suit jusqu’à la fin du XIVe siècle la descendance de ces émigrés, qui portent des prénoms latins et se dis- 217 ASG. Cafïa Massaria 1381, ff. 165v, 190v; Massaria 1386, ff. 152v, 217r-v, 311 r, 389 r. 218 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 36 v. 219 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 127. 220 C. Desimoni, Trattato dei Genovesi, op. cit., pp. 161-165; ASG. Caffa Massaria 1381, f. 275 r. En 1386, le tudun est un certain Pandaseni (Caffa Massaria 1386, f. 204 r). 221 M. Nystazopoulou, Sougdàia, op. cit., pp. 68-69. 222 M. Balard, Gênes et l'Outre-Mer, op. cit., doc. n° 595. 223 Ibidem, doc. n° 795 et 882. 224 Ibidem, doc. n° 398 et 399. 225 Ibidem, doc. n° 771. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 287 tinguent des Sarrasins d’origine syrienne. Ces derniers exercent des petits métiers: boutiquiers, taverniers, tenanciers d’un établissement de bains publics. Les « Francs de Syrie » au contraire occupent une grande place dans l’activité administrative et économique de Cafîa: Francesco de Gibelet est appointé comme interprète en langue hongroise 226, Callojane remplit les fonctions d'orguxius, tout en étant à la tête d’une « centaine » de Caffa 227; David de Gibelet est l’un des neuf marchands astreints à payer le commerchium de Tana228; quant à Solimano, il se rend en Bulgarie pour acheter 498 muids de grain, au nom de la Commune 229 ; le boucher Antonio et le moine mendiant Giorgio complètent cette singulière communauté. Il n’est pas étonnant, en raison de la situation géographique de Caffa d’y rencontrer quelques Russes. Leur identification n’est pas toujours facile. Comment distinguer en effet la famille génoise Rosso (Rubeus dans le texte latin) des Russes cités par un prénom, auquel s’adjoint le qualificatif Rubeus? S’il est probable qu’en 1290 Johannes Rubeus, habitator de Caffa, et parent d’un certain Todari, est un Russe qui met en vente une esclave russe, inversement le notaire Guilielmus Rubeus est sans doute un Latin 230. Le cas de Gabriel, Raimondus et Bonifacius Rubeus est plus incertain231. En 1386, l’on rencontre encore quelques Russes à Caffa, parmi lesquels le cuisinier du consul. On ne saurait oublier la communauté géorgienne, fort bien représentée à Caffa en 1381-1382, mais ignorée de manière inexplicable par le registre de la Massaria de 1386, à moins qu’ayant pris parti pour les Tatars, les Géorgiens aient été obligés de quitter le comptoir génois. Ils sont une trentaine en 1381-1382, habitant la citadelle de Caffa et se livrant à des activités artisanales ou marchandes. Le Géorgien Sabadinus se dit laborator camocatorum, Sarchis fabrique des bourses, alors que les Géorgiens Cramadinus et Jharoc se qualifient de mercatores On aimerait avoir plus de renseignements sur cette communauté; les brèves notices des livres de comptes sont bien sèches. Notre curiosité est un instant éveillée par la mention de ces trois Alains établis à Caffa et à Solgat en 1289-1290; ils promettent de livrer 2.000 muids 226 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 515 r. » Ibidem, ff. 508 r, 416 v. 2» Ibidem, f. 45) v. » Ibidem, i. 206 r. y® M. Balard, Gênes cl l’Ouire-Mcr, op. cit., doc. n° 697 et 435, 584, 813. 231 Ibidem, doc. n° 833, 834, 737, 746. 1,2 ASG. Caffa Massaria 1381, (T. 98 r, 99 v, 277 r, 463 v; cf. G. G. Musso, Gli Orientali, op. cit., pp. 107-108. 288 LES 1R0IS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT de sel à deux Génois qui avancent une partie des fonds La trace de ces derniers représentants d’une peuplade jadis illustre se perd au cours du XIVe siècle, les registres de la Massaria de Caffa n’en gardent plus témoignage. L'extraordinaire bigarrure ethnique de la colonie génoise ne serait pas complète sans un certain nombre de Grecs venus de tous les points de la mer Noire (Cembalo, Simisso, Siwas, Samastri, Trébizonde), mais aussi de Péra, de Candie, de Chypre, de Rhodes et de Phocée; sans un certain nombre de Goths 34, de Coumans a5, de Tatars venus de Tabriz ^ de Circassiens w et de Bulgares 234 qui côtoient la foule des esclaves tatars ou circassiens, établis à Caifa au service de maîtres qui les ont baptisés, ou bien récemment asservis et prêts à être vendus sous d’autres cieux. Un tel mélange de races est exceptionnel. Il impose aux Génois qui jouissent d’une supériorité économique et politique, mais en aucune façon numérique, une attitude tolérante, mais assez habile pour jouer d’une communauté contre une autre, assez énergique aussi pour réagir efficacement contre les défections, comme ce fut le cas en 1386-1387, au moment de la guerre de Solgat. A Péra, au contraire, l’existence du comptoir ne pouvait être menacée que de l’extérieur. En effet, malgré un certain mélange des races, 1 élément latin restait prédominant. On rencontre à la fin du XIVe siècle quelques Syriens descendant d’exilés, comme Cosmas de Gibclet, ou de Sarrasins, comme Ibraim Mansur 239 ; des Grecs de Crète, de Chypre, de Rhodes, de Phocée, de Simisso, de Cembalo et de Cafïa, d’où viennent également un Circassien et une Russe:w; des Bulgares enfin et des habitants de Vicina et de Licostomo •*'. L’on n’aurait garde d’oublier les esclaves pour qui Péra représente une étape sur les routes de l’Occident ou de l’Egypte:IÎ, population mouvante de dera- 233 M. Balard, Gênes et l'Ou/re-Mer, op. cit., doc. n° 184 et 477. 234 Tbomaxius Gotus habitator in S. Thenaxis, cf. ASG. Caffa Massaria 1381, f. 191 r. 235 Ibidem, fï. 292 v, 293 v, 276 r. 236 Ibidem, f. 41 r. 237 Ibidem, f. 325 v. 238 Ibidem, f. 82 r. 239 ASG. Peire Massaria 1390, ff. 32 r, 109 r. 240 Ibidem, ff. 126 v, 154 r, 210; Massaria 1391, ff. 3v, 117 et 210; Massaria 1402, ff. 94 v, 133 v, 257 v. 241 ASG. Peire Massaria 1390, ff. 54 v, 88v, 97v, lOOv, 144 r; Massaria 1391, f. 117. 242 Cf. Ch. Verlinden, Medieval « Slavers », dans Explorations in Economie History, vol. 7, 1969-1970, Economy, Society and Government in Medieval Italy, pp. 1-14. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 289 cinés, s accroissant au moment des guerres, mais plus régulièrement alimentée par la traite, dont les trois colonies génoises représentent des « plaques tournantes ». IV - Les esclaves Comme on l’a fort souvent souligné 243, les trois grandes colonies génoises ont été des marchés d’esclaves d’autant mieux fournis qu’ils se trouvaient sur les grandes routes de la traite dans l’Europe médiévale, routes menant de la mer Noire à l'Europe chrétienne et méditerranéenne d’une part, à l’Egypte musulmane de l’autre. A ce trafic des esclaves, les Génois prirent part dès les premiers temps de leur expansion en Orient. Mais s’établissant à Caffa, à Péra et à Chio en grand nombre, ils y introduisirent les usages génois. Chaque famille ayant une certaine aisance prenait à son service un ou deux esclaves. Ainsi les trois colonies n’étaient pas seulement des lieux de transit pour les maquignons génois et leurs victimes; elles abritaient aussi une population servile, permanente, bigarrée et composite. Les premiers indices concernant la traite remontent aux premiers temps de l’implantation génoise à Constantinople. En juillet 1159, est mis en vente à Gênes un esclave de Romanie, chargé à Constantinople avec d’autres marchandises Mais ce trafic ne prend pas au XIIe siècle une bien grande ampleur. Entre 1186 et 1226, les minutiers notariaux génois ne mentionnent qu’une seule esclave d’origine orientale, la métropole ligure achetant de préférence les Sarrasins tombés en servitude à la suite des guerres de la Reconquista" . On n‘a d'autre part aucune preuve que dès le XIIe siècle, le comp- Ch Verlindcn, Aspects Je l'esclavage dans les colonies médiévales italiennes, dans Hommage à L Febvrc, t. II, 1953, pp. 91-103; Idem, Traite des esclaves et traitants italiens à Constantinople f»> «H t) oo (fi I il) a «S > T3 -1— O û! © . Aucun acte notarié datant de la première domination génoise sur l’île (avant 1329) n étave le témoignage de Guillaume Adam. Mais à partir de 1346, lorsque Chio passe aux mains de la Mahone, les notaires génois qui s’y installent ont rédigé un grand nombre de minutes concernant la vente, la location ou 1 affranchissement d’esclaves. Une soixantaine de contrats passés entre 1359 et 1413 a été conservée; à peine un tiers de ces actes a été examiné par Ph. Argenti 11. A l’évidence, les conditions du marché sont à Chio bien différentes de ce quelles sont à Péra ou à Caffa. Ici. à la fin du XIVe siècle, les Circassiens et surtout les Tatars l’emportent en nombre sur les représentants des autres ethnies. A Chio, au contraire, la bigarrure des races est extrême, sans qu’un groupe domine nettement les autres: les Tatars, moins nombreux que les Bulgares, côtoient des Grecs, des Turcs, des Circassiens, des Russes, des Arméniens, des Sarrasins, des Bosniaques, des Mingréliens et des Vlaques. Les Grecs, mentionnés jusqu’en 1381, disparaissent du marché après cette date: dans les dernières décennies du siècle s’impose progressivement l’idée que les Latins ne peuvent les réduire en servitude A partir des premières années du XVe siècle, les Bulgares enlèvent le premier rang aux Tatars: faut-il voir dans cette soudaine prédominance numérique une conséquence de l’assujettissement de la Bulgarie au pouvoir des Ottomans, réalisé quelques années plus tôt? Les Turcs 319 D. Gioffrè, Il mercato degli schiavi, op. cit., pp. 69 et 149. 320 G. Adam, De modo Sarracenos extirpandi, op. cit., p. 531. Sur le texte de Guillaume Adam, cf. B. Z. Kedar, Segurano - Sakran Salvaygo, op. cit., pp. 75-76. 321 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 624-625. m Cf. note 302. GÉNOIS D'OUTRE-MEtt LATINS ET ORIENTAUX 309 auraient alors déversé sur les marchés orientaux leurs prises de guerre, qui arrivent à Chio avec un certain retard323. Tout se passe comme si en effet les esclaves connus par les actes notariés de Chio avaient fait ailleurs un séjour plus ou moins prolongé, avant d’être mis en vente dans l’île. A quelques exceptions près, ils portent tous un prénom chrétien, alors qu’à Caffa le baptême des esclaves est peu fréquent. Certains ont été acquis à Péra ou en mer Noire3M. Rares sont ceux qui ont été récemment arrachés à leur lieu d’origine: c’est sans doute le cas du jeune Turc Michare, âgé de 15 ans, mis en vente par un Grec de Phocée, ou du jeune enfant Saitus que Durante de Crapi est allé acheter en Syrie 325. Ce sont là des exceptions. Généralement les esclaves mis en vente à Chio sont des adultes, et non pas de très jeunes gens comme dans les autres comptoirs génois: la moyenne d’âge s’établit à 21,4 ans chez les hommes, à 20 ans chez les femmes. Le rapport numérique entre les deux sexes est favorable aux hommes: 35 sujets contre 31. L’activité professionnelle des maîtres expli-que-t-elle cette inhabituelle disproportion? L’on voit certes quelques esclaves mâles passer au service d'artisans, mais jamais à celui d’agriculteurs, alors que chez ceux-ci la demande en hommes était très forte3!6. Il est plus vraisemblable de penser qu’un grand nombre de ces jeunes hommes était ensuite acheminé vers l’Egypte, quoique les actes notariés de Chio ne fournissent à cette époque aucun indice sur cet important courant de traite. L’exportation des esclaves s’effectue surtout vers l’Occident. Viennent en tête Gênes et les bourgs des Riviere, puis Barcelone et Majorque, quelques grandes villes d’Italie: Milan, Padoue, Naples et Florence. Deux Cretois, un Latin et un Grec, viennent en outre acquérir un esclave. La grande majorité des transactions met en présence deux Génois, parfois des habitants de Chio, très rarement des membres de la Mahone. Si l’on excepte Luchino de Goano et le Napolitain Colla Buzotus, plusieurs fois cités, acheteurs et vendeurs n’apparaissent qu'une fois devant le notaire. A la fin du XIV' siècle, Chio n’est encore qu’un marché secondaire de la traite et non le rendez-vous international des maquignons. Les soubresauts du commerce des esclaves n y arrivent qu’amortis. Les prix font preuve d’une grande stabilité entre 1359 JU Dès 1390, on l'a vu, le podestat de Pera doit régler le sort d esclaves bulgares, cf. p. 304. 324 ASG. Not. Antonio Fellone 111, f. 124 v; Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 222; Not. Giovanni Balbi, 25 septembre 1408. 53 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 82 et 43. 326 R. Delort, Quelques précisions, op. cit., p. 247. 310 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D'ORIENT et 1412 et ne sont guère différenciés selon les sexes; la moyenne s’élève de 30 à 35 ducats, entre un minimum de 25 ducats acquittés pour l’achat d’une tatare de quarante ans et un maximum de 50 ducats payés pour obtenir les services d'une nourrice circassienne de 24 ans i27. Resterait à connaître le nombre des esclaves se trouvant à Chio vers les années 1400. S’il existait à Chio une taxe semblable à celle qui frappait la possession et la vente des esclaves à Gènes ,:s, le taux et le rapport en sont totalement inconnus. Tout au plus sait-on par les actes notariés que posséder plusieurs esclaves n’était pas rare: le tailleur Symon de Jerra est le maître de deux Tatars de 25 et 17 ans, alors qu’une Mingrélienne et son fils ainsi qu’une jeune Bulgare servent Guglielmo Blanes de Valence m. Dans la majorité des cas, l’on devait se contenter d’un seul serviteur, comme le montrent les affranchissements après décès et les textes des testaments 3W. V - Les rapports des collectivités Génois et Ligures, Italiens, Gualans, Grecs, Juifs, Arméniens, Tatars, Géorgiens, esclaves caucasiens et balkaniques font des trois grands comptoirs génois d’Orient de véritables creusets de races, de langues et de religions. Les rapports entre ces diverses communautés ethniques ont été diversement interprétés. Faut-il comprendre que des relations de type féodal se sont instaurées entre une élite de dominateurs, relativement peu nombreux, mais disposant de la force militaire et navale, et des communautés indigènes assujetties, écartées des profits de la vie économique et incapables de rejeter leurs maîtres à la merB1? L’histoire des colonies génoises ne serait dans cette hypothèse qu’une suite de tensions sociales au cours desquelles les collectivités dominées, prenant prétexte des excès de la fiscalité ou de l’insuffisance des approvisionnements, auraient cherché à secouer le joug occidental, 327 L’utilisation des esclaves comme nourrices à Gênes a été bien mise en valeur par D. Gioffrè, Il mercato degli schiavi, op. cit.. pp. 101-104; cf. également Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 619, note 5. 328 Ibidem, p. 623. 329 ASG. Not. Giov. Balbi, 13 avril 1414 et 7 octobre 1408. -30 ASG. Not. Antonio Fellone III, f. 110r; Not. Donato di Chiavari, doc. n° 199; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 41, 46, 50; Not. Giovanni Balbi, 22 nov. 1408, 19 juin 1413, 4 septembre 1413, 4 février 1414. 331 E. S. Zevakin - N. A. Pencko, Ocerki, op. cit., pp. 70-77. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 311 en faisant appel à des compatriotes de l’extérieur ou à des alliés, les Grecs de Chio au basileus, ceux de Péra à leurs voisins de Constantinople, les Tatars et Sarrasins de Caffa aux forces des khans mongols ou de leurs représentants locaux, les seigneurs de Solgat. Prenant le contrepied de cette interprétation qui privilégie les conflits de races au sein des rapports sociaux, G.I. Bratianu s’est efforcé de montrer que, contrairement à toute l’évolution sociale de l’Occident au Moyen Age, les rapports humains dans les colonies génoises d’Orient s’étaient développés librement, en dehors de tout lien unissant les hommes à un seigneur, les serfs à un maître Point de vassaux, point de dépendants, point de maîtres. La réussite économique déterminait le rang que chacun occupait dans la société, et la révolution commerciale, alors à son apogée, permettait aux plus humbles de faire fortune, avec un peu de chance et beaucoup de ténacité. Quant aux collectivités ethniques locales, elles ne pouvaient que profiter du surcroît de richesse produit par l’intense activité économique des Occidentaux. Ces interprétations, trop radicales ou trop séduisantes, donnent une fausse image des rapports quotidiens entre les diverses ethnies. Car d une part il existe parmi les Grecs, les Arméniens, les Tatars, les Juifs, des individualités qui ont atteint un très haut niveau social et dont la fortune n’a rien de commun avec celle des petits artisans ou des marins d origine ligure. Ceux-là sont mêlés au grand commerce, sont parfois consultés par les autorités génoises, quand ils n’entrent pas dans quelque office gouvernemental. Ils partagent tout à fait les intérêts de l’aristocratie marchande latine. Mais d’autre part l’on ne saurait affirmer que les Génois se sont établis en Orient sans apporter avec eux un outillage mental fortement influencé par l’existence des liens de dépendance. Des qualificatifs honorifiques comme dominus et miles, décernés par les notaires à quelques-uns de leurs clients, traduisent une prééminence de droit et de fait creant pour d autres, en contrepartie, une situation d’obligés ou d’inférieurs. Or, même s’ils se sont enrichis aux côtés des Génois, les notables orientaux n’entrent pas dans cette élite sociale. De telle sorte qu’ils peuvent hésiter entre une collaboration, souvent profitable, et une rancoeur les amenant, lors de difficultés extérieures ou d excès fiscaux momentanés, à prendre la tête d une opposition aux Occidentaux. Les efforts patients de cohabitation sont alors minés par des tensions soudaines qui n’ont toutefois pas menacé sérieusement l’hégémonie génoise au cours du XIVe siècle. »2 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 197 et 291. 312 l-FS TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS d’ORIKNT al Les rapports quotidiens. 1 - L'habitat. Cohabiter, cela signifie d’abord partager les mêmes demeures, ou au moins les mêmes quartiers. Les conditions dans lesquelles s’est effectué le peuplement latin pouvaient faire craindre que cette fusion dans l’habitat ne soit sérieusement compromise, dès l’origine. En effet à Péra le repli des Grecs sur Constantinople, ordonné par Michel VIII Paléologue, au moment où il livra aux Génois leur nouvelle concession, puis la distinction fondamentale entre les terres du basileus et les terres de la Commune pouvaient amener les Génois à se regrouper en un quartier d’où les Grecs se trouvaient exclus. En fait, dès 1281, Giacomo de Lucques, qui fait partie de la suite du podestat, habite en terre d'empire et sa demeure jouxte celles de deux Grecs; à la même date, la Grecque Cali achète à Dondedeo d’Imola une maison, sise cette fois dans le périmètre concédé à la Commune ,u. Au cours du XIVe siècle, les Occidentaux habitent de préférence le centre de Péra, tel qu’il a été défini par les chrysobulles d’Andronic II puis de Jean V Cantacuzene, alors que la population grecque occupe plutôt les bourgs de Lagirio et de Spiga. Mais il ne manque pas de Grecs qui côtoient les Latins à Péra même !V*. Ainsi les Falacca possèdent plusieurs maisons dont l’une touche à une vigne appartenant à des Grecs, une autre, sise dans le quartier Saint-Michel de Péra, jouxte la maison du pelletier grec Gregorius î35. Les Juifs ne sont pas rejetés dans un ghetto: les Falacca possèdent une maison au coeur de la juivcric a 1 intérieur du castrum, et plusieurs Juifs résident dans d’autres quartiers, près des églises Sainte-Catherine et Saint-Antoine Ainsi, malgré la prépondérance numérique des Génois au centre de Péra, des Grecs dans les bourgs, des Juifs dans leur quartier propre, il n’y a pas de séparation radicale dans l'habitat. Les ventes immobilières et les successions favorisent la cohabitation entre les différentes ethnies. A Chio, les conditions dans lesquelles s’est faite la conquête génoise en 1346 pouvaient provoquer la naissance de deux villes distinctes: d’un côté la citadelle évacuée par les Grecs avant d’être occupée par les Latins, de l'autre les bourgs regroupant la population d’origine hellénique. En fait, dans le 333 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., doc. n* 50 et 114. 334 ASG. Peire Massaria 1390 bis, f. 58 v; Massaria 1390, ff. 96 r, 112v, 210 v; Massaria 1391, ff. 114, 117, 219; Massaria 1402, ff. 63 v, 273 v. 335 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n” 12 bis. 336 Ibidem, doc. n° 19 et Peire Massaria 1390 bis, f. 88 v. GÉNOIS d'OUTUE-MER LATINS ET ORIENTAUX 313 traité qu il conclut avcc la noblesse grecque de l’île, Simone Vignoso sut faire preuve d habileté en exigeant la livraison de deux cents maisons dans le castrum de Chio, pour que les Latins en fussent les maîtres, sans provoquer un bouleversement total dans l’habitat et les fortunes, qui eût compromis la politique de colonisation î<7. Aussi bien des Grecs continuèrent-ils à résider dans le castrum de Chio: en 1349, Paganino de Bracelli achète une maison toute proche de celle d’un pappate ,M, et en 1381 Jhera Michelina partage avec Giorgio Virmilia, « bourgeois » de Chio, une maison sise dans la contratta de Giovanni Giustiniani de Campis, à l’intérieur de la citadelle3?9. Un des quartiers du castrum est, nous l’avons vu, occupé par les Juifs; mais ici encore, point de ségrégation; c’est ainsi qu’Enrico Giustiniani et Giacomo di Passano habitent deux maisons dans la Judaica M0. Le mélange ethnique est encore plus important dans les bourgs. Dès 1348, Francesco Arangio s’y installe en achetant une maison à Jane Syrica-rius ',l. Dans les quartiers de Vlattaria et de Parrichia, Grecs et Latins voisinent ’. Dans le ba2ar, proche du rivage, la veuve de Giovanni di Luna possède une boutique voisine d’une autre que détient la famille Argenti343; près de l’arsenal, la maison de Cologrea Evedochia touche aux maisons de trois Latins et d’une Grecque 1W. Enfin, hors de la ville et des bourgs de Chio, les Génois se mêlaient à la population hellénique lorsqu’ils allaient contrôler la gestion de leurs terres, ou se rendaient dans les domaines qu’ils s’étaient constitués, particulièrement dans les Kampos, au sud de la ville de Chio. Quelques restes monumentaux dispersés dans la Kampochora témoignent d’une influence génoise évidente: la tour fortifiée du domaine de Sklavia, la maison de Stous Hephta, à 2 kilomètres de Daphnonas, la tour brûlée ou Ka- m Ph. P. Argenti, The occupation oj Chios, op. cit., t. II, p. 31. *** Ibidem, t. III, p. 526. ASG. Not. Antonio Fellone III, f. 149 v. 340 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 119. 341 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, p. 516. Lo premières mentions de ces quartiers remontent à 1381 et 1394 (ASG. Not. Ant. Fellone III, f. 149 v et Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 207) et non à 1458 comme le note Ph. P. Argenti (The occupation o/ Chios, op. cit., t. I, pp. 538 et 541). Le quartier de Parrichia comme le dit formellement l’acte dressé en 1381 (ASG. Not. Ant. Fellone III, f. 149 v) est situe dans les bourgs de Chio, à proximité du castrum, mais non à l’intérieur de celui-ci. ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 258. M ASG. Not. Ant. Fellone III, f. 144 r. 314 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D'ORIENT ménos Pvrgos, mais il est impossible d’affirmer que ces édifices ont été construits dans les premiers temps de l’occupation génoise La datation est aussi imprécise en ce qui concerne les forteresses génoises de 1 ile comprenant une enceinte et une tour de défense ou pyrgos à l’intérieur Il est toutefois certain que dès le début du XVe siècle, les Mahonais avaient organisé un quadrillage administratif de l’ensemble de l’île et partagé entre eux les fonctions ainsi créées. C’est ainsi qu’en 1404, Tommaso Paterio reçoit le castrum de Recovere pour l’année 1406, celui de Volissos pour 1407, celui de Lithi pour 140S, celui de Melanios pour 1409, ceux de Pyrghi et de \ iki pour 1410 w. Il existait donc dès les années 1400 tout un réseau de fortifications génoises dans l’ile: quelques fonctionnaires de la Mahone, quelques hommes d armes entretenaient ainsi des rapports quotidiens avec la population grecque, allant de la protection contre les pirates turcs à la surveillance de la production du mastic et à la perception des redevances dues à la Mahone. A Caffa, en raison sans doute des conditions pacifiques dans lesquelles s’est effectué le peuplement, la cohabitation des diverses ethnies s est réalisée sans grande difficulté. Ainsi en 1290 voyons-nous le Grec Nichetas lana habiter la même demeure que Michel le Syrien, lévêque de Soldaïa et Luchino del-l’Orto34*, et Paganino di Ceva avoir pour voisin un certain lalamandino La reconstruction de la colonie organisée par YOfficium Gazarle en 1316 prévoyait une séparation plus nette des diverses ethnies, en favorisant au coeur de la ville la colonisation génoise, tout en exceptant du lotissement des terres l’espace occupé par les églises des Grecs et des Arméniens Ces règles établies par YOrdo de Caffa ont été bien vite oubliées. Certes, à la fin du XIV siècle, la population d’origine génoise habite plutôt la ville basse et la citadelle, alors que Grecs et Arméniens se sont établis plutôt dans les bourgs. Mais que d’exceptions! Le Géorgien Jolbei a pour voisins le Génois Giovannino Negrone et deux Grecs, Georgios Chiladici et Callojane Vassilao lM. Le Syrien Isaac de Gibelet demeure à côté de son père Coia Nagin, mais aussi 545 A. C. Smith, The architecture of Chios, op. cit., pp. 48-50. 346 Ibidem, p. 117. 347 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n* 87. 344 Cf. M. Balard, Gènes et l'Outre-Mer, op. cit., doc. n* 595. 349 Ibidem, doc. n° 891. 350 Cette exception signifie qu’antérieurenent à la destruction du comptcir en 1307, Grecs et Arméniens cohabitaient avec les Latins au centre de la ville. 351 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. UOr-lllv; cf. G. Airaldi. Studi, op. cit., pp. 52-57. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 315 de deux Génois, le forgeron Giovanni Vairolo et Antonio di Ulmo 352. Des Orientaux ont leur demeure dans la citadelle et des Latins sont venus s’établir dans les bourgs 35\ A Caffa, moins encore qu’à Péra et à Chio, n’existe de ségrégation entre les diverses ethnies, dans le domaine de l’habitat. On remarquera cependant qu à la suite des traités conclus par les Génois avec les autorités locales, ou des règles édictées par \'Officium Gazarie, les Ligures se retrouvent en majorité au centre des trois comptoirs, ils tiennent la citadelle, les quartiers où s épanouit la vie économique. Comment s’en étonner puisque le lieu et la forme de 1 habitat sont au Moyen Age, comme en d’autres temps, le reflet du rang social que l’on occupe. 2 - Les échanges linguistiques. Les relations de voisinage impliquent des contacts quotidiens donc des échanges linguistiques Les autorités génoises prennent à leur service plusieurs interprètes. A Péra, en 1281, Giacomo di S. Siro est le drogman officiel du podestat, de même que le notaire Bartolomeo Vilanucio, appointé de 1389 à 1402 pour toutes les traductions de latin en grec 354. A Caffa, le consul génois n’utilise à la fin du XIIF siècle qu’un seul interprète officiel, Pietro di Milano s; en 1344. il a recours à deux auxiliaires, Percivalle di Verona et Samuele d Asti, sans que l'on puisse savoir si l’un d’eux a une spécialité particulière Vers les années 1380, l’effectif des interprètes a plus que doublé; Francesco de Gibelet traduit la langue « ugaricha », c’est-à-dire l’idiome utilisé par les Tatars depuis Gcngis Khan ,57: il est, à ce titre, avec l’aide de Giuliano Panissaro, le traducteur officiel des deux traités conclus en 1381 et 1387 entre le khan et le consul de Caffa ,S!. Filippo di Sant’Andrea traduit ASG. Noi. Niccolò de Bellipnano 1375, (T. 113 v -115 r; G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 5U6. 353 ASG Caffa Massaria 1386, ff. 10v, 35 r, 50r-v, 105 r, 170 r, 174 v, 193 v, 369 r, 416 v. G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 95, 99, 100, 111, 134, 154 et 155. ASG. Not Donato di Chiavari 1389, doc. n° 18; Peire Massaria 1390, f. 18 v; Peire Massaria 1391, f. 121 r et Massaria 1402, f. 25 v. M. Balard, Gênes et l’Outrc-Mcr, op. cit., doc. n° 561, 591, 640, 682, 813, 879, 880. 356 ASG. Not. Oberto Maineto n° 277, f. 204 v; Not. Resignani Raffaele II 1344, f. 133 v; cf. G. Balbi - S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 38 et 124. 357 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 287. m Gênes, Bibl. Univ., Manoscritti E VII 9, ff. 43 et sq., 48 et sq. 316 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT le grec et peut-être l’arménien 359, Luchino Caligepalio le grec, de même que Giovanni Riccio qui exerce ses talents plus particulièrement dans les bourgs de Caffa 340. Quant à Juanixius de Persio, il sert d’intermédiaire avec les Tatars et les Sarrasins 361. Certains de ces personnages connaissent plusieurs langues. Filippo di Sant’Andrea assiste à la rédaction d’actes notariés intéressant des Grecs, des Arméniens, des Géorgiens et des Sarrasins 362. Des autorités de Caffa dépendent également les interprètes nommés dans d’autres comptoirs: Demerode de Savasto exerce ses talents à Soldaïa de 1379 à 1386, de même qu Antonio Clavexano à Cembalo, où il est assiste par un scribe grec, Papa Nichofforo 363. A Chio, les relations de la Mahone avec les Grecs impliquent les services de plusieurs interprètes: Antonio della Torre et Niccolò Moscambario en 1381 -164, Niccolò di Rapallo en 1394 365, Antonio di Guiso et Francesco Restano en 1404 le même Antonio di Guiso aidé de Giovanni Tondo et d Antonio de Opiciis en 1408 36/. Mais il faut ajouter que les Mahonais utilisent également un Grec, Léon Vastarchi, portant le titre de scribe grec de Chio De telles connaissances linguistiques méritent d’être pleinement utilisées. Aussi voit-on les autorités des trois comptoirs s’efforcer de conserver les mêmes hommes. A Péra, Bartolomeo Vilanucio conserve sa fonction pendant 14 ans, apparemment sans solution de continuité. A Caffa, Giovanni Riccio est interprète de la cour du consul en 1374 et l’est encore en 1386 3o9; Filippo di Sant Andrea, Juanixius de Persio, Francesco de Gibelet, Luchino Caligepalio 3'9 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 515 r et Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff- 17 v-19 r, 21v-22r, 16 r, 27 r; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 87-88, 85, 91-92, 102. 360 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 504 v et Not. Niccolò de Bellignano 1375, f- 102 r, cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., p. 45. 361 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 504 v. 362 ASG Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. 8r-v, 13v-14r, 18v-19r, 21 v- 22 r, 26r-27 r; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 71-72, 82-83, 88, 91-92, 101. 363 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 409 v; Massaria 1386, ff. 445 r, 600 r, 603 r. 364 ASG. Not. Antonio Fellone III, ff. 140 r, 141 r, 142 r-v, 143 r, 145 v* 151 r. 363 ASG. Not. Donato di Chiavari, 1er juillet 1394. 366 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 62, 100 et 122. 367 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 360, 434 et 508. 368 ASG. Not. cart. n° 418, f. 8 v. 369 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 55 r; Massaria 1381, ff. 5 r, 101 r; Massaria 1386, f. 504 v. GÉNOIS d’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 317 émargent sur les registres de la Massaria en 1381 et en 1386 37°. A Chio enfin, Antonio di Guiso est mentionné comme interprète de la cour de 1404 à 1408 371. A côté de ces traducteurs officiels, des notaires, des marchands comprennent telle ou telle langue et il est probable que de nombreux Orientaux n’ignoraient pas des rudiments de génois. L’on est en effet surpris du nombre des interprètes cités dans nos documents, interprètes occasionnels intervenant au cours d’une transaction passée entre un Latin et un Oriental et dont le témoignage est requis par le notaire. A Caffa en 1289-1290, une dizaine de personnages sont ainsi qualifiés de drogmans, et parmi eux se trouve l’un des huissiers du consul 372. A Péra en 1281, trois actes sont conclus entre Latins et Grecs, sans l’aide d’un interprète, ce qui suppose que l’une des parties au moins connaissait la langue de l’autre 373. Dans les mêmes circonstances, sont passés plusieurs contrats à Chio en 1348 374. Les connaissances linguistiques des Orientaux ne le cèdent en rien à celles des Latins. En 1389, un Syrien sert d’interprète à Péra pour un Arménien 375; en 1381, un Grec porte plainte contre un de ses compatriotes devant le tribunal du consul et se fait comprendre sans aide 376; plusieurs Arméniens, un Sarrasin accordent des procurations sans le secours d’un interprète 377. Quant au Turc de Brousse, Cagi Mostaffa, il s’entend directement avec le rabbin de Chio, Elias 3'\ Enfin à Caffa, plusieurs Orientaux, le Bulgare Johaninus, les Arméniens Stephanus, Costa-mir et Barroxa, le Grec Johaninus de Ponterachia ainsi que Mohamed Baia-charonus et Michel de Syrie servent d’interprètes à l’occasion de quelques contrats 379. 37° ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 73 v, 303 r, 338 v; Massaria 1386, ff. 504 v-505 r et 515 r. 371 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 100; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 434. 372 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., s. v. interprète. 373 G. I. Bratianu, Actes des notaires, pp. 136, 149 et 164. 374 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, pp. 516 et 526; cf. ASG. Not. Ant. Fellone III, f. 152 r: le Grec Costa Gordatus déclare devant le notaire qu’il sait le latin. 375 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 74. 376 ASG. Not. Niccolò de Bellingano 1375, ff. 10 r -11 r; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 75-77. 377 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. 16 r, 18 v, 19 v, 107 r-v; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 85, 88, 89, 49. 378 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 48 et 49. 379 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 405, 410, 424, 594, 626, 730 et G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 289. 318 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner que le Codex Cumanicus, sorte de lexique trilingue écrit vers 1303 et dont l’éditeur attribue la paternité à un Génois jS0, soit né dans cette société caffiote, où races et religions diverses se mêlent, où les nécessités du commerce imposent des rapports constants entre les diverses ethnies. Les contacts quotidiennement renouvelés entre Latins et Orientaux créent peu à peu un vocabulaire nouveau qui imprègne la langue des notaires et des scribes de la cour. L’interprète, pour la désignation duquel on utilise encore le mot interpretator381 est plus fréquemment qualifié de turchimanns ou de dragonianusm. Le fonctionnaire préposé à la fourniture des armes, du fer et du bois nécessaires à la défense de la ville ainsi qu’à la haute surveillance de l’arsenal se nomme le sabarbarius 't'\ Parmi les auxiliaires du consul, on rencontre à Cafïa les nacharati, c’est-à-dire les musiciens jouant des na-charae 384, et les orguxii qui, selon le statut de Caffa de 1449, constituent la suite montée du consul 383. En matière de vocabulaire maritime, les emprunts à l’Orient sont très réduits; on notera particulièrement l’usage du mot tur-cheschum pour désigner un bateau de 15 bancs qu’utilisaient les Turcs 386, et l’emploi devenu très courant du mot calafactus, dérivé de 1 arabe, pour qualifier les artisans chargés de goudronner les navires et de les mettre en état 3l'. Dans les comptes de la trésorerie de Caffa et dans les actes notariés, le mot danga venant du terme tatar tamga désignant la marque apposée aux têtes 380 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 231. On préférera désormais à l’ancienne édition du Codex Cumanicus par G. Kuun, Budapest, 1880, 1 édition de K. Gronbech, Monumenta linguarum Asiae Minoris I: Codex Cumanicus, Copenhague, 1936, ainsi que du même auteur, Komatiisches Wôrterbuch. Turkischer Wortindex zu Codex Cumanicus, Copenhague, 1942. 381 ASG. Cafïa Massaria 1374, f. 55 r. 382 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 95, 99, 100, 134. 383 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 62 r. 384 Ibidem, f. 84 v. 385 Ed. dans A. Vigna, Codice diplomatico, op. cit., ASLI, t. VII, partie II, fase. 2, p. 612. 386 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, p. 539. 387 H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., p. 420. Quelques autres emprunts linguistiques (stolus, nauclerus, taxegium, emporium etc.) sont signalés par H. Antoniadis -Bibicou, Vocabulaire maritime et puissance navale en Méditerranée orientale au Moyen- Age d’après quelques textes grecs, dans Méditerranée et Océan Indien, Actes du 6e colloque international d’Histoire maritime, Florence, 1970, pp. 334-336. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 319 de bétail188, s’applique à de petites barres d’or marquées de l’empreinte du khan mongol 389. Par introytus tamoge bestiarum macelli il faut entendre le commerchium levé sur les animaux de boucherie, le mot tatar tamunga étant synonyme du grec kommerkion 39°. Le scribe de la Massaria utilise le mot daruga pour désigner un haut fonctionnaire tatar, le seigneur de Solgat, Co-tolboga391, et le terme alaffa qui s’applique au cadeau donné aux ambassadeurs des khans mongols ou des émirs ottomans 392. Les Tatars, résidant à Caffa et soumis à une taxe sont appelés caduchi, mais le mot désigne également tous les Orientaux qui ont quitté Caffa pour gagner Solgat au moment de la guerre de 1386-1387, quelle que soit leur race 393. Dans le domaine des activités économiques, beaucoup de mots orientaux sont utilisés: le capiso désigne un récipient (un couffin ou un panier?) servant de mesure pour les grains, les fèves, les lentilles et les pois chiches. Des noms de tissus orientaux ou d’objets d’origine orientale sont devenus d’un usage courant: scamandrum, bocairanus, camocatus, camelotus, savastina, na-caliha, comanescha m. Au contraire, le vocabulaire en usage en Occident s’impose pour désigner les qualités de toiles ou de draps dont on fait commerce en Orient: on a justement remarqué que le Codex Cumanicus ne contenait rien moins que treize mots d’origine latine pour désigner les diverses qualités de toile 39\ Des enquêtes comme celle de M. et R. Kahane et A. Tietze per- 388 B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., pp. 262-264. 389 ASG. Not. Tommaso Casanova 1342 in 1349, f. 95 r; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 482; cf. G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 241. 390 ASG. Cafia Massaria 1381, f. 40 r; B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 408, note 164 et E. Skrzinskaja, Storia della Tana, op. cit., p. 13. L'introytus tamoge bestiarum macelli est affermé pour un montant assez faible, le treizième de la valeur du commerchium de Caffa (ASG. Caffa Massaria 1386, f. 316 v). 391 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 65 v et B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 197. 392 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 64 r; Peire Massaria 1402, f. 54 v. 393 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 146 v: rerum Canluchorum sive rebellorum Cornu-tiis Caffa. 394 Les inventaires après décès donnent à ce sujet de précieuses indications: cf. ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. 11 r-13 r; 115r-118v, 119 r-120r; Not. Cristoforo Revellino, filza n° 426, manuale de Pietro di Fontaneggio; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 62-66, 68-70, 80-82. 395 R. S. Lopez, L’extrême frontière, op. cit., pp. 489-490. 320 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT mettraient sans doute de connaître quels apports ÜngLiistiques les Occidentaux ont fournis aux Grecs, aux Arméniens ou aux Tatars 3%. Mots arabes, turcs, grecs, tatars ou arméniens: la langue du notaire génois installé en Orient se colore de tous ces emprunts. Et il est vraisemblable qu il en était de même dans la langue parlée: le génois dont deux documents nous ont conservé la saveur si originale s’enrichissait de multiples apports orientaux, comme il avait su le faire d’ailleurs en Ligurie 397. Inversement, la langue des Grecs de Chio, de Péra et de Caffa dut adopter des éléments de vocabulaire génois, de même que celle des Arméniens ou des Tatars. La longue cohabitation des Occidentaux et des Orientaux a certainement donné naissance à une nouvelle lingua franca, sorte de commun dénominateur à toutes ces ethnies contraintes à avoir entre elles des rapports quotidiens. 3 - Les mariages mixtes. Ces rapports allaient-ils jusqu’au mélange des sangs? De meme quen Morée franque la fusion entre Grecs et chevaliers français avait donné naissance à une race de métis, les Gasmules 398, une nouvelle communauté orien-talo-ligure est-elle sortie de la colonisation génoise en Orient? Effectivement les mariages entre Occidentaux et Orientaux ne manquent pas. A Pera en 1281, le fourreur Ogerino Pastecca a épousé une Grecque originaire de Lemnos ; à la fin du XIVe siècle, les unions latino-orientales se sont multipliées: Giovanni di Polanesi, bourgeois de Péra, a pour femme une certaine Theo-dora; Giacomina, fille d’Amir de Abrano (un Arménien?) s’est mariée avec le notaire Antonio di S. Luca; Anna, fille du Syrien Giovanni, a épousé Théodore Grava et Pietro Falacca s’est uni à une certaine Johana Comacari 400: on remarquera qu il s’agit toujours de mariages entre un Latin et une femme d origine orientale. Fait peut-être exception la grande famille des de Draperiis. Le chef Luchino a épousé Jhera Paleologina, fille de Calojane Linodari de Constantinople, mais parmi ses nombreux enfants, une fille Romaina a pour mari Chostantinus de Lo Costa, d’origine plus probablement latine qu orientale. 396 The Lingua Franca in thè Levant - Turkish National Terms of Italian ani Greek origin, Urbana, Univ. of Illinois Press, 1958. 397 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 17; Sindicamenta Peire 1402, f. 129 r-v. 398 J. Longnon, L’empire latin, op. cit., p. 212. 399 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 122. 400 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 12, 33, 54 et 73. GÉNOIS d’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 321 A Caffa, à la fin du XIIIe siècle, quelques Italiens ont épousé des indigènes401, mais là encore, on n’a aucun exemple de mariage entre une femme d’origine latine et un Oriental. Le contraire serait étonnant, car il est peu probable que les marchands génois, installés depuis peu en Crimée se soient fait accompagner de jeunes filles nubiles. Les actes de Niccolò Beltrame de 1344 n’ont conservé que deux exemples de mariages entre Latins et Orientales: Benvenuto de Furneto qui a épousé Guilchi Jhacha, et Valletus ancien huissier du consul, mari d’Axia de Monemvasie 402. Un document inséré dans les comptes de la Massaria de 1381 confirme les remarques précédentes. Il s’agit des versements effectués à toutes les femmes des marins embarqués sur la galère de la Commune de Caffa, placée sous le commandement de Cosmael Grillo 403. Sur 78 couples ainsi connus, onze seulement unissent un Latin à une Orientale, Arménienne, Grecque ou Tatare. Aucun homme d’équipage indigène n’a pour épouse une femme d’origine occidentale. Les seuls mariages de ce type se rencontrent à Chio. En 1395, la fille de Giovanni della Costa a épousé Nicola Francus, fils de Georgius Carvogni Franci 404 et Genevra, fille de Giovanni Giustiniani olim de Furneto, se déclare en 1408 veuve de Giovanni, fils de Georgios de Lo Gramatichi, habitant Andros 4(b. Les unions latino-orientales sont assez fréquentes dans le cercle des Mahonais: Perpetua, fille de Francesco Giustiniani olim de Campis, épouse Jane Demerode de Péra et Giovanni Giustiniani olim de Furneto a pour femme la Grecque Angelina, fille de maître Siderus 406. Il y a là sans doute un choix politique: de telles unions rapprochent l’élite de la société génoise de la noblesse de Chio et contribuent à étouffer l’éventuelle hostilité des archontes grecs, en les associant par des liens familiaux à la fortune des nouveaux maîtres. Mais dans les couches sociales inférieures, le nombre de mariages mixtes est très faible. Et surtout, puisqu’ils unissent un Latin à une femme orientale, ils ne contribuent pas à un véritable mélange ethnique; la puissance paternelle est telle que les enfants se trouvent naturellement portés à adopter les coutumes, le genre de vie des Occidentaux, pour être ensuite absorbés 401 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 385, 675, 697, 728, lïl et 765. 402 ASG. Not. Oberto Maineto n° 273, ff. 203 v-204 r; Not. Pietro de Carpena 1371, f. 207 v; cf. G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 37-38, 101-102. 403 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 88 v et 89 r. 404 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 255. 405 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 430. 406 Ibidem, doc. n° 336 et Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 65. 21 322 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT parmi le menu peuple d’origine latine. La rareté des unions entre un indigène et une femme occidentale est le réel obstacle à la constitution d’une société où peu à peu Ligures et Orientaux viendraient se fondre. 4 - Les contacts religieux. Dans le domaine religieux, malgré de grandes espérances, les contacts furent peu fructueux. Il est vrai que dans les régions ayant appartenu à l’Em-pire byzantin et passées sous l’obédience des Latins, orthodoxie et nationalisme hellénique se confondaient; la foi orthodoxe soutenait l’esprit de résistance aux nouveaux maîtres. Dans ces conditions, une politique religieuse très prudente s’imposait aux autorités génoises. Ainsi s’engagèrent-elles à respecter à Péra la liberté de culte dans les trois églises byzantines, comprises dans le périmètre concédé par Andronic II, et à ne pas intervenir dans les nominations des desservants placés sous l’autorité du patriarche de Constantinople 407. Des monastères orthodoxes possédaient des terres, des vergers et des vignes sur les pentes de la colline de Péra; le gouvernement génois dut en 1317 rappeler au podestat qu’il devait veiller à ce que tous ces biens ne subissent aucun dommage de la part des Latins 40S. A la fin du siècle, pour les besoins de la population grecque habitant les bourgs de Spiga et de Lagirio, les autorités de Péra protégeaient encore les églises orthodoxes; elles accordaient une petite indemnité au pappate de Sain-te-Marie de Lagirio parfois utilisé comme interprète 409. Mais d’autre part, l’essor du peuplement latin stimulait la construction d’églises et de monastères catholiques. La liste en a été dressée par le Père Janin410. A leur égard, les autorités génoises de Péra se montrent assez réservées: elles accordent à l’occasion des fêtes de Noël une aumône ordinaire d’un hyperpère aux églises Saint-Michel, Saint-Dominique, Saint-François, au monastère de Sainte-Cathe-rine ainsi qu’aux hospices de Saint-Antoine et de Saint-Jean, un hyperpère 1/2 à l’église Saint-Georges et offrent des cierges lors des fêtes de saint Georges et de saint Michel4U. 407 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 106. 408 Ibidem, p. 117. 409 ASG. Peire Massaria 1402, f. 72 r. 410 R. Janin, La géographie ecclésiastique, op. cit., pp. 584-593; cf. aussi supra pp. 195-196. 411 ASG. Peire Massaria 1391, ff. 72 et 78; Peire Massaria 1391, f. 69 v, et L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 153. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 323 Ce sont là des faveurs modestes; à aucun moment on ne voit le podestat et ses auxiliaires favoriser le prosélytisme des clercs latins auprès de la population grecque. S’il y eut un effort pour gagner celle-ci au catholicisme romain, il n eut guère de résultat; à aucun moment, dans les actes notariés de Péra comme dans les comptes de la Massaria, il n’est question d’un Grec qui se dise « catholicus », comme c’est le cas dans les registres de la Massaria de Caffa. Que les frères prêcheurs aient eu une certaine influence sur quelques hauts dignitaires byzantins, c’est un fait incontestable qu’illustre le cas de Démétrius Cydonès, auquel un dominicain de Péra enseigna le latin et confia un ouvrage de saint Thomas d’Aquin 412. Le problème des contacts intellectuels entre les deux Eglises au XIVe siècle dépasse notre propos; notons seulement que les clercs latins de Péra ne furent pas étrangers au mouvement permettant à l’orthodoxie et au catholicisme, sinon de se rapprocher, du moins d’apprendre à se mieux connaître. La même prudence caractérise la politique de la Mahone à Chio. Dès le 12 septembre 1346, dans le traité conclu avec le noblesse grecque après la capitulation de Calojanni Cibo, Simone Vignoso garantissait aux habitants de Chio 1 usage de leurs églises, de leurs monastères, la disposition d’un clergé grec selon les coutumes de l’île, les revenus de toutes les églises et la possibilité d’élire un métropolite413. Sage mesure qui ne désarme pourtant pas l’hostilité des Grecs; en 1347 ils organisèrent un complot pour renverser les Mahonais. Après l’échec de ce soulèvement, les Génois surent user de clémence; seul le métropolite fut exilé et remplacé par un dichaios dont la nomination requérait l’assentiment de la Mahone414. Cette politique d’apaisement réussit, surtout à partir du moment où, par les chrysobulles de 1355 et 1367, Jean V Paléologue reconnut l’occupation génoise de Chio, tout en préservant une illusoire souveraineté byzantine sur l’île415. Dans les dernières décennies du XIVe siècle, les rapports de la Mahone avec l’Eglise orthodoxe semblent avoir été satisfaisants. Il est possible que les Génois soient revenus 412 On consultera l’introduction du père R. J. Loenertz à son édition de la Correspondance de Démétrius Cydonès, op. cit. 413 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 29-30. 414 Sur tout ceci, voir l’exposé détaillé d’Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 652-654 et de G. Pistarino, Chio dei Genovesi, op. cit., pp. 41-46. On remarquera que dans ses colonies, Venise a adopté la même politique, supprimant archevêchés et évêchés orthodoxes, tout en respectant les habitudes du clergé local, cf. F. Thiriet, La Romanie vénitienne, op. cit., p. 289. 415 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 173-175 et 176-177; F. Dolger, Regesten, op. cit.j n° 3042 et 3117. 324 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT sur leur décision de refuser la nomination d’un métropolite; une lettre anonyme, non datée, porte la souscription d’un métropolite Joseph Amastridos et d’autres dignitaires ecclésiastiques. Ph. Argenti, qui a édité ce texte, en fixe la rédaction vers les années 1375, sans indiquer toutefois les raisons de cette datation 416. Quoi qu’il en soit, les Mahonais surent respecter les usages byzantins et la liberté du culte; cela allait dans le sens de l’apaisement malgré l’essor que prenait l’Eglise latine dans l’île. Les premières fondations en avaient été jetées à l’époque de la domination des Zaccaria. Ph. Argenti a établi la liste des premiers évêques de Chio417, sur lesquels les documents génois ne nous apprennent rien. De 1346 aux premières années du XVe siècle, il faut ajouter parmi les titulaires connus l’évê-que Giovanni Bapiccio, qui se trouve à Gênes en 1392 et se rend acquéreur d’une maison à Albenga, qu’il offre à un membre de sa famille 41S. A côté des titulaires de la chaire épiscopale, ce sont surtout les ordres mendiants qui sont cités dans ces documents; ainsi en 1381, l’évêque Manfredo di Coronata est assisté par deux franciscains, lorsqu’il réserve à la compétence de son tribunal le jugement d’un litige opposant un autre frère mineur à Angelo Archerio419. Les églises de Saint-François et de Saint-Dominique sont l’objet de legs testamentaires ainsi que l’hospice Saint-Antoine de Chio 420. Les clercs latins ne se contentent pas de la prédication et de la direction des âmes; certains jouent un rôle politique: en 1394, le frère Domenico d’Allemagne sert d’intermédiaire entre Antonio Giustiniani olim de Rocca et le subassi de Smyrne421. Mais leur influence sur la population grecque fut insignifiante; parmi tous les actes notariés examinés, un seul catholique semble être d’origine grecque: il s’agit du prêtre Giovanni, fils de Petiti de Nichixia, pris comme témoin d’un contrat rédigé en 1381 422. Cette trop rare exception n’a que peu de portée: 416 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, cp. cit., t. II, pp. 248-249. 417 Ph. P. Argenti, Diplomatie Archive of Chios 1577-1841, Cambridge, 1954, t. II, pp. 805 et 806. 418 ASG. Not. cart. n° 418, f. 166 v. 419 ASG. Not. Antonio Fellone III, f. 144 r. 420 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, p. 479 (l’église dédiée à saint François existe dès 1348) et ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 424 et 409. 421 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 170. Sans doute ce mot est-il la transposition approximative du terme subachi, désignant un subordonné du sandjaqbey, d. I. Beldiceanu-'Steinherr, Recherches sur les actes, op. cit., p. 260. 422 ASG. Not. Antonio Fellone III, f. 125 v. Il ne s’agit pas d’un pappate, car il est qualifié de presbyter et non de pappas et porte un prénom latin Johanes et non Jane. GÉNOIS d’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 325 en territoire byzantin, à Péra comme à Chio, les églises romaine et orthodoxe restent séparées, l’une représentant le parti des vainqueurs, l’autre celui des vaincus qui acceptent mal de l’être. A Caffa où les Grecs n’étaient qu’une communauté parmi beaucoup d’autres, l’attitude de l’Eglise latine est marquée par plus de dynamisme, et les autorités génoises lui apportent un soutien sans réserve. Il suffit de rappeler que dès le milieu du XIIIe siècle, les ordres mendiants et la papauté se sont intéressés à l’évangélisation des Tatars: Jean de Plan Carpin et Guillaume de Rubruck ont ouvert la voie, suivie ensuite par d’autres 423. Les fondations des ordres mendiants et les érections d’évêchés en Asie antérieure suivent généralement la progression des marchands. C’est le cas en Chersonèse taurique où l’implantation d’une Eglise latine accompagna l’établissement des premiers marchands occidentaux. Alors que Venise avait un comptoir à Soldaïa, dès les premières années du XIIIe siècle, on comprend mal que, malgré l’occupation tatare, il ait fallu attendre 1323 pour qu’une hiérarchie catholique s’y installe 424. Un acte notarié de Caffa nous oblige à avancer au moins à l’année 1290 l’érection d’un évêché à Soldaïa 425. A Caffa même n’existe encore à cette date qu’une église des Franciscains 426, et lorsque 1 'Officium Gazane prend en main la reconstruction du comptoir en 1316, il n’est point encore question d’une hiérarchie catholique: frère Hieronymus, le futur évêque du lieu, n’est encore que le gardien du couvent des mineurs "27. Il devient, vraisemblablement en 1318, le premier titulaire du siège épiscopal4_s. Au cours du XIVe siècle, les autorités génoises prodiguent leurs faveurs à ses successeurs: c’est ainsi que le frère Corrado, de l’ordre franciscain, élu évêque en 423 Un bon résumé de l’histoire des missions auprès des Tatars de la Horde d’Or est donné par B. Spuler,Goldene Horde, op. cit., pp. 232-'241; cf. également lHiî-toire universelle des missions catholiques, publiée sous la direction de Mgr. S. Delacroix, t. I, Paris, 1957 et le rapport présenté par O. Halecki au XIIe Congrès international des Sciences Historiques: Diplomatie pontificale et activité missionnaire en Asie aux XIIIe -XVe siècles, Rapports, t. II, Vienne, 1965, pp. 5-32; voir désormais G. Fedalto, La Chiesa latina in Oriente, op. cit., t. I, pp. 377-500. 424 M. Nystazopoulou, Sougddia, op. cit., p. 90 et B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 226; G. Fedalto, La Chiesa latina in Oriente, op. cit., p. 463 fixe à l’année 1393 l’érection d’un évêché latin. 425 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 595. 4“ Ibidem, doc. n° 300, 689, 704, 742, 782. 427 Imposicio Officii Gazane, op. cit., col. 406-407. 428 \V. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. II, pp. 172-173; B. Spuler, Die Goldene Horde, op. cit., p. 234; G. Fedalto, La Chiesa latina in Oriente, op. cit., p. 449. 326 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 1359, reçoit de la Commune une somme de 62 livres 10 sous « pour sa renommée de sainteté et les faveurs qu’il a toujours prodiguées aux Génois de Caffa » cela signifie donc que l’on choisissait généralement l’évêque parmi les moines ayant acquis par un long séjour en Crimée une bonne connaissance des lieux et des gens. C’était là une condition indispensable pour faire progresser le catholicisme sur ces marges lointaines de la chrétienté. Sans parler de Sarai où s’étaient implantées plusieurs églises chrétiennes dans les premières décennies du XIV siècle"1, il faut rappeler que vers 1330, Ibn Battuta rencontrait a proximité de Caffa des Coumans convertis au christianisme4'1. Dès qu ils occupent la Gothie, les Génois y envoient un représentant du consul, mais aussi un frère mineur portant le titre de « chapelain du vicaire de Gothie » 4"~: la domination politique des Occidentaux favorise bien évidemment 1 extension de 1 Eglise latine. A Caffa, à la fin du siècle, plusieurs Grecs, deux Mongols de Tabriz, un Tatar, un Arménien se disent catholicus43J. Ces conversions sont notables mais trop peu nombreuses pour que l’on affirme le succès du prosélytisme latin. Par ailleurs, les autorités génoises de Caffa font preuve d une grande tolérance. Le consul fait des offrandes aux églises grecques, lors des fêtes de 1 Epiphanie et de Pâques434. En 1381, la galère de la Commune est mise à la disposition du métropolite des Russes pour un voyage de Péra à Caffa. geste de courtoisie, mais aussi bonne affaire, puisque le dit métropolite paie 150 sommi de nolis pour lui-même et tous ses gens4’". Les usages des orthodoxes sont respectés, par exemple en ce qui concerne les sermeats: un Grec de Trébizonde prête serment tact a et osculata maie state domini nos- 429 ASG. Antico Comune, Magistrorum Rationalium n° 52, f. 50. Les frères mineurs r^çoi\^nt une gratification pour célébrer chaque jour la messe dans la chapelle Saint-Georges du Palais de la Commune, cf. ASG. Caffa Massaria 1381, f. 73 r; Massaria 1386, f. 105 r, le second évêque de Caffa fut un certain Matteo, cité en 1326, et le troisième le frère prêcheur Taddeo: cf. G. Fedalto, La Chiesa latina in Oriente, op. cit., pp. 451- 452 et R. Loenertz, La société des Frères pérénigrants. Etude sur l’Orient dominicain, Rome, 1937, pp. 104-105. B. Spuler, Die Goldene Horde, od. cit., p. 233. 431 Ibn Battuta, éd. cit., t. II, p. 357. 432 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 302 r. 433 Ibidem, ff. 4 r, 45 v, 88 r, 98 r, 421 v; Massaria 1386, f. 105 r. ASG. Caffa Massaria 1381, f. 66 v. Cette offrande n’est pas reconduite en 1386: sagissait-il en 1381 d’un geste politique destiné à capter la bienveillance des Grecs de Caffa, au moment du conflit vénéto-génois? 435 ASG. Caffa Massaria 1381, f. 301 v. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 327 tri Jbesu more Grecorum 436. Les Arméniens sont également protégés; leurs églises échappent à la destruction des édifices qui doit précéder en 1316 la vente par lots des terrains de Caffa 437. A la fin du siècle, ils disposent au moins de trois églises et l’on peut mettre en doute l’affirmation de Raynald selon laquelle ils auraient fait leur soumission à l’Eglise latine, dès les premières années de l’épiscopat de Hieronymus; le simple fait qu’un Arménien de Caffa se dise catholicus suffit à prouver que ses compatriotes ne le sont pas 438. Au plan religieux, les relations entre les diverses communautés ethniques restent donc fort réduites. Il n’en pouvait être autrement entre Grecs et Latins, puisque pour les Grecs la foi orthodoxe ne se séparait point de la fidélité aux traditions ancestrales et à l’autorité légitime du basileus. C’est pourquoi, après avoir écarté le danger politique que représentait à Chio la présence d’un métropolite à la tête de l’Eglise locale, les Génois firent preuve d’une grande prudence, se contentant de contrôler indirectement la nomination du dichaios, mais veillant en toute occasion à la sauvegarde des coutumes locales et au libre exercice du culte. Tant à Péra qu à Chio les Grecs conservèrent leurs églises: il ne semble pas que les nouveaux édifices cultuels nécessaires à la population latine aient été créés aux dépens des Grecs. A Caffa, tout en maintenant ce même esprit de tolérance et de bon voisinage vis-à-vis des Grecs et des Arméniens, les autorités génoises sont davantage liées à l’Eglise latine et l’aident à élargir son influence surtout auprès de la communauté tatare; parmi les trois comptoirs, Caffa est le seul où le catholicisme ait pu gagner des adeptes parmi les Orientaux. Mais il ne faut point exagérer l’ampleur d’un succès qui ne touche qu’une infime minorité, et en tout cas jamais l’un des groupes les plus actifs, celui des Juifs. En fait chaque communauté garde ses traditions et sa foi. b/ Droit et coutumes juridiques: biens et personnes. En est-il de même en matière de droit et de coutumes juridiques.-' Il convient ici de distinguer la condition des biens et la condition des personnes. Pour ce qui est des biens, les Génois ont généralement respecte les possessions des Orientaux, sauf en de rares occasions. A Caffa en 1316, ils s éta- 436 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. 21 v - 22 r. cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 91-92. 437 Imposicio Officii Gazane, op. cit., col. 407. 438 Odoricus Raynaldus, Annales ecclesiastici ab anno MCXC\'III, Lucques, 1/4/, cité par W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. 2, p. 173, n. 3 - 328 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT blissent dans une ville qui a été incendiée et où il ne subsiste que des ruines: aussi YOfficium Gazane prend-il la décision de tout mettre à bas et de procéder à une vente par lots des terres, dont seraient toutefois exclus les biens des églises grecques et arméniennes et les ermitages de leurs desservants 439. A Chio, la victoire des forces de Simone Vignoso justifie des confiscations sagement limitées à une partie de la citadelle; un an plus tard, la répression du complot mené par le métropolite a pour conséquences l’exil des coupables et la saisie de leurs biens qui restent indivis au pouvoir de tous les Mahonais. En 1392 encore, la veuve de Pietro Recanelli rappelle que, dans la limite des parts que détenait son mari, elle a droit aux revenus des biens chisilima et de toutes les possessions des rebelles et de tous ceux qui pourraient être bannis. Peut-être faut-il entendre par là les Grecs qui, à la fin du XIVe siècle, quittaient Chio, à cause de la lourdeur des impôts, comme s’en plaignait en 1395 Niccolò Fatinanti dans le rapport qu’il adressait au doge de Gênes 440. Pour des raisons voisines, le consul de Caffa ordonna en 1386 de confisquer les biens de tous les Orientaux qui, ayant pris le parti des Tatars ou voulant éviter d’être astreints au paiement d’emprunts forcés, avaient fui à Solgat et avaient été déclarés rebelles 441. Ce sont là des événements tout à fait exceptionnels. En temps normal, le succès de la colonisation génoise impliquait qu’on ne bouleversât pas par la force la hiérarchie des fortunes. La condition des personnes varie selon les lieux et la communauté ethnique examinés. Cives, burgenses, habitatores, incolae, subditi, tels sont les qualificatifs les plus fréquemment rencontrés dans les textes. Sont considérés comme « citoyens » (cives) les Génois d’origine qui jouissent de la plénitude des droits politiques et économiques attachés à leur qualité de membre de la Commune, mais qui n’ont d’autres liens avec les colonies génoises que les affaires qui les y mènent. Pourtant certains d’entre eux, tout en gardant le titre de citoyen génois, font des séjours plus ou moins prolongés en Orient; c’est à ceux-là qu’est réservée une partie des postes officiels; c’est parmi eux qu’est choisie la majorité des arbalétriers recrutés pour la défense de Caffa442. Ailleurs, cette qualification ne donne droit à aucun 439 Impositio Officii Gazarie, op. cit., col. 406-408. 440 ASG. Not. cart. n° 450, ff. 32 r à 35 r et Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p 143. 441 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 213 r-v, 445 v, 449 v. 442 G. Rossi, Gli statuti, op. cit., pp. 103 et 104: la moitié des offices de Caffa est décernée aux citoyens génois, l’autre moitié aux burgenses. Parmi les arbalétriers, trente devront être cives et vingt burgenses. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 329 privilège politique particulier. Viennent ensuite les burgenses, étiquette fort imprécise décernée à des Génois d’origine, mais aussi à quelques membres Jes communautés orientales. La distinction entre cives et burgenses est faite en 1402 par le scribe des Sindicamenta de Péra 443; ce notaire donne la liste des citoyens génois — le mot civis est toujours complété par l’adjectif la-nuensis, jamais par le complément de nom Peire ou Caffae — qui viennent déposer dans l’enquête touchant à la gestion de l’ancien podestat de Péra, Lodisio Bavoso. Une seconde liste concerne les burgenses Peire, qui comme les précédents, sont tous d’origine génoise. Dans ce cas précis, il est clair que les Ligures établis depuis un certain temps à Péra sont bourgeois du lieu; il y a parmi eux deux Spinola, quatre Portonarii, un Giustiniani, mais aussi le prieur des arts et les vicaires du podestat 444. Ces notables ne sont pas les seuls à être qualifiés de « bourgeois »: un médecin juif, un pelletier, un boulanger portent la même appellation 44\ A Caffa, le mot devrait avoir un contenu plus précis, puisque le statut de 1398 réserve aux bourgeois de Caffa une partie des offices gouvernementaux du comptoir; le titre est porté à la fois par des membres de grandes familles génoises, Ultramarino, Gentile et par des Grecs 446. Le mot de « bourgeois » n’a en fait qu’un sens topographique: c’est l’habitant des bourgs de Caffa par opposition à l’habitant de la cité, c’est-à-dire de la citadelle. Le statut de Caffa de 1449 le dit expressément '. Ainsi s’explique l’accroissement du rôle des bourgeois dans l’administration de Caffa entre 1316 — ils n’ont alors qu’un sixième des charges officielles — et 1398 — ils en obtiennent la moitié — puisque la croissance du comptoir favorise surtout les quartiers périphériques. A Chio, la condition des personnes est totalement différente. La plénitude des droits civiques n’appartient qu’aux Mahonais qui par la conquête, légitimée par les conventions conclues tant avec la Commune de Gênes 443 On désigne ainsi les procès-verbaux de l’enquête à laquelle étaient soumis les fonctionnaires des comptoirs d’Orient à leur sortie de charge, cf. chapitre VII. 444 ASG. Sindicamenta Peire 1402, f. 70 v. 445 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 18, 49, 77. 446 ASG. Not. Giovanni Balbi, 14 et 22 mai 1403; Not. Ignoti, Busta XXIV, 30 mai 1381. 447 Ed. in A. Vigna, Codice diplomatico, op. cit., ASLI, t. VII, partie II, fase. 2, p. 636. V. V. Badian - A.M. Ciperis, Le commerce de Caffa, op. cit., p. 175, vont plus loin en déclarant que les burgenses sont les notables non-Génois et les habitatores les gens des bas-fonds privés de tout droit; de même P. Saraceno, L’amministrazione, op. cit., p. 218, n. 127, croit que burgensts désigne un colon d’origine non-génoise, ce que démentent les actes de la pratique. 330 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT qu’avec Jean V Paléologue, se sont assuré pour eux seuls le droit d’administrer l’île. Par ordonnance du 24 mars 1403, ils interdisent à un « bourgeois » de Chio de représenter l’un des leurs au sein de leur assemblée 448. Que faut-il entendre par burgensis Syi? Serait-ce simplement, comme 1 affirme Ph. P. Argenti, celui qui a sa résidence dans la capitale de l’île et y possède des biens? ou bien cette expression implique-t-elle la jouissance de privilèges particuliers, générateurs de distinctions sociales? Il convient, avant de répondre, de voir qui porte ce titre. Si l’on rencontre un grand nombre de Génois d origine et même quelques Mahonais qui se désignent comme burgenses Syi, nous n’avons trouvé dans les actes antérieurs à 1410 que quelques rares Orientaux ainsi qualifiés: le rabbin Elias, les Grecs Stephanus Marmocu, Stefanus Trian-dafilus, Théodore Comexi et Georgius, fils de Jane Catiari. Or ce dernier, dans une plainte qu’il adresse au podestat de Chio, déclare qu il jouit des droits d’un Génois à la suite d’un privilège qui lui a été accordé par les Mahonais en 1392 M9. Si l’on se souvient d’autre part que le rabbin jouit des faveurs de la Mahone qui en 1404 l’a autorisé à construire une maison dans la citadelle de Chio « en raison de sa promptitude à rendre service et honneur aux Mahonais » 45°, il nous paraît évident que le droit de bourgeoisie est un privilège réservé aux Génois d’origine et à quelques Orientaux triés sur le volet4'. Les «bourgeois de Chio» sont consultés lors d enquêtes impor tantes, comme celle que mène Niccolò Fatinanti en 1395 pour réformer a fiscalité, sont exempts du paiement de Yangaria, auquel sont soumis es Grecs, et d’autres droits frappant l’activité commerciale43', mais sont tenus à l’écart des offices gouvernementaux. Ils protestent contre cette exclusion et obtiennent du maréchal Boucicault que quatre des leurs entrent au con seil du podestat; ils se heurtent alors à l’opposition des Mahonais qui, ès 1 expulsion du gouverneur français de Gênes, font annuler cette mesure par son successeur 453. 44 ' Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, PP- 190-191. 4'19 ASG. Not. Giovanni Balbi, 31 août 1413. 450 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 104. 4M Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 594 n’a trouvé que quatre exemples de Grecs «bourgeois de Chio» au XVe siècle, deux exemples de Juifs; il s agit donc bien d’un privilège accordé à quelques rares Orientaux et non la simple constatation d’un domicile. Voir également nos remarques sur la condition des Grecs de Chio dans notre article Les Grecs de Chio sous la domination génoise au XIVe siècle, dans Byzantiniscbe Forschungen, t. 5, 1977, pp. 5-15. 452 ASG. Not. Giovanni Balbi, 31 août 1413. 453 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 212. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 331 En dehors de quelques rares exceptions, Grecs et Juifs de Chio entrent dans la catégorie des habitatores, incolae et subditi. Mais la conquête génoise n’a pas effacé les distinctions sociales antérieures à 1346. Simone Vignoso a reconnu les privilèges de la noblesse grecque de l’île par le traité du 12 septembre 1346, et l’on n’a aucune preuve que par la suite les Génois v aient porté atteinte, puisque pendant plus de deux siècles, les familles nobles ont été exemptées de la cérémonie d’hommage que le peuple de I île venait prêter aux Mahonais, lors des grandes fêtes liturgiques434. Il est certain que les maîtres ont cherché à associer ces familles à des responsabilités administratives et à créer ainsi une certaine solidarité d’intérêt entre la Mahone et l’élite des communautés orientales: comment comprendre autrement le fait que deux Grecs, Sergi Avafisto et Criti Sepsi fassent partie de Y Officium provisionis de Chio, à côté de Niccolò di S. Stefano et du Juif Beiamino; ce n’est point pour les charger de la responsabilité financière des approvisionnements, puisque les cautions offertes au nom du podestat le sont par quatre Mahonais et trois Génois 455. Il s’agit, tout en préservant la domination de la Mahone, maîtresse des plus hautes charges, de donner des gages de bonne volonté aux notables grecs et juifs. Mais à l’autre extrémité de l’échelle sociale, le petit peuple de la ville et des campagnes n’a aucun droit, sinon celui d’obéir, de payer les taxes et d’assurer la défense de l’île. Les droits que les Mahonais s’arrogent sur les ouvriers du mastic, dont le travail est strictement contrôlé 456, ressemblent fort à ceux qui pouvaient s’exercer sur les parèques des grands domaines laïcs et ecclésiastiques avant 1346. Les revenus des terres chisilimae, cultivées par des paysans grecs, vont aux Mahonais et aux bénéficiaires des concessions de la Mahone. Enfin, les Grecs sont tenus de participer à la cavalcata et exercitus que le doge de Gênes peut réunir pour la défense de l’île et même de tout l’Orient génois437. Ainsi les droits politiques des Orientaux se trouvent singulièrement limités. Dans aucun comptoir, sauf peut-être à Caffa, ils ne prennent une part active à la gestion des affaires publiques. Le droit de bourgeoisie qui, sauf à Chio, leur ouvrirait les portes des offices gouvernementaux leur est chichement mesuré. La Commune de Gênes, par l’intermédiaire de ses représentants locaux à Péra et à Caffa, et l’assemblée des Mahonais à Chio, 454 Ibidem, t. I, p. 591. 455 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 112. En 1394 également, deux Grecs faisaient partie de YOfficium provisionis, cf. ASG. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 153. 456 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 52 et 118. 457 Ibidem, pp. 46 et 116. 332 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT tiennent bien en main les destinées des trois comptoirs. Toutes les fonctions importantes sont occupées par des Génois fixés en Orient ou désignés par les autorités de la métropole. Le seul droit qu’on accorde aux Orientaux est celui de se plaindre. Tous les mois, selon le statut de Caffa de 1398, le consul ou son vicaire est tenu d’écouter ceux qui ont un grief à présenter contre un fonctionnaire génois. De même à Chio, on oblige le podestat à parcourir l ile deux fois par an pour entendre les plaintes des administrés. Mais les textes ne disent pas quelles suites le consul de Caffa et le podestat de Chio doivent donner à ces doléances 45s. En fait, les Orientaux n’ont que des désirs; ils paient les gabelles; ils participent à la défense des comptoirs et fournissent un appoint non négligeable lorsque Gênes arme une flotte, par exemple lors de la guerre de Chioggia 459. Ce tableau serait bien sombre, si les Orientaux ne bénéficiaient pas d’un certain nombre de garanties d’ordre juridique. Bien sûr, dans les trois comptoirs, Gênes applique ses propres lois et règlements. Une des premières tâches du podestat et du consul, quand ils prennent leur fonction, est d ailleurs de jurer de se conformer aux statuts de la Commune et de rendre la justice selon ceux-ci 460. Est-ce à dire que l’on ne tiendra aucun compte des coutumes locales? Le champ d’application du droit génois est sans limite à Caffa et à Chio, et dans ce dernier comptoir l’effacement total du droit b\zantin dès 1346 est sans doute une des causes de la conspiration a\ortée contre les Mahonais. Mais à Péra, les autorités génoises sont tenues de respecter les clauses des conventions passées avec les basileis. Le traité de Nymphée prévoyait en 1261 que tout Grec ou tout étranger échapperait à la juridiction du podestat génois pour être soumis à celle du basileus Mais par la suite, un glissement se produit au détriment des Grecs; si, en 1272, il est prévu que le basileus peut évoquer à lui une affaire mal jugee opposant un Grec à un Génois, dès 1308 le podestat s’arroge le droit de trancher toute question mettant aux prises Génois et Grecs, et en 1317 se J'f' G. Rossi, Gli statuti, op. cit., p. 105 et Ph. P. Argenti The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 182. ’ 459 y >' • , t équipage de certaines galères envoyées contre les Vénitiens est presque exclu-ivement composé d Orientaux, chaque colonie d’Orient devant mettre une galère au ser-720 C 3 ^0rnmune: ASG. Antico Comune, Galearum Introytus et exitus, registre n rr impositio Officii Gazarle, op. cit., col. 391; V. Promis, Statuti, op. cit., ch. i Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 31. Ed. dans C. Manfroni, Le relazioni, op. cit., p. 794. GÉNOIS d’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 333 réserve de juger seul dans toute affaire de vol ou de meurtre 462. Enfin la convention de 1341 prévoit que le podestat ne peut incarcérer un Grec sujet de 1 empire, mais doit le remettre aux officiers du basileus, ce qui sous-entend que les autres Grecs et en particulier les habitants de Péra devenu un Etat dans 1 Etat, sont placés sous la seule juridiction du podestat génois 463. Ainsi au terme d une évolution de près d’un siècle, la condition juridique des Grecs de Péra rejoignait celle de leurs compatriotes de Chio et de Caffa, placés sous l’entière juridiction des autorités génoises. Jugés comme des citoyens de la Commune, les Orientaux bénéficiaient cependant, en matière de procédure, de droits égaux à ceux des Génois. Rien n’empêchait par exemple des Grecs ou des Juifs de recourir, en cas de différend, à l’arbitrage de boni homines, ce qui était à Gênes une pratique courante. De fait, on voit des Juifs désigner des arbitres chrétiens, mais aussi juifs, des Grecs faire choix d’un arbitre latin, mais aussi grec4é4. Le protopapate de Caffa et l’un de ses auxiliaires sont choisis comme arbitres d’un différend en même temps que le vicaire du consul 465. On voit même un Latin et un Grec remettre à deux Grecs le jugement de leurs litiges46é. Les Orientaux sont souvent requis comme témoins des actes notariés. Ils accordent des procurations, sont eux-mêmes chargés de s’occuper des affaires d’un compatriote ou même d’un Latin 467. Leur témoignage est reçu selon leurs coutumes propres: « ad sancta Dei evangelia super pectus sive more 462 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 500; L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 112 et 121. 463 G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., p. 548. Contre cette interprétation, E. Dal-leggio d’Alessio, Galata et la souveraineté de Byzance, dans Revue des Etudes Byzantines, 1961, pp. 315-329 a essayé de montrer que les Génois de Péra ont toujours reconnu la souveraineté impériale, faisant par exemple figurer les armes des Paléologues sur les inscriptions et pierres gravées. C’est là une reconnaissance toute théorique, puisqu’il suffit de rappeler que le 6 mai 1352, Jean VI Cantacuzène avait fait don de Galata à la Commune de Gênes, sans aucune restriction: « item per pactum imperium nostrum de gratia donacionem facit communi Janue de Gallata cum terreno... »; cf. L. Sauli, Delia colonia dei Genovesi, op. cit., t. 2, p. 217 et I. P. Medvedev, Le traité byzantino-génois, op. cit., p. 169. 464 ASG. Not. Giovanni Balbi, 28 juin, 12 et 17 novembre 1408, 13 octobre 1408 (Chio). 465 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. 14 v -15 v; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., p. 84. 466 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 373. 467 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 221; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 371. 334 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT Grecorum » ou « super sacra maiestate Grecorum ut moris est » pour les Grecs 468, « super litteris ebraicis » ou bien « tactis corporaliter scripturis super bibia more Judeorum »Grecs, Géorgiens, Arméniens de Cafïa s’adressent au consul ou à son vicaire pour obtenir satisfaction de débiteurs détaillants, ou 1 inventaire de successions auxquelles ils peuvent prétendre ’70. La procédure suivie est toujours conforme aux usages génois; un huissier de la cour se rend auprès des voisins de l’accusé pour leur demander s’ils veulent détendre celui-ci; puis un héraut fait une proclamation solennelle à l’issue de laquelle le consul nomme un curateur — qui peut être un Oriental4,1 — chargé de dresser 1 inventaire des biens de l’accusé ou du mort intestat. L application généralisée du droit génois ne dessert donc les Orientaux qu autant qu ils ne peuvent le comprendre. Au contraire, l’élite des Grecs et des Juifs, sachant le latin ou représentée par un Génois de confiance, sait utiliser toutes les ressources de l’arbitrage, de la production de preuves et de témoins devant le consul ou le podestat pour faire au moins jeu égal avec les Latms. Les discriminations ici ne viennent pas d’une différence de statut, puisque tous les Génois et Orientaux sont soumis aux lois génoises, mais sont d ordr^ social, les notables locaux sont capables de défendre leurs biens et leur personne, et tirer le meilleur parti possible de la cohabitation avec les Latins. Le petit peuple lui ne peut que subir ou se soulever. Quelques précisions sur le rôle économique des communautés orientales sont nécessaires pour mieux cerner les contours des groupes sociaux qui, à 1 evidence, ne recoupent pas les distinctions ethniques. cl Le rôle économique des Orientaux. Dans plusieurs secteurs de l’activité économique, les Orientaux sont numériquement prépondérants. A Chio, l’agriculture est aux mains de la no-blesbe grecque de 1 île, des établissements ecclésiastiques dont le plus célèbre est la Nea Moni, secondairement de quelques Mahonais qui se contentent de visiter leurs domaines et d’en percevoir les revenus. Quoiqu il faille attacher plus d’importance au rôle commercial de l’île, l’on ne peut négli- 468 Cf. note supra. 469 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 18; P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., p. 135. 4,0 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. lOr-v, 19v-20r, 24v-26r, 110 r-111 v; cf. G. G. Musso, Gli Orientali, op. dt. 4/1 ASG. Not. Antonio Fellone III, f. 121 r. GÉNOIS d’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 335 ger 1 agriculture qui fournit au commerce quelques-uns de ses produits. Nous y reviendrons. Dans les productions artisanales et le petit commerce de détail, les communautés orientales occupent également une place de choix: forgerons, maçons, serruriers, calfats, pelletiers, métiers du textile, à l’exception de la vente des draps et toiles d’Occident; métiers de l’alimentation et commerce de distribution: boutiquiers de toute nature et tenanciers d’une échoppe dans les bazars. L’établissement des Génois n’a pu que renforcer ces activités traditionnelles, poussées à produire pour satisfaire les besoins des nouveaux maîtres ou ceux du commerce régional. Mais 1 importance économique des trois comptoirs génois d’Orient est essentiellement d’ordre commercial. Et dans ce domaine, les communautés orientales ont une part restreinte, sauf peut-être en matière financière. On est étonné de rencontrer cinq banquiers grecs à Chio, alors que les actes notariés ne citent aucun de leurs confrères d’origine occidentale. Mais aucun de ces hommes d’argent n’intervient directement dans l’activité commerciale; ils se contentent de tenir les comptes de quelques prêteurs ou de fournir les fonds nécessaires à quelques transactions immobilières4'2. A Péra, le banquier grec Manoli Frangalexi aide les trésoriers du comptoir à couvrir les dépenses de réparation d’édifices publics, de même qu’à Caffa en 1402 « prò rebus inghentibus (sic) necessariis », le Sarrasin Coaia Macometus de Boberli avance aux trésoriers 92 sommi, 1200 ducats et 130 danghae d’or, remboursables à son bon vouloir 473. Plus intéressant est le rôle tenu par les Juifs, particulièrement à Chio. L’habitude des prêts sur gages était si fréquente que le notaire lui-même note dans un de ses contrats que son client est autorisé à emprunter ad usuram sive proventus 474. De fait les prêts consentis par des Juifs sont fort nombreux. Les trésoriers et gouverneurs de la Mahone, à court d’argent, empruntent 2669 ducats d’or à maître Calo et à Elias fils de Salome qui seront remboursés dans un délai de deux mois 475. Le fils de Calo, maître Ismail, reprend l’activité de son père et le rabbin Elias, qui livre à un Turc de Brousse treize caisses de mastic laissées en gage par un Giustiniani et dont les créan- 472 ASG. Not. Ant. Fellone III, ff. 113 r, 148 r; Not. Donato di Chiavari 1394, doc. d0 147 et 230; D. Giofïrè, Atti rogati in Chio, op. cit., p. 356. 473 ASG. Peire Massaria 1391, f. 70; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 482. 474 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 230. 475 ASG. Not. Ant. Fellone III, f. 112r-v. 336 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D'ORIENT ces courent encore après sa mort, rivalise avec lui 476. Le taux de ces prêts est fort variable: à Chio, le collecteur de la gabelle de la soie promet au Juif Samaria Bonavita un taux fabuleux de 1200 °/o pour un prêt à court terme, tandis qu’à Péra Raffaele di Albaro se plaint du fait qu ayant été emprisonné, il dut emprunter pour rembourser une dette au taux de 8 % par mois4'7. Il n’est certainement pas faux de dire que les Juifs devaient à la Mahone d’être protégés et les Mahonais aux Juifs d’être solvables. Dans le domaine commercial, l’activité des Orientaux n est apparemment pas si brillante. Il est vrai qu’elle ne nous est connue qu à travers les minutes des notaires génois dont la majeure partie de la clientèle était constituée d’Occidentaux. Les Grecs, au moins, avaient leurs propres notaires, à Chio et à Soldaïa, auxquels ils s’adressaient de préférence pour leurs affaires 47S. On voit quelques Grecs commander des unités, le plus souvent réduites: Jane Godelli partage avec un Latin de Péra la direction d une nef de deux ponts; un Grec de Mytilène est patron d’une petite griparia et Ste-phanus Marmocu d’une galiotte avec laquelle il va charger du grain à Pho-cée; Pietro Argenti a vendu une galère à Gentile Grimaldi4'9. Des Juifs de Chio d’autre part se livrent à de petits transports de farine, de grain et de diverses marchandises entre les îles grecques4S0. Il s’agit là tout au plus d’un commerce régional portant toujours sur des cargaisons restreintes. Quelques membres des communautés orientales font cependant jeu égal avec les Latins. Antonius Argenti entre dans une societas avec Niccolò di Olliverio et Giacomo Coronato. Le rabbin Elias investit des fonds dans le grand commerce en apportant 300 ducats à une societas de 8800 ducats formée par des marchands génois; maître Elixeus, un autre Juif, participe avec d’autres Latins à l’assurance de la cocha de Bernabò Dentuto; son coreligionnaire Natam s’engage à trasporter 200 muids de grain pour le compte de YOfficium provisionis de Chio481. Si l’activité des marchands gé- 476 P. Villa, Documenti sugli Ebrei a Chio, op. cit., pp. 145-146; ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 49; Not. Giovanni Balbi, doc. n’ 363. 477 D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., p. 393; ASG. Peire Sindicamenta 1402, CL 130 v-131 r. 478 ASG. Not. Antonio Fellone III, f. 108 v; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 363 et 422; Caffa Massaria 1381, f. 192 v. 479 ASG. Peire Sindicamenta 1402, f. 107 r; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 96; Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, pp. 540 et 542. 480 D. Gioffrè, Atti rogati in Chio, op. cit., pp. 348-349, 389-390. 481 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, p. 539; ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 185; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 59 et 116. GÉNOIS D’OUTIŒ-MER LATINS ET ORIENTAUX 337 nois a une autre ampleur, l’on ne saurait pourtant négliger les affaires auxquelles participent Grecs et Juifs de Chio, qui, avant l’arrivée des Génois, ont su mettre a profit la situation exceptionnelle de l’île en mer Egée: navigation de cabotage, approvisionnements des marchés locaux, placement de quelques fonds dans des opérations commerciales. Hors de Chio, la participation des communautés orientales aux affaires paraît plus réduite. A Péra, les seuls Grecs ayant une activité notable à côté des Génois sont les facteurs du basileus: un certain Leondarios avec lequel les trésoriers de Péra sont accusés d’avoir conclu des affaires pour une somme supérieure à 11.000 hyperpères, et Manuel Cabasilas, peut-être parent du mystique hésychaste, qui en 1389 a transporté à Gênes sur la nef du basileus 5421 mines de grain'"’2. On ignore tout sur l’origine de la fortune de Nicola Notara, mais il est vraisemblable qu’une partie des fonds qui lui ont permis de devenir en moins de trente ans l’un des principaux créanciers de l’Etat génois, provient d’activités commerciales 483. A Caffa, en 1290, quelques Grecs affrètent des navires pour transporter du sel, des viandes salées, des grains, mais toujours en petites quantités et sur de courtes distances 484. Deux Alains se rendent aux salines de Ciprico pour le compte de marchands génois; un Syrien est propriétaire d’un fondouk et un autre, patron de navire 48\ A la fin du XIVe siècle, les comptes de la Massaria nous apportent quelques précisions supplémentaires: ils mentionnent des courtiers grecs et arméniens, des Tatars et des Arméniens qui se disent mercatores 486. Surtout, une partie des approvisionnements nécessaires au comptoir est acheminée par des Orientaux: les Grecs Paraschena, Georgius Lava, Théodore Cogotoios, Papa Policarfis vendent du grain aux trésoriers de Caffa en 1374-1375; Théodore Chivigo met à la disposition des autorités génoises son linh pour transporter du froment à Simisso en 1381. En 1386 surtout, au temps de la guerre contre les Tatars, qui rend le ravitaillement plus difficile, Romanos 482 ASG. Peire Sindicamenta 1402, f. 97 v; Antico Comune, Magistrorum rationalium n° 100, f. 61 r. 483 ASG. San Giorgio, Sala 33/47; nous reviendrons sur le livre de comptes des luoghi de Nicola Notara, cf. infra p. 347. Sur ce personnage, cf. G. G. Musso, Navigazione, op. cit., p. 162, n. 2, et 243-245. 484 M. Balard, Gênes et l'Outre-Mer, op. cit., doc. n° 409, 410, 412, 424, 430 et 625. 485 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 696, 795, 882; ASG. Not. Oberto Maineto n° 273, f. 197 r; cf. G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 23-24. 486 ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 2v, 189 v, 410 v, 463 v, 464 v; Massaria 1386, S. 4 r, 50 r, 73 r, 152 r. 22 338 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT fils d’Isuf de Caffa va charger du grain en Zichie sur la barque d’un Grec; il conclut avec le conseil de Caffa un accord lui réservant un quart de profit sur les achats qu’il effectuerait en Zichie; Jane Todeschi et Jane de Mono-jane transportent grain et millet de Péra à Caffa sur une nef du basileus; Soliman de Gibelet se rend en Bulgarie acheter 498 muids de grain pour le compte de la Commune; enfin un Grec de Trébizonde achemine du grain et du millet de Simisso à Caffa487. Voilà quelques indications qui font sortir de l’ombre l’activité commerciale et maritime des Grecs, des Arméniens et des Tatars. On remarquera toutefois qu’à l’exception de Jane Todeschi, patron de la nef du basileus, et de Jane de Monojane, patron d’une cocha appartenant à un Génois, les Orientaux sont toujours à la tête de petites unités, barques, moneria 488, linhs et ne disposent jamais des gros bâtiments que Vénitiens et Génois utilisent à la fin du XIVe siècle489. En mer Egée comme en mer Noire, les Orientaux doivent se contenter des petits trafics que ne peuvent assurer les Génois: approvisionnements des comptoirs où sont regroupés les produits bruts et les denrées alimentaires qui, chargés sur les nefs et les coques de la Superbe, prendront ensuite le chemin de l’Occident. Les Orientaux sont véritablement exclus du grand commerce international; un seul document nous montre un Grec recevoir d’un Génois une somme en commande 49°, aucun, un membre d”une communauté orientale occupé à la vente en gros d’alun, d’épices ou de soie. C’est l’affaire de l’élite marchande génoise qui, dans la hiérarchie des groupes sociaux, tient naturellement le premier rang tant à Péra qu’à Chio et à Caffa. VI - Esquisse de stratification sociale Les comptoirs génois d’Orient n’ont d’autre raison d’être que de servir de points d’appui et de relais pour le vaste réseau d’affaires tissé par les 487 ASG. Cafla Massaria 1374, ff. 79 v, 80 v, 85 r; Massaria 1381, f. 319 r; Massaria 1386, ff. 125 v, 217 v, 369 r, 206 r, 414 v. 488 Le mot vient du grec monérès qui désigne un bateau à un seul rang de rames: cf. H. Ahrweiler, Byzance et la mer, op. cit., pp. 413-414. 489 J. Heers, Types de navires et spécialisation des trafics en Méditerranée à la fin du Moyen Age, dans M. Mollat, Le navire et l’économie maritime du Moyen Age au XVIIIe siècle, principalement en Méditerranée, Actes du 2e colloque international d’His-toire maritime 1957, Paris, 1958, pp. 107-118. 490 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 37: Toma Paterio confie 200 ducats en commande à Georgius Prassino. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 339 Génois, de la mer du Nord au coeur de l’Asie mongole. Aussi l’élite sociale de ces établissements est-elle avant tout constituée de marchands: Génois en majorité, Latins en plus petit nombre et sous ce nom viennent se ranger les Italiens de la plaine du Pô ou de la Toscane, les Catalans et les Français du Midi qui ont suivi les Génois en Orient. S’ajoutent encore, nous l’avons vu, quelques Orientaux qui participent au commerce de ramassage pourvoyant les grands entrepôts génois. Mais à mesure que s’enracine la colonisation génoise en Orient la gamme des activités se diversifie: le marchand n’est plus seulement l’agent du grand commerce, mais un homme d’afEaires qui acquiert des biens immobiliers et les met en valeur, qui consent des prêts et passe des contrats d’assurance maritime, qui prend à ferme la perception des gabelles instituées par les autorités coloniales et entre dans les offices gouvernementaux pour donner à la politique du comptoir une orientation conforme à ses propres intérêts, qui amasse une fortune que nous font parfois connaître quelques testaments et inventaires après décès Arrêtons-nous sur quelques types d’hommes d’affaires. A la fin du XIIIe siècle, il n’y a point encore dans les comptoirs génois d’Orient de très grandes fortunes. Les inventaires après décès sont rapidement établis, et dans les testaments la liste des créances et des dettes l’emporte sur les legs d’usage, argent liquide plutôt qu’objets précieux. A Péra en 1281, Giacomino de Mari, membre d’une très grande famille génoise, ne laisse pour tout bien que des fardeaux de soie, une somme de 319 hyper-pères, deux draps, dix serviettes, les vêtements indispensables et sa petite caissette-écritoire ne contient qu’un couteau et deux cuillères d’argent491. Baldovino di Varazze occupe un rang plus élevé. Sa fortune rondelette comprend au moins le montant des très nombreux legs destinés à des oeuvres pieuses, aux membres de sa famille ou aux enfants de ses amis — 1919 livres de Gênes, 370 hyperpères, plus de 2000 aspres — celui des créances non recouvrées — 100 livres de Gênes, 1306 hyperpères 12 carats, 4000 aspres — diminué il est vrai de dettes s’élevant à 1054 hyperpères 492. Il est malheureusement impossible de reconstituer le réseau d’affaires qu’avait construit ce personnage. Nous sommes un peu mieux renseignés sur l’un de ses compatriotes, Buonsignore Caffaraino qui s’est signalé en 1289-1290, où il était lié en affaires à la famille Doria et à plusieurs négociants de San Remo. Le personnage est maintes fois cité dans les minutiers notariaux génois. En 491 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 167-168. 492 Ibidem, pp. 170-173. 340 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 1273, il va commercer à Majorque493 puis, l’année suivante, passe à Vatiza où il nolise la galère « San Giovanni » pour un voyage à Constantinople 494. Nous le retrouvons en 1286 à Bonifacio, où il représente les intérêts de Benedetto et de Manuele Zaccaria493. En 1288, patron de la galère « Vival-da », dont les deux frères Doria, Paolino e Oliverio, possèdent des parts, il quitte Gênes pour la Romanie 496. Le 5 mai 1289 il est à Caffa, où il accorde en commande 854 aspres à Simone di San Remo 497. Les actes de 1290 le font encore mieux connaîre 498. Il est alors propriétaire de deux navires, le linh « San Francesco », qu’il nolise en partie à Oliverio Doria, la nef « San Niccolò » qu’il vend à Benedetto di Albaro, après en avoir acheté une partie aux deux frères Giacomo et Simone di San Remo. Il possède une maison qu’il vend à Giacomo di San Remo, et une terre située à proximité de l’abattoir. Buonsignore ne réside pourtant pas longtemps à Caffa. Ses affaires le mènent partout en mer Noire, de Tana à Constantinople. Ses passages devant le notaire permettent de reconstituer son activité. Fin avril, accompagné par Oliverio Doria, il part pour Tana charger des poissons qu’il porte ensuite à Constantinople, sur son linh le « San Francesco ». De retour à Caffa le 30 mai 499, il vend la moitié du « San Francesco » qui, d’après un acte du 8 juin, est arrivé récemment de Constantinople, et vend aussi la nef « San Niccolò ». Il affrète ensuite ces deux unités pour porter du sel et diverses marchandises à Trébizonde, où il doit s’occuper d’une vente pour Benedetto di Albaro. Entre le 17 juin et le 28 juillet, le minutier ne le mentionne pas: c’est la durée probable de son voyage aller-retour sur la côte méridionale de la mer 493 ASG. Notai, cart. n° 129, f. 149 r. 494 G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 172, et doc. n° V, pp. 304-305. 495 ASG. Notai, cart. n° 68/2, f. 78 r. 496 Ibidem, cart. n° 43, f. 198 v. 497 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 330. 493 Dans les lignes suivantes seront utilisés les documents publiés dans notre ouvrage Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., sous les n° 420, 422, 585, 586, 599, 615, 616, 617, 618, 639, 783, 787, 798, 800, 801, 807, 808, 809, 810, 850, 891, et G. I. Bratianu, Acte: des notaires, op. cit., pp. 275 et 352. 499 La brièveté du voyage Cafïa-Constantinople est attestée par un document du 30 avril 1289 (G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 180), prévoyant le remboursement d’une opération de change à Péra avant le 15 mai 1289. Sur la durée des voyages dans les régions pontiques, cf. H. Antoniadis-Bibicou, Etudes d’Histoire maritime de Byzance - A propos du thème des Caravisiens, Paris, 1966, p. 27, note 5. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 341 Noire. Du 28 au 30 juillet, il règle ses affaires à Caffa: affrètement d’une nef pour un nouveau transport de sel à Trébizonde, achat de marchandises qu’il promet de rembourser à Gênes, vente de sa maison de Caffa. Il charge Giacomo di San Remo de veiller à ses intérêts en Crimée, reçoit une somme en commande de Paolino et Oliverio Doria, et la porte à Trébizonde où il sera le délégué des deux frères. Le 3 août, il n’est plus à Caffa, puisque Simone di San Remo représente Buonsignore à propos d’une créance. Résumons: en trois mois, notre personnage a accompli trois voyages en mer Noire; il a l’intention de partir pour Gênes, sans doute lors du voyage de printemps, puisqu’il se réserve le droit de jouir de sa maison jusqu’au 1er mars, mais aussi de revenir en Crimée l’année suivante, car la procuration qu’il accorde à Giacomo di San Remo n’est valable qu’un an. Telle est en quelques mois l’activité de Buonsignore Caffaraino. Il n’est sans doute pas un exemple unique. Comme lui, les membres des grandes familles génoises, de passage à Caffa, achètent des maisons ou bien en vendent, sont preneurs de change ou bien donneurs, possèdent des parts de navires ou en affrètent, transportent des marchandises en mer Noire ou bien à travers toute la Méditerranée. Le rythme de cette activité est remarquable; l’argent recueilli lors d’un voyage s’investit aussitôt en un autre 50°. Le bénéfice retiré du commerce en mer Noire permet de rassembler une cargaison, dont la vente procurera encore plus de profit à Gênes. A travers les affaires de ces quelques Génois de Caffa, on devine l’essor du grand capitalisme commercial, auquel participent à la fois la vieille aristocratie génoise et une génération nouvelle d’hommes d’affaires501, d’origine populaire, et que Buonsignore Caffaraino pourrait assez bien représenter. Voilà donc un homme d’affaires qui par bien des aspects reste un pied-poudreux: il investit tout ce qu’il possède et accomplit de longs voyages pour suivre sa marchandise. Au cours du XIVe siècle d’importantes modifications se produisent. L’homme d’affaires orientalo-génois imite ses semblables d’Oc-cident qui, depuis le siège de leur entreprise, construisent peu à peu une fortune représentée désormais par des terres, des maisons, des créances sur l’E- 500 L’argent s’investit peu en biens immobiliers ou en objets d’usage domestique. On retrouve là encore un indice d’une mentalité de profit, commune aux Génois de Caffa. 501 La famille Caffaraino n’apparaît dans les minutiers notariaux génois que vers 1250. Sur les hommes d’affaires génois dans les régions pontiques, voir les quelques notes de G. Pistarino, Banche e banchieri del Trecento nei centri genovesi del Mar Nero, dans Cronache Finmare, t. 4, 1974/5-6, pp. 8-13. 342 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT tat, qui s’ajoutent aux capitaux investis dans les activités commerciales. Quelques figures émergent des milliers de noms qu’ont préservés les actes notariés qui dispersent à l’excès les opérations. A Péra, les de Draperiis ont donné leur nom à un quartier proche des églises Saint-François et Sainte-Marie 502. Le chef de la famille Luchino, mort entre août 1386 et novembre 1389, avait épousé une Grecque de Constantinople, Jhera Paleologina, fille de Calojane Linodari, qui lui avait apporté une dot de 2500 hyperpères. Il possédait de grands biens à Péra, en particulier une grosse pièce de terre dans le bourg de Spiga, dont la valeur était estimée à 350 hyperpères; il détenait de nombreux luoghi des compere de Gênes que son épouse fit mettre en vente. Son fils, Jane et son frère Giovanni sont des hommes d’affaires éminents. Jane est patron d’une nef, valant 7000 hyperpères, qui a été concédée au basileus et avec laquelle il exporte le grain de Thrace. Il est envoyé comme ambassadeur de la communauté de Péra auprès de Bajazet; il fait partie de 1 'Officium Guerre, afferme le quart du commerchium prélevé à Péra ainsi que la gabelle du grain et figure en 1402 parmi les créanciers de la Commune qui ont prêté 34.838 hyperpères 22 carats pour l’armement d’une galère ayant servi aux opérations menées par Boucicault en Orient. Son oncle Giovanni, lui aussi créancier de la Commune dans les mêmes circonstances, est parmi les plus actifs « fermiers généraux » de Péra: il se porte acquéreur en 1390 de la gabelle du grain et de la gabelle de l’huile; l’année suivante, de la gabelle du vin, d’une fraction du commerchium et de l’impôt sur les courtages (tolta censarie). Tout aussi remarquable est la famille Demerode. Elle réside également dans le voisinage de l’église Saint-François de Péra où elle a fait construire une chapelle et une sacristie. Sa fortune est considérable: deux des quatre fils ont reçu à eux seuls de leur père un legs testamentaire de 20.000 hyperpères. Un verger au bourg de Spiga, plusieurs maisons à trois voûtes, proches de la Saponaria, des luoghi de la dette publique génoise, tels sont quelques-uns des éléments de richesse connus. Giovanni Demerode fait partie en 1390 de 1 'Officium Guerre, vend des armes à la Commune de Péra qui l’envoie en ambassade à Gênes en 1390-1391. Un autre frère, Benedetto, s’illustre dans la perception de la gabelle du vin 503. Commerce en gros, affermage des impôts, fonctions administratives et gouvernementales, ces deux familles pérotes ont assis leur fortune sur des activités très diversifiées et très lucratives. 502 Les indications qui suivent proviennent des minutes du notaire Donato di Chiavari 1389 et des registres de la Massaria de Péra de 1390, 1390 bis, 1391 et 1402. 503 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 24, 39 et 42; Peire Massaria 1390, ff. 8v, 162 v, 38 v; Massaria 1391, ff. 11 et 176. GÉNOIS d’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 343 Les controverses nées autour de la succession de Pietro di Fontaneggio nous permettent de connaître le patrimoine d’un Génois de Caffa à la fin du XIVe siècle S04. Ce marchand veuf d’une certaine Catalina, a une garde-robe bien fournie, comprenant des vêtements de bon drap, des fourrures, cinq paires de chausses, un manteau de drap vert doublé, une cuirasse et de menus effets; l’inventaire de ses biens comprend aussi les ustensiles indispensables au marchand, sa caisse de voyage et sa balance, de nombreux objets d’argent, les bijoux de sa femme, un anneau d’or mis en gage auprès d’un marchand d’épices, une créance sur la Commune de Caffa de 365 sommi 3 saggi 3 carati et quelques menues sommes à recouvrer, 500 aspres, 20 hyperpères et 2 sommi Vi. Ses deux fidéicommissaires apurent ses comptes en présence du vicaire du consul de Caffa: les dettes de Pietro s’élèvent à 7222 aspres, 14 sommi 20 saggi et 362 hyperpères 15 carati-, les créances à 20968 aspres et 6 sommi 4 saggi; quant aux legs testamentaires, ils atteignent 3480 aspres, 25 sommi et surtout 4000 livres de Gênes attribuées au couvent des frères prêcheurs de cette ville pour la réparation de leur église. Le défunt n’a pas oublié la chapelle Sainte-Anne des Flagellants à laquelle il lègue des objets d’argent, ses vêtements et son harnois pour qu’on y construise un choeur ouvragé d’or. L’église Saint-Pierre de Gênes bénéficie également de ses dons: elle recevra une petite galère d’argent ouvragé, construite avec le produit de la vente de ses biens; aux enchères qui eurent lieu le 13 novembre 1399, les deux fidéicommissaires ne réunirent que 2612 aspres et 40 hyperpères 19 carati. L’on sait encore que Pietro était lié en affaires avec Giovanni de Facio et Pambello Embriaco et qu’il possédait des biens à Péra, légués par testament à Simone di Vallario, bourgeois de Soldaïa. Voilà donc un marchand qui ne paraît pas avoir eu de fonction officielle et qui ne s’occupait que de ses affaires propres; son aisance discrète, sa garde-robe, ses objets de valeur, la liste de ses créanciers et de ses débiteurs, ses legs aux églises et couvents de la métropole font de Pietro di Fontaneggio le représentant d’une bonne bourgeoisie marchande, sinon des plus hautes couches de la société génoise d’Outre-Mer. A celles-ci appartiennent naturellement les Mahonais. L’un des plus riches, parce qu’il détenait trois carati grossi de la Mahone 505, auxquels s’ajou- 504 ASG. Not. Cristoforo Revellino n° 426, manuale de Pietro di Fontaneggio. Un autre exemple de fortune moyenne est fourni par la succession du notaire Niccolò Bosono de Caffa en 1371: cf. L. Balletto, Genova, Mediterraneo, Mar Nero (secc. IXIII-XV), Gênes, 1976, pp. 195-267. La vente aux enchères des biens de ce notaire rapporte 26.745 aspres (ibidem, p. 207). 505 Le carato grosso représentait 1/38 de l’ensemble du capital de la Mahone, cf. Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 583. 344 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT tèrent trois autres carati après sa mort, était Pietro Recanelli. A travers les actes concernant sa succession, on peut reconstituer les éléments de la fortune des Mahonais5C6. Une part importante résulte de la confiscation des biens des Grecs exilés après le complot infructueux de 1347; ces biens dits chisi-lima ont été attribués à chaque Mahonais, selon l’importance du capital investi dans l’association. Ils comprennent des terres dispersées dans toute l’île de Chio, pièces de vignes, jardins, vergers plantés de figuiers, de caroubiers, d’oliviers, de noyers et de sycomores, friches, toutes terres de très petite dimension résultant des partages effectués jadis par leurs anciens propriétaires grecs; s’y ajoutent plusieurs maisons dans les Kampos, dans les bourgs de Chio et à l’intérieur de la citadelle, ainsi que des droits sur plusieurs monastères de l’île. Deuxième élément de la fortune: les revenus tirés de la production du mastic. En 1402, par exemple, l’ensemble de la récolte a été vendu aux enchères 43750 livres de Gênes 507, de telle sorte que même si l’on tient compte de quelques frais, plus de 6500 livres auraient été attribués à l’héritage indivis de Pietro Recanelli. Chaque carat de la Mahone donne droit à l’attribution de postes officiels, c’est-à-dire d’un traitement ou de revenus prélevés sur les administrés, comme ce devait être le cas dans les petites châtellenies de l’île: ainsi en 1392, la veuve de Pietro Recanelli avait reçu deux capitaineries de Volissos, dont elle évaluait les revenus à 562 livres 10 sous de Gênes 508. Les ressources des Mahonais étaient en apparence considérables. En fait les biens fonciers rapportaient peu: l’ensemble des terres chisilimae de Pietro Recanelli ne produit que 69 hyperpères 2 carati. Si quelques pièces de vigne bien placées peuvent avoir un rapport élevé — 15 hyperpères 18 carati pour une valeur de 40 hyperpères — d’autres terres, bien plus nombreuses ne donnent que de maigres revenus, moins de 5 % du capital. Mais surtout de multiples charges grèvent les ressources des Mahonais: tous les frais nécessaires pour la défense de l’île leur incombent; ils doivent un cens annuel à la Commune, fixé à 2500 livres de Gênes en 1392 509; ils paient les salaires des notaires de la Mahone à Gênes, le loyer du siège où s’est établie leur association en métropole. Comment s’étonner si, dans ces conditions, bien des 506 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. III, pp. 885-894; ASG. Not. cart. n° 450, ff. 32r-35r, 55v-56v. 507 ASG. Not. cart. n° 404/2, ff. 18v-19r: Antonio Imperiale s’est porté acquéreur de 1/25 de Y appalto du mastic pour une somme de 1750 livres de Gênes. 508 ASG. Not. cart. n° 450, f. 34r-v. 509 ASG. Compere Mutui, comperae novae S. Pauli introitus et exitus n° 1399, f. 3 r. GÉNOIS D’OUTRE-MER LATINS ET ORIENTAUX 345 Mahonais semblent vivre au-dessus de leurs moyens, engagent à l’avance leur part de la récolte de mastic ou concèdent à des tiers les capitaineries et châtellenies qui leur reviendraient normalement510. Parmi les bénéficiaires de ces concessions figure un certain nombre d’Orientaux qui atteignent un niveau social comparable à celui des Mahonais. Notre information est naturellement plus rare sur les membres des communautés orientales jouissant d’une bonne aisance. Comme dans les autres provinces byzantines, la classe dominante de Chio, avant la conquête génoise, était celle des propriétaires fonciers. Parmi ces « puissants », on rencontrait d’abord le célèbre monastère de la Nea Moni qui détenait plus de la moitié des ressources de l’île511; puis les notables, chefs des grandes familles de Chio, auxquels s’adresse dans une de ses lettres le patriarche de Constantinople 512: Léon Kalothétos nommé gouverneur de l’île par Andronic III en 1329, « le plus distingué parmi les puissants de Chio », selon l’expression de Cantacuzène513, son successeur Calciarmi Tsybos, et les dignitaires byzantins avec lesquels Simone Vignoso conclut le traité de capitulation de 1346: le grand fauconnier Argenti, le grand sacellaire Michel Coressi, Georges Agelasto, Sevaste Coressi et Constantin Tsybos 5H. Tous ces notables possédaient d’importantes propriétés dans l’île, surtout dans les Kampos, biens regroupés dans des pyrgoi qu’ils avaient édifiés et dont il subsiste encore aujourd’hui quelques ruines: les Agelasto au village Koini, à Frango-vouni et à Ghiazo, les Argenti à Talaros et à Ghiazo, les Coressi à Lithi et à Spiladia, les Schilizzi dans l’Engremos (bourg de Chio) et à Koukounaria dans les Kampos515. 510 En 1404 un des héritiers de Pietro Recanelli, son fils Gabriel, est contraint d engager auprès de Tommaso Paterio le duodenum qu’il possède, d’hypothéquer sa maison sise dans la citadelle de Chio, de céder toutes les fonctions auxquelles il aurait droit de 1405 à 1410. Il se trouve débiteur de 3750 livres de Gênes: cf. ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 87. 511 L’higoumène Photinos, dans le recueil Tà Nea(i.ov^aia, Chio, 1865, pp. 114-115, a surtout accru ses biens en 1566, en rachetant des terres ayant appartenu aux Génois. 512 F. Miklosich et J. Millier, Acta et diplomata, op. cit., t. I, p. 17. 513 P. Lemerle, L’émirat d’Aydin, op. cit., p. 57; Cantacuzène, éd. de Bonn, t. I, p. 371: Ttov 7iapà Xtoiç Suvatwv ó (jiaXiaTa SiaçopwxaToç. 514 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 29. 515 On consultera les notices que Ph. P. Argenti consacre à ces diverses familles dans son Libro d’oro de la Noblesse de Chio, vol. I, Notices Historiques, Londres, 1955, pp. 49-50, 51-56, 73-74, 118-122. Les propriétés que l’auteur leur attribue ne sont attes- 346 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT Que sont devenus tous ces « puissants », après la conquête génoise? Par le traité du 13 septembre 1346, Simone Vignoso reconnut aux monastères l’intégralité de leurs revenus, aux nobles et aux autres habitants de l’île la libre possession de tous leurs biens516. Ce texte fort habile mettait les « puissants » de Chio à l’abri de toute spoliation, à condition bien sûr qu’ils acceptent la souveraineté de Gênes; de fait, il ne semble pas que la Nea Moni dût aliéner aux nouveaux maîtres quelques-uns de ses biens, au moins au XIVe siècle; les archives du couvent, déposées à la bibliothèque Coraïs de Chio, ne conservent aucun texte relatif à une dépossession de cette sorte et le dernier historien de la Nea Moni se contente de dire qu’au temps de la domination génoise les biens des moines furent préservés517. De fait, ils le furent au moins jusqu’en 1511; à cette date, la communauté de la Nea Moni adressa au podestat une pétition; elle se plaignait de ce que certaines de ses possessions aient été attribuées à l’évêché catholique de Chio, contrairement aux droits et privilèges dont jouissait le monastère 518. En revanche, les biens dépendant du siège métropolitain ont dû être en grande partie saisis par les Génois, à la suite de l’échec du complot de 1347 dont le métropolite avait pris la tête. Le récit des événements que donne Jérôme Giustiniani ne permet pas de savoir quels furent ses comparses qui, jugés sommairement, furent exécutés sur les murs du castrum 519. Les notables, qui un an plus tôt avaient capitulé devant les forces génoises, prirent-ils part à la conjuration? Dans ce cas, les grandes familles nobles auraient été décapitées et un vaste transfert de fonds aurait livré aux dénonciateurs du complot et aux Mahonais les biens des opposants éliminés. Or les actes notariés de la seconde moitié du XIVe siècle citent huit représentants de la famille Argenti, quatre de la famille Coressi, deux de la famille Agelasto. D’autre part, lorsqu’il est question de biens chisilima, c’est-à-dire confisqués, les anciens propriétaires grecs, ayant participé au complot de 1347 sont le plus souvent des personnages de rang modeste, à l’exception de Vaxilius Argenti, tées qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, mais il semble bien qu’elles ont une origine beaucoup plus ancienne, cf. G. I. Zolotas, 'Iromis’ Statuti, op. cit., pp. 513-780. Sur ces différents statuts, cf. P. Saraceno, L amministrazione, op. cit., pp. 182-186. W. Heyd, Histoire du commerce, op. cit., t. I, p. 456, note 4; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 95. L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 110-123. ò Impostelo Officii Gazane, op. cit., col. 386409. ASG. Archivio Segreto, Diversorum negociorum cancellarie Comunis Janue, registres n° 496 (1380) à 501 (1403-1405). Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, particulièrement les conventions du 26 février 1347 (pp. 38-55), du 8 mars 1362 (pp. 56-63) et du 21 novembre 1373 (pp. 102-122). 11 Cf. les ordonnances de novembre 1402, mars 1403 et novembre 1403 (ibidem, t. II, pp. 179-192 et 200-202). LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GENOIS D’ORIENT 359 d’oublier que les minutes notariales apportent une information complémentaire non négligeable, puisqu’elles montrent souvent les magistrats coloniaux dans l’exercice de leurs fonctions. al Le podestat de Péra et ses auxiliaires. Dans Constantinople redevenue byzantine, le chef du nouveau comptoir génois se somme « podestat », et non plus consul ou vicomte, titre que portaient vraisemblablement les chefs de la communauté génoise de Constantinople au XIIe siècle. Le changement de la terminologie rappelle les transformations institutionnelles qu’ont connues les républiques italiennes au XIIIe siècle 12, et exprime le rang éminent que doit désormais occuper le représentant de la Commune auprès du basileus. De même qu’à Gênes le consulat, régime collégial de notables, a définitivement disparu en 1217 13, pour être remplacé par un magistrat unique choisi en raison de ses compétences administratives et juridiques, auquel est délégué pour un temps limité le pouvoir (potestas■) sur la cité, de même à Péra l’administrateur du pouvoir exécutif et le chef du pouvoir judiciaire normalement désigné pour un an, prend le titre de podestat. Assimilé à l’exousiaste, il vient dans les listes de préséance immédiatement après le grand amiral lors des réceptions à la cour byzantine, et peut regarder de haut le baile vénitien et le consul des Pisans, même après 1268, lorsque Venise retrouve une certaine faveur auprès des autorités impériales 14. Etabli dans la capitale de l’empire restauré, le podestat étend naturellement son autorité sur l’ensemble des Génois résidant ou voyageant en Romanie: il est potestas super Ianuenses in imperio Romanie De lui relèvent 12 D. Waley, Les Républiques médiévales italiennes, Paris, 1969, pp. 69-74. 13 V. Vitale, Breviario, op. cit., t. I, pp. 53-55; T. O. De Negri, Storia di Genova, op. cit., pp. 307-313. 14 J. Verpeaux, Pseudo-Kodinos, Traité des Offices, Paris, 1966, p. 235; cf. G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., pp. 94-95; C. Maltezou, O Oea|j.ô<;, op. cit., p. 40. 15 ASG. Not. cart. n° 56, f. 254 v, à propos d’inghetto Spinola, podestat en 1272 et non en 1276, comme l’écrit Bratianu (Recherches sur le commerce, op. cit., p. 326) après Belgrano (Prima serie, op. cit., p. 101) qui a publié de manière incomplète une minute du notaire Rodolfo di Roboreto, datée de 1276, mais citant un acte rédigé a Péra, le 1er septembre 1272, par son collègue Bartolomeo de Portavacarum, en présence du podestat. 360 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT donc tous les consuls placés à la tête des comptoirs fondés sur les rives de la mer Noire après 1270, comme le précisent les statuts promulgués en 1300 par Gavino Tartaro; seul fait exception le consul de Caffa, qui obtient alors son autonomie *\ Au cours du XIVe siècle, l’expression «potestas super Ia-nuenses in imperio Romanie » tombe en désuétude; on ne parle plus que de potestas Peyre, sans doute parce que l’empire byzantin se réduit progressivement à Constantinople et à sa banlieue et que dans le même temps, de nouveaux comptoirs génois se fondent hors des limites de l’empire, et échappent plus ou moins à la juridiction du podestat; à la fin du XIVe siècle, seul le consul de Sinope dépend encore de l’administration de Péra qui lui verse ses gages. Ses collègues d’Amastris, ville pourtant plus proche de Constantinople, et de Simisso, sont placés sous l’autorité du consul de Caffa. La restriction des compétences du podestat de Péra est sanctionnée par la hiérarchie des stallie, ou impositions sur la richesse mobilière; alors qu’en 1335, le podestat, avec un versement de 200 livres, était le fonctionnaire colonial le plus imposé, au début du XVe siècle le consul de Caffa acquitte une taxe supérieure à celle du podestat17. Le premier magistrat de Péra est nommé par les autorités de la Commune pour une durée d’un an, et ne peut rester en fonction au-delà du terme de son mandat, même si son successeur n’est point encore arrivé. Il lui appartient alors de faire désigner un administrateur provisoire qui devra céder sa place au titulaire nommé par Gênes, dès que celui-ci se présentera 18; c’est ainsi qu entre juillet et octobre 1391, Brancaleone Grillo fait fonction de podestat (locumtenens), avant l’entrée en charge de Niccolò di Zoagli le 15 octobre 1391 .La Commune exige, avant le départ du podestat désigné, le versement d une caution et lui remet des ordres écrits (commissio) ainsi que des lettres de créance -°. Elle lui adjoint un nombre variable de mercenaires, et veille à ce 16 V. Promis, Statuti, op. cit., titre 248. 17 ASG. Manoscritti n° V, ff. 1-8; D. Gioffrè, op. cit., p. 281. Sur les problèmes de la stallia, voir les développements de M. Buongiorno, L’amministrazione, op. cit., pp. 121-134. 18 V. Promis, Statuti, op. cit., titres 256 et 257. 19 ASG. Peire Massaria 1391, f. 171. On ignore pour quelles raisons Domenico Doria, entré en fonction le 11 octobre 1390 (Peire Massaria 1390, f. 200 r) n’est point parvenu au terme de son mandat. 20 On trouvera un exemple de lettre de créance dans L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., p. 183 (20 août 1410); cf. infra p. 477. La caution versée par le podestat est de 3000 livres, selon les Regulae comperarum capituli, dans MHP, t. XVII, Leges Ge-nuenses, col. 37-48; cf. M. Buongiorno, L’amministrazione, op. cit., p. 61. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 361 que le podestat s’entoure de damoiseaux et d’hommes d’armes, afin que le représentant de la Commune tire un prestige certain de sa suite militaire21: des titulaires du poste avaient en effet tendance à réduire le nombre des domicelii, des ragadi (sic) et des chevaux à leur service, afin de réaliser de substantielles économies sur des frais d’entretien qui leur incombaient 22. Le podestat désigné quitte Gênes avec le convoi des galères de Romanie, vers la fin de l’été, et entre en fonction à Péra vers la fin de septembre ou le début du mois d’octobre: Domenico Doria en 1390, Niccolò di Zoagli en 1391, Dorino Usodimare en 1392 commencent leur office en octobre '. A son arrivée, le podestat doit réunir en assemblée, ou parlamentum, tous les colons génois, auxquels il présente ses lettres de créance; il jure en outre d’observer les statuts de Gênes et de rendre la justice en accord avec les lois de la métropole. Ce parlamentum des habitants rappelle l’assemblée populaire qui, aux premiers temps des communes italiennes, était appelée à prendre les décisions importantes et à élire les consuls24. Toutefois, cette assemblée ne joue plus qu’un rôle tout à fait passif: elle se contente d’être témoin des engagements pris par le fonctionnaire nouvellement arrivé de Gênes, mais n’intervient plus en aucun cas dans la gestion quotidienne de la colonie. Une des premières tâches du podestat est de réunir les conseils qui l'assistent normalement. Dans les trois jours suivant son entrée en fonction, il lui appartient de désigner six hommes choisis par moitié parmi les nobles et parmi les populares-, ce petit conseil ainsi formé élit un grand conseil de vingt-quatre personnes, comprenant autant de nobles que de membres du popolo 2 . Cette procédure est modifiée en 1317: la nomination du petit conseil est attribuée aux 24 conseillers, de sorte que l’initiative du podestat est réduite à rien, et que la composition des conseils lui échappe totalement. Le rôle du grand conseil, conformément à une évolution que l’on constate aussi dans les communes italiennes, se limitera bientôt à élire le petit conseil, dont l’effectif passe de six à huit au cours du XIVe siècle, dans des circonstances 21 ASG. Peire Massaria 1390, f. 56 r. 22 ASG. Peire Sindicamenta 1402, vol. 2, f. 18 v. 23 ASG. Peire Massaria 1390, f. 1 et 56; Massaria 1391, f. 65. Il en est vraisemblablement de même de Pietro Usodimare en 1388 (ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 5) et d’Antonio Leardo en 1389 (ibidem, doc. n° 8). Une liste des podestats est donnée par E. Dalleggio DAlessio, Listes des podestats de la colonie génoise de Péra (Galata) des prieurs et sous-prieurs de la Magnifica Communita, dans REB, t. XXVII, 1969, pp. 151-157. 24 D. Waley, Les Républiques médiévales italiennes, op. cit., pp. 62-63. 25 V. Promis, Statuti, op. cit., titres 258-259. 362 LES TROIS CRANDS COMPTOIRS GÉNOIS ü’ORIENT que l’on ignore2o. Les fonctionnaires subalternes sont désignés par le petit conseil et le podestat, de même que les deux trésoriers chargés de gérer les revenus de la Commune. Les conseillers assistent le podestat et décident avec lui des impôts, du devetum, des engagements de dépenses, de l’action diplomatique, des révocations et nominations des petits fonctionnaires, interprètes et courtiers-. Le podestat ne peut s’opposer à une décision prise par les deux tiers des conseillers 2S. Ses fonctions sont multiples, mais particulièrement importantes dans les domaines financier, juridique et diplomatique. En matière de finances, le podestat est responsable avec YOfficitim Monete du budget de Péra, que tiennent les trésoriers. Il met aux enchères la perception des gabelles, lève les amendes à la suite des condamnations qu’il a infligées, veille à la levée régulière du commerchium-. les règlements du 14 février 1317 lui font en particulier obligation de poursuivre les fraudeurs dénoncés par les commerciaires byzantins, et avant tout les non-Ligures qui se font passer pour Génois afin d échapper aux droits perçus au profit du basileus 29. Le podestat est aussi maître des engagements de dépenses, après avoir pris l’avis de ses conseillers; par là, il s occupe des approvisionnements, des travaux d’édilité, des armements et des mesures de défense, de l’arsenal et des constructions navales. Les seules limites qu’il connaisse sont des limites budgétaires, ou celles qui lui sont imposées par le gouvernement de la Commune; il ne peut en particulier tenir un Hôtel des monnaies ni frapper des pièces d’or, d’argent ou de cuivre 30. Dans le domaine judiciaire, la tâche du podestat est considérable. A des jours et à des heures que la coutume locale a fixés, il doit se tenir à son banc, « ad staciam ubi jus redditur », pour reprendre l’expression du notaire -6 En 1389-1391, les huit conseillers portent le titre d’« anciens »; ils entourent le podestat à 1 occasion d’affaires importantes: cf. ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n 10 et 15 et Peire Massaria 1391, f. 1 r. Sur ces conseils, cf. P. Saraceno, L amministrazione, op. cit., pp. 242-247. -1 V. Promis, Statuti, op. cit., titres 261, 267, 275, 277. 28 Ibidem, titre 260. Sur le mode d’élection et les fonctions des conseils, cf. M. Buongiorno, L’amministrazione, op. cit., pp. 69-74. 39 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 118-119. 30 V. Promis, Statuti, op. cit., titre 271. On sait toutefois qu’au XVe siècle les autorités de Péra firent frapper des sequins à l’imitation des sequins de Venise, cf. G. Schlumberger, Numismatique, op. cit., pp. 453-454 et H. E. Ives, The Venetian gold> op. cit., p. 24. LES INSTITUTIONS DES COMrTOIRS GÉNOIS D ORIENT 363 • Donato di Chiavari 31, et y rendre la justice selon les statuts de Gênes. Une grande variété d’affaires lui incombe: il accueille les plaintes des créanciers contre leurs débiteurs, d’un patron de navire contre un marin qui a rompu ses engagements. Il désigne un curateur pour s’occuper des biens d’un mineur et confirme la désignation des fidéicommissaires d’un défunt, chargés de recueillir 1 héritage et d’en dresser l’inventaire. 11 lui appartient de recevoir les biens des morts intestats, de les faire mettre en vente et d’en adresser le produit aux héritiers, soit par lettre de change, soit en marchandises négociables confiées à un marchand et embarquées sur le premier navire en partance pour l’Occident: c’est ainsi qu’en 1281, le podestat Giacomo Squarcia-fico reçoit le biens de Giacomino de Mari, afin de les faire parvenir au frère du défunt3:. Le podestat entérine l’affranchissement d’un mineur. 11 veille à l’application des statuts des métiers et, tenant lieu d’abbé du peuple, reçoit un notaire dans le collège des notaires de Péra en présence des principaux membres de cette corporation. Surtout, la sanction du podestat est requise pour des actes importants auxquels une grosse notariale suffirait normalement à conférer une valeur juridique incontestable: procuration, quittance d’un créancier à son débiteur, vente d’une pièce de vigne. Dans toutes ces tâches, le podestat est aidé par un lieutenant ou vicaire, auquel il délègue ses attributions judiciaires; le vicaire est d’ailleurs un spécialiste « jurisperitus » ou « legumdoctor » à l’avis duquel on fait appel dans des affaires embarrassantes33. Les vicaires sont généralement choisis hors de Ligurie: ce sont sans doute des hommes de loi formés à l’université de Bologne. Les différends qui leur sont soumis sont si nombreux que les règlements d’administration, tenant compte du petit nombre de juristes installés en Orient, prévoient le recours à une procédure d’arbitrage, les parties en présence faisant choix de deux ou quatre sages qui instruiront l’affaire, donneront un avis que le podestat ou son vicaire se contenteront de ratifier34. La même procédure 31 ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 1 et passim. Le scribe des Siitd’-camenta Peire écrit que le podestat doit se rendre ad staziam sui batta soliti ad quam jura redduntur. 32 V. Promis, Statuti, op. cit., titre 276; G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 167-168. 33 ASG. Peire Sindicamenta 1402, reg. n° 1, ff. 26v-28v. Le rôle judiciaire du podestat et de son vicaire est mis en évidence par les actes du notaire Donato di Chiavari, scribe de la cour de Péra en 1389-1390. Le vicaire a la garde du sceau de Péra et reçoit une indemnité de 50 hyperpères pour ce motif (ASG. Peire Massaria 1390, f. 142 r). 34 V. Promis, Statuti, op. cit., titre 255. 364 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT est utilisée à partir de 1317 pour régler les différends opposant des Génois à des Grecs; l’avis des sages, d’origine grecque, peut toutefois être récusé par le podestat qui porte alors l’affaire devant le basileus 35. Enfin, il appartient au podestat de diriger la politique générale du comptoir; cela signifie d’abord assurer la bonne exécution des traités passés avec les autorités impériales. Le podestat doit présenter au basileus les réclamations de ses administrés, mais recevoir également les plaintes des fonctionnaires byzantins; les règlements de 1308 et 1317 sont une réponse directe aux récriminations impériales en matière de fraude douanière, de justice et d empiètements des Génois sur les terres d’empire. Les questions à trancher sont en cette matière si importantes que le podestat se contente souvent de transmettre les dossiers au gouvernement génois; après examen, la Commune envoie alors des plénipotentiaires à Byzance, munis d’instructions détaillées: on retiendra par exemple la mission d’Oberto Gattilusio et de Raffo Erminio envoyés en Romanie en mai 1351 36. Mais en certaines occasions importantes, le podestat peut faire preuve d’initiative: il sert d’intermédiaire en 1390 entre Jean VII, temporairement maître de Constantinople, et Manuel, fils de l’empereur légitime Jean V 37; il traite avec Juanco prince de Bulgarie, envoie des ambassadeurs auprès des Ottomans et de Timour, conclut un traité avec Bajazet Non content d’être le chef de la communauté de Péra, le podestat se comporte comme un vice-doge, traitant d’égal à égal avec les principales puissances d’Orient. Un pouvoir aussi considérable risquait de tourner la tête des fonctionnaires les plus intègres. Comment ne pas confondre ses intérêts propres et ceux de la Commune ou plutôt ne pas faire passer ceux-là avant ceux-ci? Les ordonnances promulguées par Rosso Doria en 1304 avaient pris soin d’interdire au podestat d’établir un devetum sur la navigation, qui puisse avantager ses propres affaires ou celles de sa famille39. Alors qu’à la fin du XIIIe siècle le podestat était un marchand comme un autre, possédant un navire qu’il frète 31 L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 122-123. 3n L. T. Belgrano, Cinque documenti, op. cit., pp. 241-251, et G. Bertolotto, Nuova serie, op. cit., pp. 550-559; G. I. Bratianu, Recherches sur le commerce, op. cit., p. 99, cite les missions extraordinaires envoyées par Gênes entre 1270 et 1300. •'7 ASG. Peire Massaria 1390 bis, f. 30 v: le scribe de la Massaria précise que le podestat s’est déplacé « pour mettre d’accord les deux empereurs »! 3S L. T. Belgrano, Prima serie, op. cit., pp. 145-146; ASG. Peire Massaria 1402, ff. 74 v, 107 r, 71 v; Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 10; cf. supra, pp. 96-98. 39 V. Promis, Statuti, op. cit., titre 262. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 365 à des concitoyens v>) on en vint rapidement à interdire à ses successeurs du XIVe siècle de se livrer à des opérations commerciales, de prendre à ferme la perception des gabelles et de nouer des relations d’affaires avec les autorités étrangères auprès desquelles ils représentent la Commune. Toutes ces interdictions furent allègrement tournées, et les dépositions enregistrées par le scribe des enquêteurs envoyé à Péra en 1402 41 montrent à quels abus de pouvoir et à quelles malversations pouvait se livrer un podestat, d’autant plus impunément qu’il était jugé à sa sortie de charge par un successeur dont on savait bien qu’il ne serait pas non plus irréprochable. L’enquête est ouverte le 28 octobre 1402. Pendant dix jours, le crieur de la cour, Antonio di S. Luca, parcourt les lieux publics de Péra et invite tous les habitants, Génois, Vénitiens, Catalans, Grecs, Turcs, Tatars, Juifs, ou ressortissants d’autres nations, ayant à se plaindre de l’ancien podestat Lo-disio Bavoso et de ses acolytes, à comparaître devant les enquêteurs. Ne se présenteront en fait que des Génois, ce qui prouve que les autres ethnies se désintéressaient de la chose publique, ou se faisaient peu d illusions sur les redresseurs de torts envoyés par Boucicault. Que reproche-t-on à Lodisio Bavoso et, l’année suivante, à ses deux successeurs, Bartolomeo Rosso et Gia-notto Lomellino? Les chefs d’accusation, résumés par le scribe des enquêteurs, ont un contenu encore bien vague. Lodisio Bavoso n’a pas rendu bonne justice, infligeant des amendes à des innocents — les amendes sont après les gabelles une des principales recettes de la colonie — absolvant des coupables, emprisonnant plusieurs personnes au mépris des lois, négligeant de se rendre à son banc aux jours prescrits ou n’écoutant pas ceux qui venaient se plaindre à lui, faisant enfin soumettre à la torture ou aux fourches plusieurs personnes, en l’absence de juges et de notaires. Alors qu il perçoit à la fin du siècle un salaire annuel de 5075 hyperpères42, par économie, il n’entretient pas une suite suffisante: chevaux, damoiseaux, trompettes. Il a fait mal garder de jour et de nuit Péra et ses faubourgs. Il a reçu des cadeaux et des pots de vin en particulier de l’empereur Calojane (Jean VII, qui administrait 1 empire pendant le voyage de Manuel II en Occident) et a participe au commerce des grains et à l’achat des gabelles de la Commune4'. 40 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 141-142. 41 ASG. Peire Sindicamenta 1402. Ces deux beaux registres contenant les enquêtes de la commission envoyée en Orient par Boucicault montrent les fonctionnaires de Péra dans leur activité quotidienne. 42 ASG. Peire Massaria 1391, f- 170. 43 ASG. Peire Sindicamenta, reg. n° 1, ff. 69r-70r. 366 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT Les dépositions des témoins sont plus détaillées et plus accablantes. An-dnolo Mairana, bourgeois de Péra, se plaint d’avoir été lésé de 11.672 hyperpères, que le podestat l’a contraint à payer dans une affaire d’héritage où il ne prétend point être héritier, les créanciers du défunt ayant corrompu l’expert juridique requis par Lodisio Bavoso. Benedetto Demerode a été banni de P<-ra au cours d un voyage en Occident, alors qu’il avait laissé une caution pour paver ses impôts. Le gardien de la tour de Trapea (Tarabya sur le Bos-P ore. ) na pas reçu tous ses gages. Le podestat utilisait des prête-noms pour s adonner au commerce et a protégé un serviteur des trésoriers de Péra, accusi, d av oir volé des pièces de drap. Il a extorqué 50 hyperpères à Micco ò di Benvenuto, 43 hyperpères 16 carats à Germano di Bartolomeo, 250 yperpères au banquier Pietro di Groto, et n’a point réglé à Pietro Natono le prix de sa traversée de Tropea de Calabre à Péra. Ses successeurs, Bar-^o omeo Rosso et Gianotto Lomellino, se sont distingués tout autant P eurs malversations; ils ont confié à des membres de leur famille la per-ception d^ diverses gabelles, acheté des parts de plusieurs navires, retenu a so e de leurs chevaliers, livré à des Galiciens un esclave échappé aux urcs et qui cherchait à rejoindre son maître à Péra, obligé des patrons de ^ rj” ** transporter des marchandises ou des personnages officiels sans pa-nolis. Il ont usé de violence pour contraindre des débiteurs à des o o ^rsements supérieurs au montant de leur dette, et un témoin, au lan-oe p us imagé que les autres, justifie ironiquement la toute puissance du po estât, « quia nemo sentenciaret contra Caesarem ». Lodisio Bavoso, ab-par son successeur, est condamné par les enquêteurs à payer 395 hyper-j, carats à ses victimes; encore s’agit-il davantage de restitutions que es. Bartolomeo Rosso et Gianotto Lomellino sont contraints à rever-^1430 hvperpères 5 carats, à titre d’amendes et de gages indûment perçu Quant au vicaire, Lodisio di Montegualdono di Tortona, qui a assisté s podestats, il est absout de toute accusation, les cinquante et un témoins oqués pour déposer à son sujet n’ayant eu rien à dire sur son compor- t. C est là une exception, car les autres auxiliaires du podestat ne sont pas a l’abri de tout reproche. ’ C°UrS siècle, le nombre de ces fonctionanires subalternes t aucoup élevé. En 1281, les actes notariés de Gabriele di Predono men-K 1 en^- ^L|3tre êre^ers> quelques sergents, comme Giacomo de Lucques, Ru-\ aldetario et Antonio di Capriata, un interprète, Giacomo di S. 44 Ibidem, reg. n° 2, ff. 73r-75r. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 367 Siro, un damoiseau, Giacomo di Spigno, et un notaire tenant le registre officiel de la cour de Péra45. Ce personnage appartient obligatoirement au collège des notaires de Gênes46. Il achète sa charge aux autorités de la Commune, charge qui peut être divisée entre deux titulaires: c’est ainsi qu’en 1302, les notaires Alberto et Tedisio Falacca ont payé 250 livres la scribania de Péra, qu’ils occuperont pendant quatre ans, à moins qu’ils ne la revendent à un de leurs collègues47. Sur le registre de la cour de Péra, les scribes portent les revenus et les dépenses du podestat et des trésoriers, les condamnations et les bannissements, l’inventaire des biens des défunts, et toute ordonnance prise par le représentant de la Commune. Ils touchent un pourcentage sur les ventes aux enchères, et peuvent avoir une clientèle privée pour laquelle ils rédigent, selon un tarif réglementaire et révisable tous les ans, les divers types d’actes habituellement instrumentés par un notaire: contrats commerciaux, testaments, procurations, contrats de vente de toute nature48. A leur sortie de charge, ils sont eux aussi soumis à une enquête, et les sindicatores, envoyés par Boucicault, relèvent contre eux plusieurs négligences et malversations: Giovanni di Lazarino et Niccolò Savina n’ont pas assisté la cour ni exercé leur office lors des sessions du tribunal. Ils ont reçu des dessous de table de certains plaignants et ont extorqué de l’argent à plusieurs personnes, pour leurs écritures: Giovanni Centurione, Pietro Natono, Lodisio de Draperiis ont dû verser 100 hyperpères pour la rédaction de contrats, par lesquels ils frétaient leurs nefs à la Commune de Péra. Les deux notaires sont condamnés chacun à 50 hyperpères d’amende et à restituer la même somme à Lodisio de Draperiis49. C’est peut-être pour éviter de tels abus qu’en 1402 45 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., pp. 78, 80, 84, 88, 99, 121, 134, 150, 151-152. 46 A la fin du XIVe siècle, un collège de notaires se formera à Péra même; il faut y être admis par le podestat et le recteur du dit collège pour pouvoir exercer à Péra \’ars notarie-, cf. ASG. Not. Donato di Chiavari 1389, doc. n° 64 et 71. A Gênes également la nomination d’un notaire est une prérogative du podestat à partir de la fin du XIIIe siëcle: cf. G. Costamagna, Il notaio a GenoDa tra prestigio e potere, Rome, 1970, p. 24. 47 ASG. Not. cart. n° 98, f. 194 r. En 1380, un acte de chancellerie mentionne trois charges de scribe du podestat de Péra (Arch. Segreto n° 496, f. 10 v); les actes de la pratique et les comptes de la Massaria n’en citent jamais que deux. 48 V. Promis, Statuti, op. cit., titres 273 et 274. Ainsi dans le minutier de Donato di Chiavari, scribe à la cour du podestat en 1389-1390, se mêlent les actes publics et les actes privés. 49 ASG. Peire Sindicamenta, reg. n° 1, ff. 84r, 87v, et 152v-154r. 368 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT Lavagnino di Murta reçoit une gratification de 150 hyperpères pour ses écritures 50. Au début du XVe siècle, malgré l’importance grandissante de leur tâche, les notaires de la cour du podestat ne sont toujours que deux. Il est vrai qu ils se trouvent en partie suppléés par d’autres scribes, exerçant des fonctions particulières, l’un au service de la Massaria, l’autre auprès de 1 'Officium Victualium. D’autre part, le nombre des fonctionnaires subalternes s’est beaucoup accru; il y a désormais un effectif de dix-huit sergents, à la tête desquels se trouve vraisemblablement le personnage qui porte le titre de caste-lanus; deux interprètes, dont l’un est d’origine grecque, se maintiennent en fonction pendant de longues années; deux gardes, six huissiers, quand par souci d’économie Bartolomeo Rosso n’en appointe pas quatre, trois trompettes et un tambour, un crieur public composent la suite du podestat. Il faut y ajouter deux chevaliers, chargés d’assurer la garde de Péra et des faubourgs, et de faire appliquer les condamnations prononcées par le podestat: peines d’emprisonnement ou peines corporelles. La surveillance des prisons est de leur ressort: aussi en 1403 des plaignants viennent déposer contre eux, en alléguant qu’ils ont laissé fuir des esclaves détenus51. Enfin l’on n’aurait garde d’oublier qu’une demi-douzaine de professionnels et d’artisans émargent au budget de la Commune: deux médecins, qui touchent 100 hyperpères par an, un maître en grammaire, chargé de l’enseignement à Péra, un sabar-barius, responsable de l’arsenal, un fabricant de rames et un autre de cuirasses. Au total, une quarantaine de fonctionnaires civils et militaires entourent le podestat, sans compter les trésoriers et leur suite sur lesquels nous aurons 1 occasion de revenir, et la demi-douzaine de commissions spécialisées qui, nous le verrons, jouent un rôle essentiel dans la vie du comptoir. b/ Le consul de Caffa et ses auxiliaires. Ce qui vient d être dit du podestat de Péra et de ses subordonnés pourrait s appliquer au consul de Caffa et à ses auxiliaires. Cest en 1281 que l’on rencontre, dans les actes notariés de Péra, la première mention attestant l’existence d’un consulat des Génois à Caffa52. Le titulaire du poste est alors subordonné au podestat de Péra, auquel il doit 50 ASG. Peire Massaria 1402, f. 242 v. 51 ASG. Peire Sindicamenta, reg. n° 2, ff. 55 r - 58 v. 52 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 79. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 369 en référer, comme d’ailleurs ses collègues des autres comptoirs génois; il ne se dégage de cette tutelle qu’en 1300 53. Les minutes du notaire Lamberto di Sambuceto éclairent davantage les liens d’affaires du consul de Caffa, que son rôle administratif. Dans l’exercice de ses fonctions, on voit Oliverio Doria décider la mise aux enchères de la taride « San Giorgio », qui est acquise par Manuele Marciano; il faut ensuite un acte notarié pour régulariser l’achat54. En cas de conflit ou de menace grave, il appartient au consul de décréter la rupture des relations économiques avec une région réputée dangereuse: c’est le devetum que mentionne un contrat de nolisement, prévoyant que le « San Salvatore » se rendra à Constantinople nisi justo impedimento deveti remanserit Oliverio Doria et son frère Paolino, ancien consul à Trébizonde, et consul à Caffa en 1289 56, sont mêlés à diverses entreprises commerciales. Oliverio, en mars 1290', vend des tissus, en confie en commande ainsi que des caroubes et du vin, per l’intermédiaire d’Amarico de Gibelet57. Quant à son frère, il cède à Simone Balbo de l’alun qu’il fait venir de Trébizonde et vend des toiles à Bonifacio dell’Orto et à Giacomo di Cario, pour la somme considérable de 70.000 aspres58. Un texte curieux nous montre Paolino Doria recevoir en gage la perception du commerchium de Caffa, en échange d’un lot de toiles59 : l’ancien consul contrôle ainsi les recettes locales sous la surveillance du nouveau, son frère, qui plus est! Le consul n’est encore qu’un marchand comme beaucoup d’autres; engagé dans un vaste réseau d’affaires, il passe plus de temps aux opérations commerciales qu’à des tâches administratives, encore réduites, en raison de l’essor tout récent de la colonie criméenne. Une véritable administration n’apparaît qu’au moment où 1 'Officium Gazane prend en main la reconstruction de Caffa. Les règles qu’il définit en 1316 reprennent les ordonnances promulguées par Gavino Tartaro et Rosso Doria, tout en les complétant sur certains points60. Comme son homologue de Péra, le consul de Caffa est désigné pour un an par le gouvernement de la Commune, et il lui est normalement interdit de 53 V. Promis, Statuti, op. cit., titre 248. 54 Cf. notre livre Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 668. 55 Ibidem, doc. n° 740. 56 Ibidem, doc. n° 850 et G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 274; Annali genovesi, op. cit., t. V, p. 95. 57 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 399 et 400. 58 Ibidem, doc. n° 763, 810 et 823. 59 Ibidem, doc. n° 810. 60 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 386, 409. 24 370 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS ü’ORIENT lester en fonction au-delà du terme de son mandat, mais il n’est pas rare à la fin du XIVe siècle de voir le consul exercer sa charge pendant plus de douze mois, jusqu’à l’arrivée de son successeur. Si en 1381 et 1382, Giannino del Bosco et Gianisio de Mari quittent leur fonction à la fin du douzième mois, Giovanni de Innocentibus, consul depuis le 23 juillet 1386, cède sa place le 19 août 1387, et reçoit un complément de gages correspondant aux vingt-sept jours supplémentaires. D’autres décalages se produisirent entre 1374 et 1381: Giuliano di Castro, parti de Gênes le 25 juillet, c’est-à-dire avec le convoi estival des galères de Romanie, a pris son poste le 11 octobre 1374; au contraire en 1381 et en 1382, l’entrée en charge du consul a lieu le 11 mars01. Le titulaire désigné doit verser, avant son départ de Gênes, une caution dont le montant est fixé à 4.000 livres, afin d’éviter que le consul ne détourne à son profit les biens des défunts intestats62. Il emmène avec lui des hommes d’armes, la garnison de Caffa devant fournir des troupes aux autres comptoirs génois a. A son arrivée à Caffa, il doit réunir un parlamen-turn, présenter ses lettres de créance, lire les ordres qu’on lui a confiés et jurer d’observer le statuts de Gênes et de rendre la justice selon le code génois. Puis il réunit le grand conseil, qui ne doit pas comprendre plus de quatre « bourgeois de Caffa », mais un nombre égal de populares et de nobles. Les vingt-quatre conseillers élisent à leur tour le petit conseil de six membres, sans que le consul intervienne dans ces élections M. Il n’est pas certain qu’à la fin du XIVe siècle les deux conseils instaurés par YOrdo de 1316 existent encore. Le grand conseil de vingt-quatre membres est sans doute tombé en désuétude; on ne le réunit plus. En effet, les décisions de dépenses, consignées sur son registre par le scribe des trésoriers, sont prises par le consul, YOfficium Monete et le conseil, ce mot étant employé au singulier 6\ Ce conseil ne peut être que celui des Six, dont un regis- 61 Ibidem, col. 392; ASG. Caffa Massaria 1374, f 334 v; Massaria 1381, ff. 402 r, 411 r; Massaria 1386, f. 456 v. 62 Impositio Officii Gazarie, op. cit., col. 387 et 403. 63 ASG. Antico Comune, Magistrorum rationalium n° 56, ff. 25 v et 36 r: en 1369, Tedisio Fieschi, consul de Caffa désigné, emmène avec lui 25 arbalétriers. La charge parait trop lourde aux bourgeois de Caffa qui demandent à la Commune en 1398 de limiter à 20 l’effectif des hommes d’armes recrutés à Gênes et envoyés à Caffa, cf. G. Rossi, Gli statuti, op. cit., p. 105. 64 Impositio Officii Gazarie, op. cit., col. 388-391. 65 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 7 r, 8 r, 9 r, 55 v, 56 r; Massaria 1386, f. 40 r. Il en est de même dans un acte rédigé par le notaire de la cour, Niccolò de Bellignano, f. 27 v; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., p. 101. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 371 tre de la Massaria nous a conservé une délibération en date du 3 juillet 1387 Les six conseillers sont tous d’origine génoise; deux d’entre eux, choisis parmi les nobiles, portent des noms bien connus dans l’histoire génoise: Usodimare et Lercari. Deux autres font partie au même moment de deux commissions, YOfficium Guerre et YOfficium Provisionis; les deux derniers ont affermé, cette année-là, la perception de plusieurs gabelles importantes; ils représentent les milieux d’affaires au sein du conseil67. La compétence de celui-ci s’étend à toutes les questions de finances et de politique générale; elle n’est limitée que par les attributions des « offices » spécialisés émanant du conseil, ou bien par celles du consul lui-même telles qu’elles ont été fixées par YOrdo de 1316. Elles ne sont guère différentes de celles qui sont assignées au podestat de Péra: gérer les finances du comptoir, rendre la justice, représenter la Commune de Gênes, et appliquer la politique décidée par la métropole. Le consul est responsable du budget de Caffa, quoiqu’il ne le tienne pas lui-même. Il décide des impôts avec son conseil, doit veiller au recouvrement des amendes que lui-même ou ses prédécesseurs ont infligées, ne peut décider des dépenses sans l’accord des conseillers, et doit transmettre aux trésoriers un ordre scellé pour que ceux-ci puissent débloquer les fonds nécessaires. Les approvisionnements, les moyens de défense, les grands travaux, le recrutement d’hommes d’armes et de marins sont, par le biais des autorisations de dépenses, de la compétence du consul. Une des plus importantes prérogatives est de rendre la justice. Comme à Péra, le vicaire le supplée généralement dans cette tâche. Ce personnage, qu’ignorait YOrdo de 1316, est fréquemment cité dans les minutiers de Niccolò Beltrame et de Niccolò de Bellignano, scribes de la cour de Caffa en 1343-1344 et en 1382. Juriste professionnel, choisi hors de Gênes, il reçoit les plaintes des gens de Caffa, assiste aux inventaires, confirme par sa présence les procurations rédigées par le notaire de la cour et les quittances accordées par des créanciers remboursés68. Au consul incombe de sanctionner l’émancipation d’enfants devenus majeurs, de nommer les curateurs des biens des 66 ASG. Caffa Massaria 1386, f. 657 r. 67 En 1398 les envoyés de la Communauté de Cafïa auprès du gouverneur royal français de Gênes demandent que les conseillers ne soient élus que pour six mois et que pendant la durée de leur fonction, ils ne puissent recevoir aucune autre charge, cf. G. Rossi, Gli statuti, op. cit., pp. 106-107. 68 ASG. Not. Niccolò de Bellignano 1375, ff. lOr-v, 14v-15r, 16r-v, 16v-18r, 19v-20r, 26r-27r, 113 v-115 r, 115 r-118 v, 119v-120v; cf. G. Airaldi, Studi, op. cit., pp. 58-70, 75-76, 84-89, 101. 372 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT défunts ou des débiteurs en fuite, de confirmer les accords passés devant le notaire, en particulier s’ils résultent de ventes aux enchères qu’il a lui-même ordonnées, ou d’affaires de succession qui sont de sa compétence b9. Consul et vicaire infligent des amendes, dont le montant constitue une source de revenus non négligeable pour la Commune 7Û. Ils prononcent aussi des condamnations à des peines corporelles. L’exécution des sentences est confiée au chevalier du consul, qui perçoit diverses rétributions pour cette charge, en complément d’un traitement de 24 sommi par an n. En 1398, il est fait obligation au consul d’accueillir une fois par mois les plaintes de ses administrés contre tout fonctionnaire et d’y donner suite; on peut douter de l’efficacité d’une procédure dans laquelle le consul est à la fois juge et partie72. Représentant de la Commune, le consul doit en manifester le prestige auprès des pouvoirs locaux. Les collations et repas qu’il offre sont un moyen de sa diplomatie. L’émir Mamaï, les ambassadeurs venus de la Horde, les commerciaires tatars, les seigneurs de Solgat et de Cherson ont droit à tous ses égards, et sont comblés de multiples cadeaux73. Les prévenances du consul redoublent en 1386-1387. Caffa est alors en guerre contre les Tatars de Solgat et cherche des alliances. Le consul reçoit un envoyé du khan, des ambassadeurs de Sinope, et surtout des messagers des seigneurs de Zichie, auprès desquels les Génois achètent du grain et des vivres74. En 1380-1381, c est le consul qui traite au nom de la Commune avec le seigneur de Solgat, représentant le khan des Tatars75. Enfin, grâce au rôle économique exceptionnel de Caffa, son chef a rapidement étendu sa compétence au-delà du comptoir. Alors que YOrdo de 1316 lui interdisait de s’ingérer dans les af- 69 ASG. Not. Pietro de Carpena 1371 f. 204 v; Not., Resignani Raffaele II 1344, 132 v-133 r, 181 r-182 v; Not. Oberto Maineto n° 273, ff. 225 r-226 r, 228 r-229 r, 230 v; cf. G. Balbi-S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 52-53, 61-63, 66-67, 94-95. 121-122, 128-132. /0 16.342 aspres et 11 sommi en 1374-1375 (ASG. Caffa Massaria 1374,, ff. 36 r et 212 r) et surtout 26.650 aspres et 266 sommi en 1382 (Caffa Massaria 1381, ff. 40 r et 272 v). 71 ASG. Caffa Massaria 1374, f. 7 r; Massaria 1381, f. 16 r; Massaria 1386, ff. 140 v et 518 r. '2 G. Rossi, Gli statuti, op. cit., p. 105. 73 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 6 v - 7 v, 54 v, 55 v, et N. Iorga, Notes et extraits, op. cit., pp. 32-34. 74 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 90 v, 92 v, 94 v, 95 r, 99 v, 100 r, 342 v. 73 C. Desimoni, Trattato dei Genovesi, op. cit., pp. 161-165. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 373 faires des autres établissements génois en mer Noire, dès 1343, Dondedeo de Justo porte le titre de « consul des Génois à Cafïa et dans toute la Gaza-rie » ‘b; 1 essor de Cafïa a fait en quelques décennies de son consul le premier fonctionnaire génois en mer Noire. A la fin du siècle, le relâchement des règles administratives a permis au consul de désigner les titulaires d’un grand nombre d’offices dans les autres comptoirs. Aussi en 1398, le gouverneur royal français de Gênes rappelle-t-il aux envoyés des bourgeois de Cafïa qu’il appartient à la métropole de nommer les consuls de Simisso, Cembalo, Trébizonde, Samastri, les scribes de ces établissements, ainsi que les trésoriers de Cafïa 77. Le prestige de la fonction est tel qu’au début du XVe siècle le consul de Cafïa dépasse le podestat de Péra dans la hiérarchie des stallie, ou impositions sur la richesse mobilière78. Il est alors le fonctionnaire colonial le mieux payé. Son traitement, fixé à 4.800 aspres en 1316 79, s’élève à la fin du siècle à 350 sommi, soit environ 56.000 aspres, auxquels s’ajoutent 5 à 6.000 aspres pour ses dépenses extraordinaires et divers avantages en nature, comme la fourniture gratuite du bois de chaufïage 80. Avec ces revenus, le consul, tout comme le podestat, doit entretenir une familia comprenant damoiseaux et chevaliers, serviteurs et trompettes, et il est vraisemblable que, par souci d’économie, il ne respectait pas toujours le règlement. On ne peut avoir que de rares indices sur la gestion quotidienne du consul. On sait qu’il était soumis à une enquête à sa sortie de charge81: les cinq sindicatores, envoyés par Boucicault en mai 1402, avaient pouvoir de juger Inoffio Piccami-glio, consul de Cafïa, son vicaire, ses trésoriers et les autres officiers du lieu 82; malheureusement cette partie de leurs sindicamenta ne nous est pas parvenue. Nous ne possédons qu’un très court fragment d’enquête administrative se rapportant à Niccolò Moro, vicaire du consul Aimone Grimaldi en 1374 8\ 76 ASG. Not. Oberto Maineto n° 273, f. 227 r-v; cf. G. Balbi - S. Raiteri, Notai genovesi, op. cit., pp. 56-58. 77 G. Rossi, Gli statuti, op. cit., pp. 103 et 110. 78 Cf. note 17 supra et M. Buongiorno, L’amministrazione, op. cit., pp. 319 et 325, 79 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 387. Cette somme comprend les gages de quatre serviteurs. 80 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 6v, 7 v, 329 v; Caffa Massaria 1381, ff. 63 r, 67 v, 402 r, 411 v; Massaria 1386, ff. 92 v, 98 r et 379 r. 81 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 401. 82 ASG. Peire Sindicamenta, reg. n° 1, f. 4 r. 83 ASG. Not. cart. n° 307, ff. 209 r à 218 v. 374 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT Les témoins qui se présentent devant les enquêteurs, Matteo Cattaneo et Giovarmi di Carignano, trésorier de Caffa l’année suivante, reprochent essentiellement au vicaire d’avoir contraint un plaignant, Abrano di Ceffelixio, banquier à Caffa, à lui verser 45 sommi, en lui faisant entendre que sans ces « dons gratuits », il n’aurait jamais gain de cause dans une affaire de succession. Les sindici le condamnent à payer 50 sommi à la Commune, à restituer 25 sommi au banquier Abrano, et l’excluent pendant dix ans de toute charge officielle Extorsions, abus de pouvoir, les mêmes maux caractérisent l’administration génoise à Péra et à Caffa. Le consul, qui ne semble pas avoir été impliqué en cette affaire, ne peut pas toujours contrôler l’activité de ses auxiliaires. Ces agents subalternes ne sont pas encore très nombreux à la fin du XIIIe siècle. En 1289-1290, l’effectif des fonctionnaires se compose de quelques personnes: un notaire tient le registre de la cour du consul83; deux greffiers, Andoria et Lucio, sont souvent appelés comme témoins par Lamberto di Sam-buceto qui, ayant son banc à la logia ubi regitur curia86, a ces deux employés pour voisins. De la suite du consul font encore partie l’interprète, Pietro de Milan, et plusieurs serviteurs: Marino, Massorio, Rogerio, Oglerio de Parme et Giacomo della Pieve8'. Ces « agents publics » ne dédaignent pas de s’associer parfois au mouvement des affaires: le greffier Lucio achète deux esclaves et règle plusieurs dettes, tandis que son collègue Andoria reçoit une procuration 8\ En 1316, YOfficium Gazarie définit les fonctions du notaire de la cour, à propos duquel il reprend les articles des « statuts de Péra »: le scribe doit être membre du collège des notaires de Gênes, verser à son départ une caution de 800 livres qui s’ajoute à l’achat de sa charge 89. Il est rétribué grâce à un pourcentage prélevé lors des ventes aux enchères, et par les honoraires quii perçoit pour les actes qu’il instrumente90. L 'Ordo de 1316 men- '4 Un témoin prétendit à la décharge de l’accusé que celui-ci avait perdu au jeu tout son salaire, soit 4.500 aspres par an (ASG. Caffa Massaria 1374, £. 161 v). 85 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 640. 86 G. I. Bratianu, Actes des notaires, op. cit., p. 326, régeste n° 181. 87 M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., doc. n° 588, 604, 623, 642, 733, 753, 819. 88 Ibidem, doc. n° 206, 332 et 515. 89 En 1302, Andriolo di Bartolomeo et Bernabò della Porta, deux notaires bien connus à Caffa (cf. M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, op. cit., ad indicem), ont acheté l’office de scribe et de second scribe de la cour du consul pour un prix de 90 livres (cf. ASG, Not. cart. n° 98, f. 250 r). 90 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 388, 397-399, 403. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GENOIS D’ORIENT 375 tionne encore les deux trésoriers, élus pour deux mois, deux ministri chargés de la surveillance des « arts » et des marchands 91, les fonctions de courtier et d’interprète, dont le consul ne peut nommer les titulaires que sur avis de ses conseillers 92. A la fin du XIVe siècle, le nombre des auxiliaires du consul s’est beaucoup accru. En dehors du vicaire déjà nommé, qui touche 4.500 aspres par an pour suppléer le consul dans ses fonctions judiciaires, d’un chevalier chargé de faire exécuter les sentences, la cour de Caffa comprend désormais trois scribes préposés au secrétariat du consul et de son vicaire, ou bien attachés à l’une des grandes commissions93, un cintracus remplissant les fonctions de crieur public et de capitaine de justice94, deux puis cinq interprètes 1,5, deux ministrales, quatre huissiers en 1375, puis six en 1382 et 1387, un maître de grammaire touchant 1.200 aspres par an, et un médecin percevant 18 sommi %, enfin un certain nombre d’orguxii qui constituent la suite militaire du consul97. Ils accompagnent les ambassadeurs ou bien les vixitatores Gothie, en tournée d’inspection dans les casaux annexés par Caffa 98. Leur nombre passe de six en 1375 à dix en 1382, et à dix-huit en 1387. Deux autres fonc- 91 H. Sieveking, Studio sulle finanze, op. cit., t. II, p. 75 et A. Vigna, Codice diplomatico, op. cit., ASLI, t. VII, partie II, fase. 2, pp. 624-626. Le scribe de la Massaria de Caffa utilise plutôt le terme ministrales pour les désigner, cf. ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 13 v et 36 r. 92 Imposicio Officii Gazarie, op. cit., col. 400. 93 En 1335, il n’en existe encore que deux, cf. ASG. Manoscritti V, ff. 1-8; en 1380, un acte de la chancellerie ducale en mentionne trois, cf. ASG. Arch. Segreto, n° 496, ff. ]0v-13v. Les trois titulaires sont nommés dans les registres de la Massaria de Caffa de 1381 (f. 420 r) et de 1386 (f. 454 r). 94 Sur le sens de ce mot, cf. G. Bertolotto, Cintraco, dans Giornale Ligustico, Gênes, 1896, pp. 36-40. 95 Cf. supra p. 315. Le statut de Caffa de 1449 distingue les trois interprètes des deux scribes litterarum grecarum et litterarum saracenarum (cf. A. Vigna, Codice diplomatico, op. cit., ASLI, VII, partie II, fase. 2, pp. 608-609). 96 En dehors de ces deux fonctionnaires, d’autres médecins et maîtres d’école exercent à Caffa; l’un d’eux, gramatichus grechorum, porte le nom bien évocateur de Cristo-dorus de Auramisera (ASG. Caffa Massaria 1386, f. 64). 97 ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 188 r, 189 v, 342 v; Massaria 1381, ff. 28 r, 141 v, 243 v, 273 v, 285 v, 385 v, 422 r, 464 r; Massaria 1386, ff. 506 r-511 r porte à vingt l’effectif des orguxii placés sous le commandement d’un capitaine, et devant disposer chacun d’un cheval et d’armes (ASLI, t. VII, partie II, fase. 2, p. 612). 98 C. Desimoni, Trattato dei Genovesi, op. cit., pp. 163-167; ASG. Caffa Massaria 1374, ff. 55 v, 161 v; Massaria 1381, ff. 28 r, 104 r, 115 r, 180 r; Massaria 1386, f. 142 r. 376 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS ü’ORIENT tionnaires ont un rôle militaire: le « capitaine des bourgs », nommé pour une période de six mois, et auquel incombe la surveillance des Orientaux et la police des bourgs ", et le « capitaine des murailles », chef des gardiens des murs et peut-être de tous les mercenaires recrutés pour assurer la défense de Caffa et des autres comptoirs génois en mer Noire 10°. On peut encore ajouter aux hommes d armes de la citadelle les gardes nocturnes, dont l’effectif s’élève *1 51 en 1386 au temps de la guerre contre les Tatars de Solgat, et les gardiens des bateaux et des quartiers sis hors des murs. Dans ces conditions, si Caffa a un nombre de fonctionnaires civils comparable à celui de Péra, l'effectif des militaires y est de loin supérieur. La position avancée du comptoir au sein d un monde tatar, dont l’histoire mouvementée à la fin du XIVe siècle pou\ait donner aux colons génois de sérieux motifs d’inquiétude, explique le renforcement de la garnison, utilisée en 1380 pour prévenir une attaque possible des Vénitiens, et en 1386 pour défendre le comptoir contre les gens de Solgat. En dehors de cette prédominance des « militaires », les cadres administratifs de Caffa ne se distinguent guère de leurs collègues de Péra: consul et podestat exercent les mêmes fonctions, les fonctionnaires subalternes ont à peu près le même effectif dans les deux établissements. Tout au plus peut-on noter à Caffa que le recrutement des auxiliaires est plus ouvert aux éléments orientaux. Mais dans l’ensemble, les structures administratives sont les mêmes et la praxis bureaucratique dans les deux comptoirs ne diffère guère de ce qu elle est en métropole. A Chio, le partage de l’île entre deux maîtres, la Commune de Gênes et la Mahone, introduit de notables différences. c/ L’administration de Chio. Les rapports entre le gouvernement de la Commune et le groupe solidaire des particuliers qui, à la tête de leurs galères, avaient réalisé la conquête de Chio, sont définis par le traité du 26 février 1347, jetant les bases une collaboration entre un Etat souverain et un organisme privé qui s’était substitué à 1 Etat pour en défendre les intérêts outre-mer. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire génoise que la Commune a ainsi recours à des particuliers. Déjà en 1235 les marchands spoliés par l’émir de Ceuta avaient orga- M ASG. Caffa Massaria 1381, ff. 65 r, 135 v; Massaria 1386, f. 109 v. A noter qu après 1363 le capitaine des bourgs échappe au contrôle direct du consul de Caffa: cf. M. Buongiorno, L’amministrazione, op. cit., p. 78. 100 ASG. Caffa Massaria 1386, ff. 487 r-490 v. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 377 nisé une expédition punitive, de leur propre chef, mais avec la caution de l’Etat qui avait reconnu leur association 101. Mais en 1346, il s’agit de tout autre chose: la Commune garantit à titre d’indemnité aux armateurs volontaires les droits et revenus de toutes les terres qu’ils pourraient conquérir en son nom, à moins qu’elle puisse rembourser les frais de l’expédition. Au retour de Simone Vignoso à Gênes, en novembre 1346, le gouvernement ducal devait donc régler la note, ou laisser aux patrons des galères le bénéfice de leur conquête. Il n’avait en fait pas le choix: son impécuniosité chronique l’obligeait à composer avec les armateurs. La convention du 26 février 1347 fonde donc la Mahone de Chio, association de créanciers de l’Etat auxquels sont garantis des ressources financières suffisantes, en l’occurrence les revenus de Chio et des deux Phocées, pour compenser les intérêts de leur avance. La Commune se contente de préserver ses droits théoriques, en obtenant la souveraineté et la juridiction sur les territoires conquis: merum et mixtum imperium et omnimoda jurisdictio, tandis que les Mahonais obtiennent la propriété et le droit d’exploitation, proprietas et dominium utile et directum 102. Leur créance sur l’Etat, réduite à 203.000 livres alors qu’ils avaient allégué 250.000 livres de frais, est répartie en luoghi ou parts de la dette publique, ce qui rend possible un rachat de Chio et des deux Phocées par le gouvernement génois. Les Mahonais se trouvent ainsi dans la même situation que les créanciers de la Commune, regroupés en com-pere auxquelles sont assignés des revenus d’origine publique. Ils s’en distinguent toutefois en raison du caractère politique du traité de 1347, qui lie la faction génoise des populares aux Mahonais, eux aussi considérés comme populares. Un renversement politique à Gênes rendrait la convention caduque. Ce texte, dont Ph. P. Argenti a donné une analyse et un commentaire 101 R. Di Tucci, Documenti inediti sulla spedizione e sulla mahona dei Genovesi a Ceuta, dans ASLI, t. LIX, Gênes, 193U; R. Cessi, Studi sulle Maone, op. cit., p. 8; R. S. Lopez, Studi sull’economia genovese nel Medio Evo, I, I Genovesi in Affrica occidentale, Gênes, 1936, p. 11. 102 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 43 et 48. Les expressions utilisées dans cette convention pour définir les droits respectifs de la Commune et de la Mahone sont l’exacte transposition des termes utilisés en Italie pour préciser la nature des rapports entre l’empereur germanique et les communes italiennes. L'imperium désigne l’autorité suprême, la souveraineté à l’état pur, d’où découle Yomnimoda iuris-dictio, droit de rendre la justice propre au souverain. La proprietas et le dominium utile désignent le pouvoir de commander dans la sphère de l’administration, le droit d’exercer la puissance publique et d’exploiter les terres, objet de la concession. Sur ces expressions, cf. M. David, La souveraineté et les limites du pouvoir monarchique du IXe au XVe siè- 378 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT détaillé lû3, définit également la structure et la compétence des organismes devant administrer l’île. A leur tête, un podestat désigné à la suite d’une procédure complexe: le doge et son conseil adressent chaque année une liste de vingt noms aux Mahonais, lesquels en retiennent quatre, qu’ils communiquent au gouvernement ducal; celui-ci choisit alors le podestat parmi les quatre candidats ayant la faveur des Mahonais. Au cas où ces derniers ne se satisferaient pas de la première liste, les autorités génoises devraient leur en communiquer une seconde. A son entrée en fonction aux alentours du 1er mai, ie podestat désigné doit jurer de rendre la justice en accord avec le code génois, mais aussi selon le texte des conventions passées entre la Mahone et la Commune, et du traité imposé aux Grecs de Chio par Simone Vignoso. Les pouvoirs du podestat ne diffèrent guère de ceux que détiennent ses collègues de Péra et de Caffa. En matière de justice, on le voit sommer un débiteur de régler sa dette, attribuer à un créancier les biens d’un débiteur défaillant, sanctionner 1 émancipation d’un mineur, ratifier des sentences d’arbitrage énoncées par deux sages 104. Certains titulaires du poste ne mirent pas un grand zèle à exercer leurs attributions: une ordonnance des Mahonais de novembre 1402 fait obligation au podestat de réprimer les crimes, et de faire deux fois par an une chevauchée à travers l’île pour entendre les plaintes des habitants et punir les fonctionnaires coupables. Puis le podestat doit partager avec les gouverneurs de la Mahone le droit d’enquêter sur la gestion de ses subalternes 1 \ Parmi ceux-ci, le vicaire occupe un rang notable; le podestat lui dclègue les actes de moindre importance: la sanction des procurations, des reçus et des actes de vente, ainsi que le jugement des différends mineurs 106. Les questions commerciales et douanières le retiennent davantage: les marchands déposent leurs plaintes auprès de lui; des créanciers non satisfaits lui demandent son autorisation pour protester une lettre de change impayée; il accorde ou refuse l’exemption de Vangarla et du commerchium, il fait arrêter cle, Paris, 1954, pp. 21-45. A noter que la convention de 1347 ignore les droits anciens du basileus qui ne reconnaît qu’en 1355 la possession de Chio à la Mahone, contre versement d un tribut annuel en signe de reconnaissance formelle de la souveraineté byzantine (Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 173-176). 103 Ibidem, t. I, p. 107-116. irM ASG. Not. Giovanni Balbi, acte du 15 octobre 1408, doc. n° 389; Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 154; Not. Antonio Fellone III, ff. 142 v, 146 v, 193 r. 105 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 182 et 189. 106 ASG. Not. Antonio Fellone III, ff. 114v et 143 v; Not. Giovanni Balbi n° 355, 391, 411 et 512; Not. Gregorio Panissaro n° 142, 146. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 379 un navire en partance, qui enfreignait le devetum; il affrète d’autres bâtiments pour assurer le ravitaillement de l’île, et visite une nef pour en vérifier l’armement 107. Ses compétences financières sont plus réduites: les impôts et revenus de l’île vont aux trésoriers, qui représentent les intérêts de la Mahone, et que le podestat doit aider dans leur tâche de percepteurs. La Commune lui délégué le pouvoir de battre monnaie, à condition que ses émissions soient faites selon les types en usage dans la métropole; à Chio, tenue en possession directe malgré l’intermédiaire des Mahonais, cet attribut de la souveraineté est légitime, alors que la Commune ne pouvait en aucun cas accorder le même privilège à ses représentants établis à Péra et à Caffa sous la souveraineté formelle d’une tierce puissance. En matière de dépenses publiques, le podestat a peu de pouvoirs: la décision appartient en fait aux six conseillers choisis par et parmi les Mahonais, auxquels incombe la défense de l’île, jusqu’à concurrence de leurs propres ressources. La composition de ce conseil n’est pas fixe: dans les actes de la pratique, l’effectif de ses membres peut passer de six à dix personnes, parmi lesquelles se trouvent toujours les deux trésoriers ou gouverneurs de la Mahone 10!i. Le conseil est à l’origine et reste l’organe de gouvernement de la Mahone: la tentative des bourgeois de Chio d’y faire entrer quatre des leurs n’eut de succès qu’autant que se maintint à Gênes Boucicault, qui l’avait approuvée; les Mahonais obtinrent auprès de son successeur l’annulation de cette mesure 109. Enfin, en matière diplomatique, l’initiative appartient au conseil, non au podestat: c’est aux Mahonais que Jean V Paléologue confirme par deux fois la possession de Chio; c’est un délégué de la Mahone qui en 1394 est allé négocier avec le capitaine de Smyrne no. La Commune sait d’ailleurs mettre en avant les droits de la Mahone, pour repousser en 1349 les prétentions byzantines, et maintenir au XVP siècle la présence génoise dans la mer Egée entièrement passée au pouvoir des Turcs m. Elle doit donc tenir compte de la situation particulière de Chio parmi toutes les colonies génoises: si le po- 107 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 198, 343, 349, 361, 383, 387 et 401, actes des 19 juin et 31 août 1413; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 81, 112 et 121; Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 240; Not. Antonio Fellone III, f. 123 r. 108 ASG. Not. Donato di Chiavari, acte du 1er sept. 1394; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 51, 104 et 121; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 514. 109 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 208-212. 110 ASG. Not. Donato di Chiavari 1394, acte du 1er septembre 1394. 1,1 G. Pistarino, Chio dei Genovesi, op. cit., pp. 32-33 et 65-66. 380 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT destat est le représentant de la Commune, dans l’île, il est soustrait à l’autorité du podestat de Péra, qui n’a aucun droit de regard ni de juridiction sur les territoires conquis par la Mahone m. Celle-ci ne supporte aucune autre restriction à ses droits de propriété et d’exploitation que celle que prévoient les conventions passées avec la Commune. Selon l’accord du 27 février 1347, la désignation du châtelain de Chio appartenait aussi au gouvernement ducal; elle s’effectuait selon la même procédure que la nomination du podestat. Second personnage dans la hiérarchie des fonctionnaires de l’île, le châtelain était envoyé par la Commune pour garder la forteresse de Chio, sur laquelle la métropole avait maintenu tous ses droits. Un acte du notaire Gregorio Panissaro nous fait assister à la passation de pouvoir entre Battista Adorno, châtelain jusqu’en novembre 1404, et Merualdo Maruffo, porteur d’une lettre de nomination du gouverneur royal de Gênes, Boucicault. L’ancien titulaire remet au nouveau le château, ses clefs et toutes ses armes, en présence du podestat et de plusieurs Mahonais I13. Le châtelain, assisté d’un connétable, gardant la porte de la forteresse, et d’un maréchal "4, commandait une garnison dont la solde, prélevée sur les revenus de l’île, était normalement versée par les trésoriers de la Mahone; en 1404, pourtant, Battista Adorno dut avancer 1.000 livres à ses hommes qui, non rétribués, menaçaient de déserter ,15. Le châtelain n’était pourtant pas à l’abri de tout reproche: en 1402 et 1403, les Mahonais lui interdisent de faire des profits illicites en vendant des provisions aux soldats, et d’introduire dans la forteresse de Chio d’autres personnes que les hommes d’armes préposés à la défense de l’île 116. Enfin la Commune désignait parmi les notaires de Gênes le scribe de la cour, chargé de tenir le « cartulaire » de la chancellerie, sur lequel il enregistrait à la fois des actes publics et des contrats rédigés à la demande de particuliers En 1408, Niccolò de Bellig nano, titulaire du poste, était assisté d’un 112 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 54. 113 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 120. 1,4 ASG. Not. Antonio Fellone III, ff. 146 v, 152 v, 138 r; Not. Donato di Chiavari 1394, doc. n° 226. 111 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 207, ordonnance du 31 mars 1382 portant la solde de 3 1. 15 s. à 4 livres par mois. Sur les menaces de sédition de la garnison en 1404, cf. ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc n° 66. 116 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 181 et 201. 117 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 115. En 1382, le scribe est choisi par le doge sur la liste des quatre citoyens retenus par la Mahone: cf. Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, p. 386. LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 381 second scribe, Niccolò di Moneglia U8. Ces notaires faisaient partie de la suite du podestat qui comprenait encore, comme dans les autres colonies génoises, un chevalier, quatre damoiseaux, un interprète U9, un cuisinier, trois écuyers, deux trompettes et un tambour. D’autres auxiliaires, non cités dans les conventions passées entre la Mahone et la Commune, apparaissent dans les actes de la pratique: un crieur public, Giovanni di Casale, en poste de 1404 à 1408, deux huissiers, un messager de la cour, et quelques serviteurs 120. L’entretien de toute cette suite incombait au podestat, dont le salaire passa de 1250 hyperpères en 1347 à 1.000 livres en 1382 m. Ces fonctionnaires subalternes devaient, comme leur chef, rendre compte de leur gestion à leur sortie de charge. Les sindicatores étaient élus par le podestat122, et leurs procédés d’investigation pouvaient aller jusqu’à l’emploi de la torture. En 1408, quoique le vicaire leur ait rappelé qu’une clause des statuts de Gênes interdit la torture, les quatre sindicatores obtiennent du podestat qu’il mette à leur disposition son chevalier et des sergents, afin d’interroger une personne qui sait quelles exactions a commises un auxiliaire de l’ancien podestatl23. Les plaintes adressées contre des fonctionnaires pouvaient être renvoyées auprès du doge, jusqu’à ce qu’un décret du marquis de Mont-ferrat interdise à tout fonctionnaire, soumis à une enquête, d’en appeler auprès du gouvernement génois, ce qui retardait la bonne marche de la justice 124. Aucun extrait des sindicamenta de Chio ne nous étant parvenu, il est difficile de se rendre compte des abus dont se rendaient coupables les fonctionnaires, autrement que par les quelques mesures, déjà évoquées, que prirent les Mahonais pour réformer l’administration de l’île. En dehors du podestat, du châtelain et de leurs suites, la désignation des autres fonctionnaires appartenait à la Mahone, qui avait sa propre administration interne. L’organe le plus représentatif était l’assemblée des participants, c’est-à-dire des appaltatores, qui, après avoir pris à ferme à partir de 1350 les revenus de l’île, s’étaient peu à peu substitués aux vingt-neuf ar- 118 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 444. 119 En 1408, la cour de Chio utilise les services de deux interprètes, Giovanni Tondo et Antonio de Opiciis: cf. ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 360. 120 ASG. Not. Antonio Fellone III, ff. 111 v, 113 r, 118 v; Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 58, 100, 101, 112, 148; Not. Giovanni Balbi, doc. n° 360 et 361. 121 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. II, pp. 47 et 207. 122 ASG. Not. Giovanni Balbi, doc. n° 514. 123 Ibidem, doc. n° 515. 124 Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, p. 415. 382 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT mateurs de 1346, et avaient racheté à la Commune en 1373 le droit d’exploiter les revenus de Chio 12j. Selon les termes de la convention du 21 novembre 1373, la nouvelle Mahone, ainsi formée, ne pouvait avoir plus de treize membres, quel que soit le nombre réel des participants; très vite en effet, les successions et les ventes avaient provoqué la division des parts originelles en carats, changeant de main rapidement. Dans ces conditions, la Mahone risquait d’être ingouvernable; aussi, réunis à Gênes en février 1391, les Mahonais décidèrent-ils que leur association était divisée en treize parts, ayant chacune une voix. Les décisions prises à la majorité de neuf voix seraient applicables par tous les Mahonais 12à. Les différents possesseurs de carats, formant l’une des treize parts originelles, devaient donc mandater l’un d entre eux à l’assemblée qui se tenait soit à Chio, dans le palais des Giusti-mani, soit à Gênes, dans la loge qu’occupait la Mahone; c’est au cours de trois réunions de ce type que furent prises en 1402 et 1403 les ordonnances réformant l’administration de l’île. L assemblée des participants décide également de l’attribution des postes, dont les titulaires sont désignés par la Mahone. Chaque « duodenarius », ou possesseur d’une part principale, reçoit par tirage au sort deux des principales fonctions qui forment l’administration de l’île; il peut ensuite les revendre à son gré. Les offices ansi offerts sont répartis en treize groupes de deux, attribués pour une période de six ans: ainsi chaque « duodenarius » est-il assuré, au cours d’un cycle de treize années, de détenir chaque office pendant un an. Il n’est naturellement pas question que le bénéficiaire exerce lui-même les deux fonctions qui lui sont attribuées chaque année; il se contente d en percevoir les revenus, c’est-à-dire la solde versée par les trésoriers de la Mahone, ou les droits perçus sur les administrés. Il désigne pour le remplacer des gens de confiance qu’il rétribue, ou bien vend les offices à un tiers. Afin de limiter les abus, la Mahone interdit cette dernière pratique à ses membres en 1403, sans grand succès d’ailleurs, puisqu’un document fort intéressant de mai 1404 nous montre Gabriele Recanelli, possesseur de trois carats, aliéner en faveur de Tommaso Paterio, tous les revenus, fonctions et bénéfices liés à son « duodenum »127. L’acte notarié nous donne la liste des postes que '-3 L’exposé de Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 128-146, nous dispense d’expliquer en détail les origines et la formation de la Nouvelle Mahone. 126 Ibidem, t. II, pp. 203-206. 127 ASG. Not. Gregorio Panissaro, doc. n° 87. Le mot duodenum désigne l’une des douze parts du capital de la Nouvelle Mahone, formée à la suite de l’accord du 28 septembre 1362 (Ph. P. Argenti, The occupation of Chios, op. cit., t. I, pp. 140-141). Le 21 LES INSTITUTIONS DES COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT 383 Gabriele Recanelli avait reçus par tirage au sort pour une période de six ans: — en 1405: sous-scribe de la chancellerie et scribe de Y angaria, pour une valeur de 219 florins de Chio; — en 1406: châtelain de Vrontadhos (Lecovere) et connétable de la porte, pour une valeur de 529 florins de Chio; — en 1407: capitaine de Volissos, châtelain de Volissos, pour une valeur de 869 florins de Chio; — en 1408: châtelain de Lithi, staiaria du port, pour une valeur de 209 florins de Chio; — en 1409: capitaine des bourgs, châtelain de Melanios (Melaneti), pour une valeur de 829 florins de Chio; — en 1410: châtelain de Pyrghi (Pigri), châtelain de Viki, pour une va- leur de 329 florins de Chio; soit au total 2984 florins, en échange desquels Gabriele reçoit 1.000 florins de Chio et des luoghi des compere de Gênes, pour une valeur de 2.500 livres. Ainsi, en dehors des quelques postes que pourvoit la Commune, toute l’administration de Chio est aux mains des Mahonais. L’île est divisée en douze districts administratifs, dont la répartition ne tient guère compte de la division géographique de l’île en deux régions: l’Apanomorea au nord comprend huit districts, la Catamorea au sud seulement quatre. Les châtelains nommés à la tête de ces circonscriptions exercent des tâches de police et de défense contre les pirates, tout en arbitrant les disputes des paysans; ceux-ci peuvent bien entendu faire appel de leurs sentences auprès du podestat. Alors que la convention du 23 février 1347 avait donné pouvoir au podestat et à son conseil de désigner les rectores de l’île, il semble bien qu’à partir de 1364, lorsque les Mahonais décident de se répartir les principaux offices, le podestat doive se contenter de recevoir le serment des titulaires ainsi choisis. Un grand nombre d’autres postes était également pourvu par la Mahone, postes civils comme ceux des fonctionnaires du mastic, qui organisent la production et la récolte de la précieuse résine, ou du capitaine des bourgs chargé sans doute, comme son homologue de Cafïa, de la surveillance des Orientaux, ou bien novembre 1373, la Commune de Gênes rachète l’île grâce à un prêt des participants dont la créance se trouve consolidée dans la dette publique génoise. Elle en rétrocède l’exploitation à treize appaltatores, détenant chacun une part de la Mahone. On continue néanmoins à utiliser le mot duodenum pour désigner cette part et duodenarius pour qualifier celui qui la détient. 384 LES TROIS GRANDS COMPTOIRS GÉNOIS D’ORIENT postes militaires, tels ceux de la galère de la Mahone ou ceux des archers, gardiens et hommes d’armes de la forteresse 12S. La Mahone tient donc le gouvernement local de l’île et en assure la défense. Mais elle joue aussi un rôle déterminant auprès du podestat. Nous avons déjà évoqué le rôle du conseil, composé de six membres, selon le texte du traite de 1347, puis d’un effectif pouvant s’élever jusqu’à une dizaine de conseillers. Cet organisme assiste le podestat dans toutes les affaires importantes: contrats de nolisement pour pourvoir au ravitaillement de l’île, nomination de sindicatores, audition d’un ambassadeur de la Mahone, par exemple . A ce conseil participent deux fonctionnaires de la Mahone, qualifiés de « gouverneurs de Chio » et choisis parmi les principaux Mahonais. Tout en leur reconnaissant un rôle éminent, surtout dans le domaine financier, Ph. P. Argenti a cru bon de les distinguer des trésoriers ou massarïi, également élus par les participants et qui auraient la responsabilité de gérer les finances de la Mahone, d en recueillir les revenus et de payer les traitements des fonctionnaires . Or, en 1379, ce sont les deux gouverneurs qui établissent la liste des titulaires d offices à rétribuer et qui, selon Argenti, veillent à l’administration de la Mahone bl. En fait, la distinction n’a aucune raison d’être: dans un document de 1408, Ottobuono et Battista Giustiniani sont désignés comme^« trésoriers et gouverneurs de la Mahone de Chio » pour l’année en cours . Ces deux personnages, choisis pour un an par les participants, sont donc les grands argentiers de l’île. Leur rôle est tout à fait comparable à celui de leurs collègues, les trésoriers de Péra et de Caffa. Ain